Tunisie : Femmes aux aguets Les menaces contre les acquis de la révolution au féminin

mardi 26 juillet 2011.
 

La place des femmes dans la société en train de se construire est l’un des enjeux du combat des forces progressistes contre tous les préjugés réactionnaires, comme ceux véhiculés par le parti islamiste, Ennahda. Tunisie, envoyée spéciale.

Depuis la révolution du 14 janvier, la Tunisie bouillonne. Pas un jour sans meetings, débats, sit-in, grèves, manifestations. Pas un jour sans que de nouvelles associations, de nouveaux partis ne voient le jour. Depuis que la parole s’est libérée, tout le monde veut la prendre. Tout le monde veut dire son mot sur ce que doit être la Tunisie de demain. « Libre et démocratique  ! » Beau slogan, auquel il s’agit de donner un contenu. Car si tous les partis qui entendent participer au scrutin du 23 octobre le reprennent en cœur, de la gauche à la droite sans oublier les islamistes, il est des thèmes tests sur lesquels on peut juger des différences. L’un d’entre eux, c’est la place et le rôle des femmes.

Nous en avons rencontré beaucoup lors des cinq jours passé à Tunis en juin avec l’association Coup de soleil. L’un des discours les plus saisissants fut celui de Monia Ben Jemai lors de l’hommage rendu au professeur Mohammed Charfi (1) pour le 3e anniversaire de sa mort, à la Faculté des sciences juridiques et politiques de Tunis.

« La question des femmes est la question fondamentale, dit-elle d’entrée, et c’est le moment de la poser. Si la moitié de la population n’accède pas à la dignité, les objectifs de la révolution ne peuvent être atteints. Il n’y aura pas de démocratie dans le pays sans démocratie familiale, pas d’égalité si celle-ci n’existe pas dans la famille. Or, on en est loin, contrairement au discours convenu qui veut que les femmes tunisiennes n’aient plus rien à revendiquer. » Et de rappeler, entre autres exemples  : « La fille hérite toujours de la moitié de la part du garçon, le mari reste le chef de famille, le viol conjugal n’est pas réprimé et le viol des mineures est absous par le mariage  ! »

La famille est loin d’être le seul lieu de discrimination. Le chômage des jeunes filles diplômées de l’enseignement supérieur est deux fois plus élevé que celui des jeunes gens. Le déséquilibre devient abyssal dans les régions déshéritées du centre du pays. Les femmes y ploient toujours sous les grossesses multiples, non maîtrisées, qui, trop souvent encore, les tuent.

Une réalité qui contredit le discours entendu la veille au Club Averroès, où une avocate en herbe affirmait fièrement  : « La femme tunisienne n’a rien à craindre de l’avenir. Elle a les mêmes droits que les hommes et réussit mieux  : il y a 80% de filles dans nos universités. Il va bientôt falloir que les hommes se protègent de notre pouvoir  ! »

Le problème, c’est que certains y ont déjà pensé. Comme le montre le faible pourcentage de femmes dans les organes dirigeants des partis, au gouvernement et dans l’instance qui prépare les élections d’octobre, ce que souligne l’Association des femmes démocrates qui tenaient leur congrès à Tunis. Des idées insidieuses font leur chemin. À Ennahda (parti islamiste) et chez les conservateurs, on suggère que faire rentrer les femmes à la maison permettrait de lutter contre le chômage galopant, aggravé depuis mars par le retour des travailleurs émigrés de Libye et la quasi-disparition des touristes. L’idée d’un retour de la polygamie est même avancée dans certains cas  : si l’épouse est stérile, ou pour « caser » les mères célibataires. Tout cela dans le cadre d’un retour rampant – pour l’instant – d’éléments de législation islamique, même si Ennahda et les autres partis islamiques (15 au total) jurent par Allah qu’ils ne veulent pas imposer la charia et s’inspirent juste du « modèle turc » et du « relativisme culturel » à la mode.

L’influence de ce courant, dont Ennahda est la figure de proue, avec son aura de martyr de la dictature, a déjà imposé sa marque. Le mot laïcité est banni du débat politique comme étranger à l’islam et sa civilisation. Les femmes qui ont eu l’audace de s’en réclamer sont menacées de mort. C’est le cas de la cinéaste Nadia El Fani, dont le film Ni Allah ni maître a provoqué la colère des intégristes (l’Humanité du 28 juin). Son père Béchir, ancien directeur de la Bibliothèque nationale, rencontré à Sidi Bou Saïd, s’en inquiète fort. « Comment construire une démocratie dans ces conditions ? » demande-t-il, avant de dévider la cascade des questions qui se posent aujourd’hui aux progressistes. « Comment déjouer ce piège ? Comment combattre le libéralisme sans tomber dans le totalitarisme ? Comment empêcher qu’un parti ne domine les autres et ne tue la liberté ? »

Un diplomate note des signes préoccupants  : « Le discours policé des chefs d’Ennahda est contredit par la radicalité d’une base qui, dans les banlieues et en province, s’attaque aux femmes dévoilées. »

Des obstacles que la jeunesse affronte avec lucidité. Filles et garçons, s’ils peinent parfois à se reconnaître dans la multitude de partis qui se veulent « centristes », s’engagent résolument dans les associations. « L’important, quel que soