Derrière l’austérité budgétaire une nouvelle agression contre le salariat, par Alain Bihr, économiste

mardi 18 octobre 2011.
 

Depuis ce printemps, la quasi-totalité des gouvernements des Etats centraux ont inscrit parmi les priorités de leur agenda la réduction de leur dette publique, en engageant en conséquence des politiques de restriction budgétaire plus ou moins drastiques. En comprendre les raisons et les enjeux, notamment comment ces politiques n’inscrivent dans la dynamique de la crise financière de 2007-2008 et, plus largement, de la crise structurelle du capitalisme qui débuté dans les années 1970 constitue le premier objet de cet article. Mais celui-ci se propose aussi d’expliquer pourquoi cette nouvelle phase de la crise revêt une importance particulière pour les salariés.

Quelques généralités préalables sur la dette publique

Avant tout, quelques rappels s’imposent sur la nature de la dette publique. Ces rappels ne sont nécessaires que parce qu’il continue à régner à son sujet tout un ensemble d’opinions erronées, largement confortées il est vrai par le discours dominant dont elle fait l’objet, qui font obstacle à la compréhension de la nature de la dette publique et ses différentes fonctions [1].

La principale erreur consiste en l’occurrence à ne pas comprendre que l’Etat n’est pas un agent économique comme un autre. Si, comme n’importe quel agent privé (entreprise ou ménage), son endettement résulte toujours d’un excédent de ses dépenses par rapport à ses recettes, sa situation diffère fondamentalement de celle de ce dernier par le fait qu’un Etat dispose d’une bien plus grande latitude pour fixer le niveau des unes comme celui des autres – c’est là le bénéfice de sa souveraineté. Tout Etat dispose en effet d’une large capacité d’augmenter ses recettes qui sont essentiellement d’ordre fiscal : il lui suffit d’élargir les assiettes [le montant auquel s’applique un taux d’imposition] et d’augmenter les taux des impôts existants voire d’en instituer de nouveaux. Même si la pression fiscale connaît elle-même des limites, elle offre à l’Etat une possibilité d’augmenter rapidement et de manière substantielle ses recettes dans des proportions inconnues des agents privés. Quant à ses dépenses, il peut les restreindre à des échelles et à des rythmes également impraticables par ces derniers : quelle est l’entreprise qui peut décider du jour au lendemain de coupes claires dans certains de ses services sans mettre en cause son existence à court voire très court terme ?

Une seconde différence entre le processus d’endettement des agents privés et celui des agents publics (appareils centraux des Etats, pouvoirs d’Etat périphériques, organismes de protection sociale), qui explique d’ailleurs en partie la précédente, tient au caractère politique des décisions qui président à la fixation tant des dépenses que des recettes, partant à l’établissement de leur équilibre (rare) ou déséquilibre (fréquent). Entendons par là que recettes publiques et dépenses publiques et par conséquent les éventuels déficits et dettes publics dépendent en définitive du rapport des forces entre les différents blocs sociaux [2], par conséquent classes sociales, fractions de classes, couches et catégories sociales qui s’affrontent au sein des Etats – en un mot de la lutte des classes.

La dette publique est donc de part en part un artefact politique : sa création de même que sa gestion résultent de décisions politiques. Quant à l’universalité du phénomène (on ne connaît pas d’Etat capitaliste qui ne soit endetté), elle s’explique par les fonctions que remplit cette dette. En premier lieu, elle permet de réduire la contribution des classes, couches et catégories fortunées et aisées (au premier rang desquelles on compte la quasi-totalité de la bourgeoisie) au financement des frais généraux de la société (que couvrent en bonne partie les dépenses publiques) tout en leur permettant de s’enrichir un peu plus encore. En effet, le surcroît de contribution que l’Etat serait en droit de leur demander en tant que contribuables, au vu du niveau de leurs revenus et de la part de l’épargne dans ces derniers, de manière à équilibrer ses dépenses par ses recettes fiscales, se trouve converti en créances faites à l’Etat de manière à lui permettre de couvrir une partie de ses dépenses par le recours à l’emprunt. En somme, la dette publique, résultant de l’insuffisante contribution fiscale de la partie la plus fortunée et aisée de la population d’un Etat, permet simultanément à cette dernière d’acquérir un droit à prélever une part supplémentaire de la richesse sociale produite dans le cadre de cet Etat sous la forme des intérêts de la dette publique [3].

En deuxième lieu, de tous les titres dont se constitue le capital financier (celui des banques, des compagnies d’assurance, des fonds de placement, etc.), ceux des dettes publiques sont les plus sûrs. Tout simplement parce que, contrairement à ce qu’on entend souvent dire, un Etat ne peut pas faire faillite comme un simple agent privé (une entreprise ou un ménage).

Quand il n’est plus en mesure d’honorer ses engagements, de faire face au service de sa dette (de rembourser une partie du principal et de payer les intérêts échus à une date donnée), ses créanciers ou d’autres (dont aujourd’hui le FMI) « restructurent » sa dette : ils rééchelonnent les remboursements des prêts anciens, ils lui en accordent de nouveaux, le tout moyennant souvent une augmentation des taux et la prise de garanties sur des éléments du patrimoine de l’Etat ou de certaines de ses recettes, tout en exigeant de lui une gestion plus drastique de ses finances.

Bref, un Etat qui n’est plus (momentanément) en mesure de faire face à son endettement se retrouvera tout simplement… un peu plus et un peu plus longuement endetté encore et moins libre de ses décisions. Quant à la récusation pure et simple de sa dette par un Etat, possibilité qu’offre toujours en dernière instance sa souveraineté et qui illustre au plus haut point le caractère d’artefact de la dette publique, elle est extrêmement rare : elle ne peut être le fait que d’un pouvoir révolutionnaire, marquant sa volonté de rompre avec l’ordre capitaliste ; le dernier exemple en date est celui de la jeune Union des républiques socialistes soviétiques…

Pas étonnant, dans ces conditions, que l’endettement des Etats ait constitué en tout temps et en tout lieu leur contribution la plus décisive à l’accumulation du capital financier ; et qu’aujourd’hui encore les titres des dettes publiques représentent une part importante du capital financier sur le plan mondial. En dernier lieu, et comme le suggèrent directement les lignes précédentes, cet endettement est aussi tout simplement un moyen direct de placer l’Etat sous la coupe du capital financier en particulier et du capital en général. Ceux qui payent sont toujours ceux qui commandent en dernière instance : tenir les cordons de la bourse, c’est être en droit de contrôler voire de commander l’usage qui est fait de l’argent qui en sort. Difficile pour un Etat endetté de ne pas céder aux sollicitations de ses créanciers en leur accordant des avantages et des privilèges sur différents plans (à commencer par le plan…fiscal) ; plus difficile encore de mener une politique par trop ouvertement contraire à leurs intérêts. Autrement dit, la dette publique est aussi un mécanisme d’aliénation de la souveraineté de l’Etat au bénéfice du capital. Comme le disait déjà Marx : « La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’Etat, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui rentre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique [4]

Pourquoi les dettes publiques des Etats centraux ont-elles crû ?

L’analyse précédente nous fait comprendre pourquoi la dette publique est une donnée structurelle. Son niveau dépend cependant de la conjoncture, notamment économique, ainsi que des politiques engagées par les gouvernements. Avec le ralentissement de la croissance de l’échelle et du rythme de l’accumulation du capital qui a caractérisé l’entrée dans la crise structurelle au cours des années 1970, les dettes publiques se sont aggravées de manière presque mécanique : avec le ralentissement de la croissance, les recettes publiques (essentiellement fiscales) ont eu tendance à diminuer tandis que certaines dépenses (relances conjoncturelles anticycliques, subventions aux secteurs et aux régions les plus affectés par la crise, augmentation des allocations de chômage, investissements publics dans la formation et les nouvelles infrastructures publiques, etc.) se sont, au contraire, accrues.

L’enclenchement des politiques néolibérales au tournant des années 1980 n’a rien arrangé, bien au contraire, qui ont compté les finances publiques parmi leurs cibles favorites : l’allégement des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), à coup de baisse des taux et de rétrécissement des assiettes, a compté parmi leurs réalisations majeures (sous ce rapport comme sous tous les autres, elles auront été des politiques favorables aux intérêts des classes et couches dominantes et privilégiées), que les coupes sombres par ailleurs réalisées dans certaines dépenses publiques (souvent au détriment des couches populaires) n’ont pas permis de compenser, entraînant une aggravation de la dette publique.

Ce sont donc des finances publiques la plupart du temps déjà en mauvais état que la crise financière des années 2007-2008, déclenchée par l’éclatement de la bulle immobilière aux Etats-Unis, mais aussi en Espagne et en Irlande et largement diffusée par l’intermédiaire de la titrisation des dettes, est venue très brutalement et amplement dégrader.

Trois effets de cette crise se sont conjugués. D’une part, pour éviter la faillite des organes du capital financier (les banques, les institutions de crédit hypothécaires, les compagnies d’assurance, les fonds de placement, etc.) les plus lourdement menacés par cette banqueroute généralisée, tous les gouvernements des Etats centraux y sont allés de leur plan de sauvetage, en reprenant à leur compte leurs créances douteuses, en leur consentant des prêts ou en entrant même purement ou simplement dans leur capital, autrement dit en les nationalisant en tout ou en partie, tout en garantissant par ailleurs les prêts interbancaires (pour éviter la contraction du credit crunch, la contraction du crédit) et les dépôts bancaires (pour éviter le retrait massif des déposants).

Les sommes engagées dans ces opérations de sauvetage de l’automne 2008 ont été faramineuses : pour rappel, 700 milliards de dollars (Mds $) par les Etats-Unis, 500 milliards de livres (Mds £) par le Royaume-Uni, 1700 milliards d’euros (Mds €) par les Etats de la zone euro, etc.

En somme, les gouvernements de ces Etats ont alors fait le choix de sauver le crédit privé (et le capital financier qui en est l’intermédiaire et le bénéficiaire) moyennant une aggravation considérable de l’endettement public, appliquant une nouvelle fois le principe de la socialisation des pertes pour perpétrer la pratique de la privatisation des bénéfices.

D’autre part, pour limiter les effets récessifs prévisibles de la communication de la crise financière (notamment dans sa dimension bancaire) à « l’économie réelle », ces mêmes gouvernements ont engagés au cours de l’hiver et du printemps 2009 des plans de soutien et de relance en y consacrant à nouveau des sommes massives. Là encore, pour rappel, 825 Mds $ aux Etats-Unis, 200 Mds € dans l’Union européenne, 585 Mds € en Chine, 115 Mds € au Japon.

Enfin, la récession économique ou, au mieux, le fort ralentissement de la croissance que ces plans de relance n’ont pas pu empêcher auront, là encore, souvent fortement réduit les recettes fiscales des Etats. A titre d’exemple, en France, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) n’a rapporté que 129,4 Mds € en 2009 contre 137 Mds € en 2008, l’impôt sur les sociétés baissant pour sa part contre 49,5 Mds € en 2008 à 20,6 Mds € en 2009 [5].

Certes, entre-temps, une partie des sommes avancées par les Etats au plus fort de la crise financière pour sauver les segments du capital financier les plus exposés (en particulier les banques) ont été récupérées, soit parce que les garanties sur les emprunts bancaires n’ont pas eu à jouer soit que les banques aient remboursé (avec intérêt) l’argent qui leur avait été prêté. Ainsi, sur les 700 Mds $ du programme anticrise états-unien, seuls (si l’on peut dire !) 100 Mds $ ont été effectivement utilisés ; auxquels viennent cependant s’ajouter les 400 Mds $ consacrés à sauver de la faillite les organismes de prêts hypothécaires, Freddie Mac et Fannie Mae, ainsi que la Federal Housing Finance Agency, dans le but de soutenir tout le secteur de l’immobilier menacé d’effondrement, en risquant d’entraîner dans la dépression toute l’économie états-unienne [6].

Par contre, les sommes injectées dans le circuit économique par les mesures de relance contracycliques ne leur sont pas revenues, si ce n’est sous la forme d’un niveau de recettes fiscales supérieur à ce qu’il aurait été sans elles ; car, sans ces mesures, la récession économique aurait été encore plus sévère et la chute des recettes encore plus accentuée. Quant aux recettes ainsi perdues, elles le sont définitivement et sans espoir de restitution. Le résultat général ne s’est évidemment pas fait attendre : depuis le début de l’année 2009, on a assisté à un creusement des déficits budgétaires et une explosion des dettes publiques dans l’ensemble des Etats centraux. Entre 2008 et 2009, le déficit public est passé de 2 % à 6,2 % du PIB sur l’ensemble de la zone euro (de 0 % à 3,3 % pour l’Allemagne, de 0,4 % à 3,4 % en Autriche, de 0,7 % à 5,3 % aux Pays-Bas, de 1,2 % à 6 % en Belgique, de 2,7 % à 5,3 % en Italie, de 3,3 % à 7,5 % en France, de 4,1 % à 11,2 % en Espagne, de 2,8 % à 9,4 % au Portugal, de 7,3 % à 14, 3 % en Irlande, de 7,7 % à 13,6 % en Grèce), de 4,9 à 11,5 % au Royaume-Uni et d’un excédent budgétaire de 2,5 % à un déficit de 0,5 % en Suède ; tandis qu’entre 2007 et 2009, ce même déficit est passé de 2,8 à 11 % aux Etats-Unis, de 2,4 à 7,2 % au Japon et que la Corée du Sud passait d’un excédent budgétaire de 4,7 % à un budget tout juste en équilibre. Et les dettes publiques ont bondi de même : entre 2008 et 2009, de 69,4 à 78,7 % du PIB dans l’ensemble de la zone euro (de 89,8 à 96,7 % en Belgique, de 66 à 73,2 % en l’Allemagne, de 43,9 à 64 % en l’Irlande, de 67,5 à 77,6 % en la France, 106,1 à 115,8 en l’Italie, de 66,3 à 76,8 % au Portugal), de 52 à 68,1 % au Royaume-Uni et, entre 2007 et 2009, de 62 à 83 % aux Etats-Unis, de 167 à 193 % au Japon et de 30 à 35 [7].

Car, pour financer ces déficits croissants, tous ces Etats ont fait appel au marché financier, alourdissant ainsi d’autant les dettes de leur Etat. Evidemment pour le plus grand intérêt (à tous les sens du terme) des « investisseurs institutionnels » (banques, compagnies d’assurance, fonds de placement, fonds de pension, etc.), remis en selle par les plans de sauvetage antérieurement conduits par ces mêmes Etats, auxquels, en guise de remerciement, ces acteurs financiers se sont empressés de prêter de l’argent mais à des taux d’intérêts allant eux-mêmes croissant au fur et à mesure où leurs besoins de financement se sont aggravés et se sont concurrencés sur ce marché, en engageant cependant ainsi un cercle vicieux pour tout le monde, créanciers autant que débiteurs auxquels il faut désormais tenter de mettre fin.

Pourquoi et comment les gouvernements des Etats centraux veulent-ils maintenant se désendetter ?

La nécessité dans laquelle se trouvent aujourd’hui les Etats centraux de se désendetter résulte tout d’abord de la pression qu’exercent sur eux ce que la novlangue néolibérale en cours nomme « les marchés », c’est-à-dire les « investisseurs institutionnels » qui ont été jusqu’à présent et qui resteront à l’avenir leurs principaux créanciers.

Au cours de ces derniers mois, cette pression s’est exercée par l’intermédiaire d’une hausse des taux d’intérêt, d’autant plus marquée que le niveau d’endettement des Etats emprunteurs était déjà élevé et, avec lui, les risques de défaut de paiement, alourdissant ainsi les conditions d’obtention par ces derniers de nouveaux prêts. Evidemment, les dits créanciers ont en la circonstance tout intérêt à dramatiser la situation pour faire monter encore les taux d’intérêt auxquels ils s’apprêtent à consentir de nouveaux prêts… pour permettre à leurs débiteurs de leur rembourser les emprunts précédents ! Ils peuvent compter à cette fin sur l’action de spéculateurs (au rang desquels ils comptent souvent eux-mêmes) en jouant à cette fin de trois leviers : la complicité des agences de notations qui évaluent le risque de défaut de paiement des différents emprunteurs et dont les créanciers sont par définition les principaux clients (or, tout épicier vous le dira, il ne faut pas décevoir ses clients !) ; la spéculation à la baisse sur les cours des titres anciens, baisse qu’ils provoquent en les vendant massivement à terme et à découvert (sans les posséder) ; enfin la spéculation à la hausse sur le cours des credit default swaps (CDS) liés aux dettes publiques [8].

Plus fondamentalement, si tout créancier profite de l’endettement de son débiteur et s’il possède en ce sens un intérêt fondamental à ce que cet endettement non seulement se perpétue. mais encore s’aggrave, il doit néanmoins aussi veiller à ce que son débiteur reste toujours en état de rembourser sa dette et de lui verser les intérêts courants sur cette dernière. Si, comme je l’ai rappelé plus haut, de tous les débiteurs possibles, les Etats sont d’une part ceux qui peuvent s’endetter le plus et ceux dont le crédit est en principe le plus solide, il arrive néanmoins un point où leur endettement est tel que leur défaut de paiement devient possible et même probable. Et, même si lorsqu’il survient un tel défaut n’expose pas les créanciers des Etats au risque d’être ruinés (encore une fois, un Etat ne peut pas faire faillite), il ne va pas sans inconvénient pour eux : au mieux, il les contraint à des provisions supplémentaires, ce qui limite leur volume d’activités et réduit par conséquent l’échelle de leur valorisation ; au pire, la restructuration de la dette de leurs débiteurs s’accompagne d’une dévalorisation partielle des titres des dettes antérieurs, donc à des pertes sèches. Bref, un créancier doit veiller à ce que l’endettement de son débiteur reste contenu à un niveau qui demeure soutenable par ce dernier ; et il lui faut exiger, le cas échéant, qu’il adapte son « train de vie – le rapport entre ses dépenses et ses recettes – à cette exigence.

Or, survenant après des lustres d’endettement croissant des Etats, le creusement des déficits publics et l’explosion des dettes publiques enregistrée depuis le début de l’année 2009 a de quoi inquiéter les « investisseurs institutionnels » sur la capacité de leurs débiteurs – ou du moins de certains d’entre eux – de faire face à leurs engagements. Tirer la sonnette d’alarme sous la forme d’une simple hausse des taux d’intérêts et d’une spéculation sur les titres émis ne leur suffit plus ; il faut qu’ils obtiennent de leurs débiteurs les plus lourdement endettés qu’ils engagent une remise en ordre de leurs finances garante de la poursuite du remboursement de leur dette et du versement de leurs intérêts. Et les négociations entourant la concession de nouveaux prêts leur en fournit bien évidemment l’occasion et le moyen : s’il veut obtenir que ses créanciers continuent à lui faire crédit (dans tous les sens du terme), le débiteur lourdement endetté n’a pas d’autre choix que de se soumettre à leurs injonctions et de procéder à une telle remise en ordre en s’engageant derechef dans cette voie.

Cette voie est en principe double. Pour réduire le déficit public et dégager un solde primaire positif (un solde des finances publiques avant imputation de la charge de la dette) de manière à entamer un processus de désendettement (de réduction de la dette), on peut soit augmenter les recettes soit diminuer les dépenses, en conjuguant si possible les deux à la fois. En fait, la première de ces voies répugne à des gouvernements prisonniers de dogmes néolibéraux leur interdisant de recourir à un surcroît de prélèvements obligatoires, ne serait-ce qu’en revenant sur les dispositifs d’allégement de ces derniers adoptés au cours des trois dernières décennies [9].

Si, sous la pression de la nécessité, certains ont été malgré tout conduits à y recourir, leur choix s’est porté sur une augmentation des impôts indirects (principalement la TVA). Dans la mesure où ils constituent aussi la forme la plus injuste d’imposition puisqu’ils frappent proportionnellement plus les bas que les hauts revenus, ce choix signe son caractère de classe – conformément à l’ensemble de la politique dans le cadre de laquelle il se situe, ainsi qu’on le verra encore.

En fait, l’essentiel de la réduction de l’endettement public est attendu d’une compression des dépenses publiques : gel voire baisse nominale des salaires des fonctionnaires, réduction du nombre de ces derniers par non remplacement lors de leur départ en retraite voire par licenciement pur et simple d’un certain nombre d’entre eux, réduction consécutive du champ des missions des services publics voire démantèlement de certains de ces services, coupes claires pratiquées dans les subventions ou allocations publiques y compris parmi celles assurant un revenu minimum aux populations les plus pauvres, etc., figurent désormais parmi les priorités inscrites à l’agenda de la totalité des Etats centraux, comme elles l’ont été durant ces dernières décennies à celui des Etats périphériques qui ont été soumis aux « plans d’ajustements structurels » du FMI et de la Banque mondiale.

Le choix de ces moyens s’explique aisément. Ils ne sont pas seulement cohérents avec le paradigme néolibéral auquel continuent à se référer l’ensemble des gouvernements des Etats centraux, quelle que soit leur orientation ou « couleur politique affichée et en dépit des catastrophes que le néolibéralisme a déjà provoquées, au premier rang desquelles on compte la crise financière de 2007-2008. Un paradigme qui enseigne qu’il faut toujours privilégier l’offre sur la demande, donc préférer un surcroît d’enrichissement des plus riches (dont l’épargne finance l’investissement, donc l’offre) à un moindre appauvrissement des plus pauvres (dont les dépenses de consommation courante abondent la demande).

Dans ces conditions, il faut autant que possible éviter un surcroît d’imposition qui pourrait s’en prendre à l’épargne des possédants (les ménages fortunés ou aisés) ou, pire encore, peser sur le capital (en minorant sa valorisation) ; et, si une augmentation des impôts s’impose, il faut frapper en priorité les revenus des plus pauvres plutôt que celui des plus riches, en recourant de préférence à l’imposition indirecte plutôt qu’à l’imposition directe (sur les revenus ou le patrimoine). Du moins, ne pourra-t-on pas accuser les gouvernements actuels de manquer de constance : c’est par les mêmes méthodes qui ont abouti au surendettement potentiel des Etats centraux qu’ils entendent aujourd’hui désendetter ces derniers. Autant se proposer de redonner du souffle à un asphyxié en l’étranglant ! On devine d’emblée les résultats qu’il faut en attendre.

En fait, ces gouvernements font mieux que persister dans la voie néolibérale qu’ils suivent depuis trois décennies. Avec les politiques de désendettement des Etats qu’ils viennent d’adopter, c’est une nouvelle étape sur la voie du programme néolibéral de « low cost society » qu’ils s’apprêtent à franchir : la compression des dépenses publiques qu’ils entendent mettre en œuvre vise à abaisser le coût général des moyens sociaux de consommation (équipements collectifs et services publics), qui sont aussi pour partie des moyens de production socialisés, qui constituent autant de frais généraux de la production capitaliste. Or certains de ces moyens (le système d’enseignement et les systèmes publics de protection sociale de l’enfance, de la santé, de l’invalidité, de la vieillesse, etc.) comptent parmi les conditions majeures de reproduction de la force sociale de travail. Si bien que la compression des dépenses publiques constitue en fait directement une attaque contre les éléments socialisés du salaire. En somme, au-delà d’une enième opération de préservation des intérêts du seul capital financier ou de sauvetage de ses éléments les plus menacés par le risque de défaut de paiement des Etats, les politiques de réduction des dépenses publiques poursuivent un objectif de plus vaste portée, intéressant le capital dans son ensemble, la baisse du coût social de reproduction de la force sociale de travail : en un mot, une dévalorisation de cette dernière. C’est ce que nous allons voir à présent.

La situation particulière de la zone euro

Auparavant, disons quelques mots des spécificités de la situation dans laquelle se trouvent les Etats de la zone euro sous l’angle des processus précédents. Dans cette zone, une grande partie des titres de la dette publique sont détenus par des banques européennes : « Au 31 décembre 2009, les banques ayant leur siège dans la zone euro représentaient près des deux tiers (62 %) de l’exposition totale de toutes les banques internationales envers les résidents des pays de la zone euro en difficulté (Espagne, Grèce, Irlande et Portugal). Leurs créances globales s’élevaient à $727 milliards sur l’Espagne, $402 milliards sur l’Irlande, $244 milliards sur le Portugal et $206 milliards sur la Grèce. [10]

En conséquence, les doutes quant à la capacité de certains Etats européens (notamment ceux que désigne le délicat acronyme anglais de PIIGS : Portugal, Ireland, Italy, Greece and Spain) d’honorer leurs engagements, qui ont crû au rythme du creusement de leurs déficits et de l’alourdissement de leur dette respective, ont rejailli au cours de ces derniers mois sur la situation de ces banques et ont progressivement recréé en Europe un risque de credit crunch (contraction du crédit) sur le marché interbancaire, les banques européennes répugnant de plus en plus à se faire mutuellement crédit, dans l’ignorance ou au contraire la trop bonne connaissance de leurs degrés respectifs d’engagement dans le financement des dettes publiques européennes, comme au plus fort de la crise financière à l’automne 2008.

Par ailleurs, la crainte grandissante d’un défaut de paiement de la Grèce, alimentée par une forte dégradation de sa situation financière au cours de 2008-2009 et aggravée par l’annonce d’un déficit budgétaire et d’un état des finances publiques plus détérioré, encore que ce qui avait été primitivement annoncé à l’occasion d’un changement de majorité parlementaire, y a déchaîné la spéculation contre l’euro et donné libre cours à la rumeur de risque d’éclatement de la zone euro.

Longs à se mettre d’accord face à une situation exacerbant les conflits entre les intérêts nationaux et totalement inédite au regard des traités régissant l’Union européenne et la zone euro, les gouvernements des Etats de cette zone, n’y ont finalement réagi qu’en mai dernier. En premier lieu, en affirmant leur solidarité collective de façade face à la difficulté grandissante de la Grèce à continuer à emprunter sur le marché financier international : leur aide a pris la forme… d’un prêt de 110 Mds € dont 30 apportés par le FMI. De plus, ils ont créé un fonds européen doté de 750 Mds € (dont 250 Mds € apportés par le FMI) pour faire face à des difficultés similaires auxquelles pourraient devoir faire face d’autres Etats de la zone euro dans les prochains temps, comme cela est prévisible, les plus exposés étant le Portugal, l’Irlande et l’Espagne. Ce fonds sera abondé par des emprunts sur le marché financier, cependant garantis par les Etats européens. Encore de quoi aggraver un peu plus le déficit de ces Etats pour sauver leurs créanciers…et permettre à ces derniers de continuer à prêter aux premiers sans (trop) de risque.

En deuxième lieu, la Banque centrale européenne (BCE) est désormais autorisée à racheter des titres de dette publique des Etats européens, ce que sa lutte obsessionnelle contre l’inflation lui interdisait jusqu’alors contrairement à ce que faisait de longue date son homologue états-unienne, la Fed. De la sorte, elle espère d’une part accroître la liquidité sur le marché des titres publics, d’autre part toute tension sur ce marché qui ne pourrait que faire grimper les taux d’intérêts sur les emprunts futurs tout en dévalorisant les titres déjà en circulation, en nuisant à leurs détenteurs, les créanciers des Etats. Une nouvelle fois, il s’agit de préserver le capital financier.

Si ces deux premières mesures sont totalement contraires aux traités régissant l’institution de la monnaie unique européenne (ce qui explique les réticentes des plus rigoureux d’entre eux, en tête desquels on trouve le gouvernement allemand – mais que valent des traités face à l’impératif catégorique de sauver le capital financier dont les titres sont libellés dans cette monnaie ?), les suivantes s’inscrivent par contre dans la plus pure orthodoxie néolibérale.

Car, en contrepartie, la plus stricte rigueur budgétaire est exigée de tous les Etats membres, sommés de ramener d’ici 2013 ou 2014 au plus tard leur déficit public dans les limites prévues par le traité de Maastricht (3 % du PIB au plus). La Grèce a dû promettre de réduire son déficit de près de cinq points de PIB dès cette année, en le ramenant de 13,6 % à 8,7 %, et d’économiser 30 Mds en trois ans, en taillant dans les dépenses publiques (suppression des 13e et 14e mois de traitement des fonctionnaires, blocage de l’embauche, non-remplacement de quatre fonctionnaires sur cinq, diminution des subventions aux hôpitaux de 600 millions d’euros, réduction des subventions aux fonds de retraite de 540 millions d’euros, etc.) et en augmentant les prélèvements fiscaux (taxes supplémentaires sur le tabac, l’alcool, l’essence, les téléphones portables, impôt spécial sur les entreprises profitables et l’immobilier de valeur, lutte contre une fraude et une évasion fiscales érigées de longue date en sport national, etc.)

Et de semblables mesures vont être mises en œuvre dans tous les Etats de la zone euro : dans les trois ans à venir, l’Espagne s’est engagée à économiser 65 Mds € moyennant la baisse du salaire des fonctionnaires de 5 %, le non-remplacement de neuf fonctionnaires sur dix et un report de l’âge du départ à la retraite de 65 à 67 ans ; le Portugal a gelé le salaire des fonctionnaires jusqu’en 2013 et suppression de 73 000 postes en quatre ans ; l’Italie promet d’économiser 27 Mds € moyennant le non-remplacement de quatre fonctionnaires sur cinq et le report de l’âge du départ à la retraite de 59 à 61 ans d’ici 2013 ; la France 45 Mds € moyennant le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux et le report du départ de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans d’ici 2016, tandis qu’on agite des projets de licenciements des fonctionnaires ; l’Etat irlandais a baissé les salaires de ses fonctionnaires de 10 %, ne remplacera plus ces derniers lors du départ à la retraite, taille dans les allocations de chômage et augmente de surcroît les impôts. Même la pourtant vertueuse Allemagne a promis d’économiser 81 Mds € dans les quatre ans à venir pour ramener son déficit budgétaire de 5 à 3 % de son PIB, qui devra ne pas dépasser les 10 Mds € en 2016, moyennant notamment un report du départ de l’âge de la retraite de 65 à 67 ans entre 2012 et 2029. Bref, la course au moins disant social est désormais ouverte au sein de la zone euro sous couvert de réduction des dettes publiques.

Les « ajustements structurels auxquels les gouvernements de la zone euro vont ainsi contraindre leur population seront d’autant plus drastiques que, du fait qu’ils sont désormais prisonniers de cette zone, ils ne pourront pas jouer de l’effet de relance économique (gonflant les recettes fiscales) dont ils pouvaient bénéficier précédemment par la dévaluation monétaire ou par une politique laxiste du crédit, susceptibles de participer à la relance mais aussi de doper l’inflation et de dévaluer d’autant leurs dettes libellées en monnaie nationale. Bref, en ayant perdu la maîtrise de ces deux instruments traditionnels de politique économique que sont le taux de change et le taux d’intérêts, les gouvernements de la zone euro ne peuvent plus que se tourner vers leurs concitoyens et contribuables pour leur présenter et leur faire payer l’addition de l’endettement antérieur de leurs Etats respectifs… au profit du capital et des couches fortunées et aisées.

Le spectre de la dépression

Quels sont les effets socioéconomiques prévisibles des plans d’austérité budgétaire engagés par les gouvernements des Etats européens ? En premier lieu, il est clair qu’ils ne parviendront pas à stopper la croissance des dettes publiques, encore moins à les faire diminuer. C’est que, en dépit de leur caractère drastique, les coupes claires prévues dans les dépenses publiques seront insuffisantes tout comme le sera la progression des recettes fiscales du fait de la mollesse de la reprise économique (d’ailleurs bridée par la compression des dépenses publiques – je vais y revenir) pour rétablir l’équilibre budgétaire et encore moins dégager un solde primaire positif permettant d’entamer un processus de désendettement. Tout juste ces plans d’austérité parviendront-ils à contenir les déficits budgétaires et à ralentir la croissance des dettes publiques, en évitant leur dérive incontrôlable : c’est d’ailleurs là leur objectif immédiat, conforme à cela aux vœux des opérateurs financiers créanciers des Etats européens.

Dans ces conditions, ramener les dettes publiques européennes dans la limite de 60 % prévue par le traité de Maastricht devient pure utopie : selon le dernier scénario de référence de l’OCDE, à l’horizon 2025, la dette autrichienne s’élevait à 83 % du PIB, la dette néerlandaise à 85 %, la dette espagnole à 85 % ; la dette allemande à 86 %, la dette finlandaise à 97 %, la dette portugaise à 109 %, la dette française à 113 %, la dette irlandaise à 132 %, la dette italienne à 130 %, la dette grecque à 137 %, pour une moyenne de 101 % pour l’ensemble de la zone euro ; seule la dette luxembourgeoise (53 % du PIB) se situerait sous la limite de référence (elle ne s’élevait encore qu’à 11 % en 2007) [11].

Dans ces conditions, on comprend que « les marchés » (les opérateurs financiers dans la novlangue néolibérale) n’aient pas été emballés par l’annonce de ces plans. Les taux d’intérêts exigés pour consentir de nouveaux prêts à la Grèce ont a peine fléchi (ce qui témoigne du manque de confiance des créanciers dans la capacité de cette dernière à assainir ses finances publiques) ; ceux consentis au Portugal, à l’Irlande, à l’Espagne et même à l’Italie restent sensiblement supérieurs à ceux accordés à l’Allemagne ou même à la France ; la BCE continue à devoir prêter massivement aux banques privées, preuve que ces dernières se méfient toujours autant les unes des autres ; le Libor (taux auquel ce prêtent les banques sur le très court terme) est passé de 0,25 % à 0,55 % en mars dernier. En conséquence, l’euro a continué à se déprécier (– 20 % face au dollar et – 13 % face aux devises des principaux partenaires commerciaux de la zone depuis décembre 2009), etc.

Pour parvenir à ralentir davantage l’endettement des Etats européens, il faudrait recourir non pas à des coupes entre plus claires dans les dépenses mais à des augmentations substantielles d’impôts. A titre d’exemple, alors que ne pas remplacer le départ en retraite d’un fonctionnaire sur deux ne permet à l’Etat français que d’économiser 500 millions d’euros par an, en dégradant irrémédiablement les services publiques que ces suppressions d’emploi affectent, l’abaissement de la TVA dans la restauration (nullement suivi par les baisses des prix et les créations d’emploi promises) a occasionné une perte de recettes fiscales annuelle de 3 Mds € tandis que les exonérations de cotisations sociales patronales lui coûtent (théoriquement) annuellement 25 Mds € supplémentaires [12]. Mais on sait aussi pourquoi les gouvernements européens ne sont pas disposés à puiser dans ces ressources potentielles de recettes fiscales !

Si les plans d’austérité actuellement mis en œuvre par les gouvernements européens ont peu de chance de rétablir l’équilibre financier de leurs Etats respectifs, ils risquent inversement, en deuxième lieu, non seulement de briser la timide reprise économique qui s’est dessinée à la fin de 2009 mais de faire plonger à nouveau l’Europe dans la récession voire la dépression.

C’est que ces plans vont inévitablement limiter la demande finale. Directement, tout d’abord en réduisant les dépenses publiques : le nombre des emplois publics, les salaires réels voire nominaux des salariés de l’Etat, les revenus de transferts sociaux, les commandes publiques, etc. Car tel est l’effet immédiat des coupes claires dans les budgets des différents ministères. Et surtout indirectement : le ralentissement de la croissance, a fortiori toute nouvelle récession, va gonfler le nombre des chômeurs (travailleurs licenciés et jeunes ne trouvant pas de premier emploi), mais aussi des travailleurs et travailleuses précaires, accroître la durée moyenne du chômage, faire basculer un nombre croissance de chômeurs et chômeuses dans la pauvreté et l’assistanat public, exercer en conséquence une pression sur les salaires (ralentissement de la hausse des salaires réels dans le meilleur des cas, stagnation dans la plupart des cas, voire quelquefois baisse sous l’effet d’un chantage aux licenciements), inciter les ménages à accroître leur épargne de précaution (pour ceux du moins qui en conserveront les moyens). En un mot, ces politiques vont déséquilibrer un peu plus le partage de la « valeur ajoutée » (de la richesse socialement supplémentaire annuellement produite) entre salaires et plus-value, au détriment des premiers et au bénéfice de la seconde. J’ai eu l’occasion de montrer qu’il est précisément au cœur de la phase actuelle de la crise structurelle du capitalisme et qu’il est notamment responsable, in fine, de tous les désordres qui ont conduit à la crise financière de 2007-2008 ; elles ne peuvent donc qu’aggraver le mal profond dont pâtit actuellement l’économie capitaliste, responsable de sa langueur de fond et de la répétition continue, depuis une vingtaine d’années, de ses relances avortant rapidement en crises financières et en récessions [13].

Et la baisse de l’euro, favorisant en principe les exportations vers les zones où la reprise économique est vigoureuse (l’Asie en priorité), ne parviendra pas à compenser les différents facteurs de récession précédents, notamment du fait du caractère hautement autocentré de l’Europe : son taux d’ouverture commercial (importations + exportations / PIB) n’est que de 16% [14]. Ce qui menace ainsi l’économie européenne, c’est bien l’enclenchement d’une spirale dépressive du fait de la contraction de la demande sous l’effet de la nécessité et de la volonté de désendettement des Etats. Certains économistes l’évoquent déjà ouvertement : « Alors que les agents privés sont loin d’avoir cessé de se désendetter, on attend des agents publics qu’ils le fassent également. Une situation très dangereuse et qu’on connaît bien depuis Irving Fisher. La debt deflation [processus de baisse généralisée des prix et de l’activité du fait de la volonté des agents économiques de privilégier leur désendettement] a ainsi caractérisé une bonne partie des années 1930, et c’est la menace qui pèse aujourd’hui sur l’économie européenne. Nous n’avons pas évité la crise des années 1930, mais seulement sa première étape. » [15]

Si ce scénario catastrophe n’est heureusement pas le plus probable, il est par contre à peu près certain que l’Europe connaîtra une nouvelle crise de la dette publique en Grèce, mais aussi sans doute au Portugal, en Espagne, en Irlande, au plus tard à l’horizon 2013-2014, et sans doute avant, dès lors qu’il apparaîtra que ces Etats ne sont pas en mesure de tenir leurs engagements de réduction de leurs déficits, le ralentissement de la croissance et, a fortiori, toute nouvelle récession limitant d’autant leurs recettes fiscales et en accroissant automatiquement certaines de leurs dépenses économiques (subventions aux secteurs les plus affectés par la récession) ou sociales (ce qui reste d’allocations de chômage et de revenus minimaux).

Cette nouvelle crise sera d’autant plus grave que leur situation financière se sera encore dégradée entre-temps. Et comme une grande part des titres émis par ces Etats sont détenus par des banques européennes, la nouvelle crise de la dette publique se poursuivra en crise bancaire, plombant ainsi l’ensemble de « l’économie réelle » européenne, en menaçant la stabilité financière des Etats qui leur ont apporté leur garantie.

L’alternative serait par conséquent une relance concertée de la demande interne dans les Etats qui dégagent des excédents extérieurs importants et dont les déficits publics sont les moins importants, tels que l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et les Etats nordiques. Mais on n’en prend visiblement pas le chemin dans une Union européenne (UE) encore largement dominée par le heurt des intérêts nationaux (les conflits d’intérêts entre les différents blocs nationaux) et dont les institutions actuelles ne prévoient au demeurant aucun mécanisme de « gouvernance économique commune au-delà de la police des déficits publics.

Les développements précédents suggèrent cependant que ce sont, en troisième lieu, les salarié·e·s qui vont constituer les principales victimes des politiques d’austérité budgétaire engagés par les gouvernements européens. Déjà rudement affectés par les trois décennies précédentes de croissance ralentie, périodiquement entrecoupées de récessions, leur situation risque de se dégrader encore plus rudement sous l’effet de ces politiques. D’une part, celles-ci vont s’en prendre directement au salaire indirect : aux éléments socialisés du salaire prenant la forme du versement de prestations diverses (allocations de chômage, remboursement de soins médicaux, pensions d’invalidité ou de vieillesse, etc.) ou de mise à disposition gratuite de différents équipements collectifs et services publics (école, équipements sportifs et culturels, dispensaires et hôpitaux, etc.). En un mot, ces politiques vont donner un sérieux coup d’accélérateur et une ampleur sans précédent au démantèlement jusqu’alors rampant de ce qu’il est convenu d’appeler l’Etat-providence ou l’Etat social. Car, à coup sûr, de toutes les facettes d’un Etat qu’il s’agit de soumettre à une diète sévère, c’est bien ce dernier qui risque de connaître le plus le régime du pain sec et de l’eau claire.

D’autre part, et comme je l’ai déjà mentionné, les effets récessifs voire dépressifs de ces mêmes politiques vont dégrader les conditions d’emploi, de travail et de rémunération de l’ensemble des salariés, signifiant une aggravation de leur taux d’exploitation, un gonflement de « l’armée de réserve industrielle » (le développement de la précarité et du chômage), l’extension de la pauvreté et de la misère, avec son cortège inévitable de désespérance et de révoltes impuissantes dont les manifestations (plongée dans la délinquance, émeutes dans les quartiers populaires) finissent toujours par se retourner contre leurs auteurs qui en sont aussi les principales victimes.

En bref, les politiques d’austérité budgétaire actuellement engagés par les gouvernements européens vont marquer, à coup sûr, une nouvelle étape dans l’offensive que mène le capital contre les travailleurs pour leur faire payer le prix de plus en plus fort de sa propre crise. Cette nouvelle étape marque en même temps une réorientation de cette offensive, qui vise désormais davantage le salaire indirect que le salaire direct.

Après s’en être pris depuis trois décennies essentiellement aux conditions d’échange et d’usage de la force de travail, en intensifiant son exploitation, en comprimant les salaires, en dégradant la protection juridique des salariés, le capital, par Etat interposé, compte s’en prendre désormais aux conditions de reproduction de la force de travail : ce seront un enseignement de masse dégradé, un habitat social encore plus rare et plus dégradé, des nouvelles vague de « déremboursement » (de quelle invention poétique la novlangue n’est-elle pas capable pour suggérer le contraire de ce qu’elle dit » !) des soins médicaux, de nouvelles « franchises médicales » (qui affranchissent surtout l’Etat de son devoir d’assistance aux malades impécunieux), une baisse généralisée et drastique des pensions de retraite sciemment préparée sous couvert d’un recul de l’âge légal de départ en retraite et d’une augmentation de la durée des cotisations pour pouvoir accéder à une pension à taux plein, etc. Ce que ces politiques préparent – voire visent (sans le dire, évidemment !) – c’est le démantèlement pur et simple des piliers institutionnels de consolidation du rapport salarial datant de l’époque fordiste avec pour effet une aggravation de l’émiettement du salariat entre la partie, se rétrécissant comme peau de chagrin, qui continuera à bénéficier de l’héritage de cette consolidation et le restant qui en sera progressivement dépossédé ou qui sera même d’emblée placé hors de son champ.

Une seule solution : l’annulation !

Principales victimes actuelles et plus encore potentielles des politiques d’austérité budgétaire, les salariés, en emploi ou au chômage, sont aussi les seuls qui puissent les tenir en échec. La radicalité même de l’attaque dont ils vont faire l’objet de la part du capital ne peut les laisser sans réaction sous peine de connaître une régression de leurs conditions matérielles et sociales d’existence de caractère historique, qui serait sans précédent depuis l’aube du capitalisme dans les formations centrales et notamment en Europe.

L’enjeu n’est pas seulement de sauver quelques-unes des conquêtes sociales les plus importantes des luttes antérieures conduites par les travailleurs et leurs organisations ; chacun doit bien avoir conscience – et ce sera un des objectifs de la mobilisation que de faire naître et conforter une pareille conscience – que ce qui se joue ici, c’est la préservation de ces acquis de la civilisation que constituent la prise en charge par la société des plus faibles et des plus démunis de ses membres : enfants et vieillards, malades et infirmes ; bien plus, que la lutte a mené est en définitive celle de la vie, de sa préservation, de son renforcement et de son intensification, contre la mort : contre le règne du capital, cette accumulation de travail mort qui ne tolère finalement de la vie que ce qu’il peut en exploiter sous forme de travail vivant, tel un vampire qui se perpétue et se régénère en suçant le sang de ses victime [16].

Le caractère crucial de ces enjeux ne garantit pas pour autant qu’une telle mobilisation aura lieu ni a fortiori qu’elle sera à la hauteur de ces derniers. D’autant plus que cette nouvelle agression du capital intervient dans une situation de dégradation continue du rapport des forces entre capital et travail, conjuguant l’émiettement du salariat, l’affaiblissement de son niveau général de combativité, l’emprise continue sur lui d’organisations syndicales et politiques héritières de l’ancien mouvement ouvrier social-démocrate mais aujourd’hui acquises au social-libéralisme et toutes prêtes à enrayer, dévoyer et brader les luttes éventuelles, la faiblesse particulière des forces anticapitalistes. Dans ces conditions, si de telles luttes devaient cependant avoir lieu, il importerait pour ces dernières forces d’y intervenir avec des mots d’ordre clairs.

Au minimum, il faudrait exiger que la réduction des déficits publics se fasse moyennant non pas une réduction des dépenses (notamment sociales), mais une hausse des recettes fiscales, en taxant davantage le capital (et notamment le capital financier) comme les revenus et les patrimoines des ménages riches et aisés. Ce qui aurait la double vertu et de ne pas peser sur le niveau de la demande (sinon marginalement sur celle des produits de luxe) puisqu’on s’en prendra qu’à l’épargne de ces ménages et de corriger (un peu) des inégalités de revenus et de patrimoine qui n’ont pas cessé de se creuser au cours de ces deux dernières décennies.

Mais, plus radicalement, une revendication de pure justice fiscale et sociale serait de répudier l’ensemble des dettes publiques : ce ne serait que faire payer d’un seul coup aux créanciers des Etats l’ensemble des arriérés d’impôts qu’ils n’ont pas acquitté, en contribuant ainsi à creuser la dette publique, tout en accumulant une épargne dont l’usage spéculatif débridé a été directement responsable de la crise financière, dont la résolution a dégradé une seconde fois les finances publiques. En somme, leur faire payer le juste prix de leur incivisme et de leur rapacité.

* Alain Bihr a publié récemment aux Editions page deux, Collection Empreinte, « La logique méconnue du capital » (2010)

NOTES

1. Je reprends ici la substance de deux articles antérieurs sur la dette publique : « Sommaire rappel de quelques vérités élémentaires sur la dette publique » A Contre-Courant, n°162, février-mars 2005 (repris sous « Dette publique » in La novlangue néolibérale, Editons Page deux, Lausanne, 2007) ; et « Que cache la croissance de la dette publique ? », A Contre-Courant, n°211, janvier-février 2010..

2. Un bloc social est un système, quelquefois fort complexe, d’alliances hiérarchisées entre différentes classes, fractions, couches ou catégories sociales, quelquefois rivales entre elles par ailleurs ; alliances constituées sous la direction de l’une d’entre elles qui y occupe ce qu’on appelle une position hégémonique ; et dont l’unité est assurée par un réseau d’organisations communes ainsi que par une idéologie commune.

3. Le fait que, de nos jours, « globalisation » financière aidant, les titres de la dette publique de l’immense majorité des Etats ne soient plus majoritairement détenus par leurs ressortissants et contribuables, mais puissent se concentrer entre mains de ressortissants d’autres Etats ne modifie pas fondamentalement le raisonnement précédent : qu’elle soit prêtée à leur propre Etat ou à des Etats tiers par l’intermédiaires des acteurs financiers que sont les banques, les compagnies d’assurance, les fonds de placements, etc., l’épargne des ménages fortunés et aisés pourrait toujours être mise à contribution (dans tous les sens du terme) pour financer les dépenses publiques par le biais de l’impôt plutôt que par celui de la dette. Sous ce rapport, la « globalisation financière n’a fait qu’universaliser (en mondialisant son champ d’exercice) le procédé d’enrichissement de ces ménages qui opère par le biais de l’endettement des Etats.

4. Le Capital, Editions Sociales, tome III, page 196.

5. Institut national de la statistique et des études économiques, « Principaux impôts par catégorie », http://www.insee.fr/fr/indicateurs/...

6. Chiffres cités par Frédéric Lordon, « L’urgence du contre-choc », Le Monde Diplomatique, mars 2010, page 9.

7. Eurostat, Newsrelease Euroindicators 55/2010, avril 2010, http://epp.eurostat.ec.europa.eu/ca... ; et OCDE, Perspectives économiques de l’OCDE, n°87, mai 2010, page 255, http://www.oecd.org/dataoecd/45/19/...

8. Les credit default swaps (en français : couvertures de défaillance) sont des contrats d’assurance destinés à garantir les créanciers contre d’éventuels défauts de paiement de la part de leurs débiteurs. Mais, contrairement à une classique prime d’assurance, leur niveau n’est pas fonction de la probabilité du risque mais uniquement du rapport entre demande et offre de ce type de contrat. De surcroît, ce type de contrat peut s’acquérir alors même que l’on ne possède pas le titre de crédit sur lequel il porte et que l’on encourt donc pas le risque de défaut de paiement qu’il couvre ; c’est comme si on pouvait s’assurer contre la destruction de la voiture du voisin ! Enfin, ce sont des titres liquides, c’est-à-dire qu’on peut les revendre après les avoir souscrits ou rachetés. Lorsqu’ils portent sur des titres de la dette publique d’un Etat, leurs achats massifs provoquent, au mieux, la hausse de leurs cours (ce qui permet aux spéculateurs de réaliser au passage des « plus-values spéculatives), tout en nuisant au crédit des titres sur lesquels ils portent et en faisant monter les taux d’intérêts auxquels doivent être émis les titres suivants, dégradant ainsi réellement la situation de l’Etat débiteur et augmentant le risque d’un défaut réel de paiement de sa part ; au pire, ces achats massifs provoquent ce défaut et permettent aux spéculateurs d’empocher le montant de l’assurance. Quand on est assuré contre l’incendie de la voiture du voisin, on a évidemment tout intérêt à la voir partir en fumée !

9. A titre d’exemple, si les allégements de prélèvements obligatoires introduits depuis 1999 n’existaient pas, la dette publique française serait de 20 points de PIB inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui et la charge des intérêts de la dette de 0,5 point de PIB inférieur à son niveau actuel. Cf. Paul Champsaur et Jean-Philippe Cotis, Rapport sur la situation des finances publiques, La Documentation française, mai 2010, page 13 ; http://www.elysee.fr/president/root...

10. Banque des règlements internationaux, Bulletin trimestriel, juin 2010, pages 4-5 ; http://www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt...

11. OCDE, ibid.

12. Chiffres cités par Laurent Cordonnier, « Un pays peut-il faire faillite » ? », Le Monde Diplomatique, mars 2010, page 10.

13. « Sur la crise (1) : « Le triomphe catastrophique du néolibéralisme », A Contre-Courant, n°199, novembre 2008 ; « A propos d’un excès de plus-value », mis en ligne sur le site A l’Encontre, le 20 janvier 2009 ; « Pour une approche multidimensionnelle des crises de la production capitaliste », mis en ligne sur le site A l’Encontre le 13 juin 2009.

14. Chiffre cité par Laurent Jeanneau et Guillaume Duval, « Zone euro : la croissance au péril de la rigueur », Alternatives Economiques, n°293, juillet-août 2010, page 19.

15. Jacques Le Cacheux, « La sortie de crise sera plus dure à gérer que la crise elle-même », Alternatives Economiques, n°291, mai 2010, page 73.

16. « Prendre aux mots la dimension mortifère du capitalisme contemporain », mis en ligne sur le site A l’Encontre le 9 juin 2010.

(17 août 2010)

A l’encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien : ccp 10-25669-5


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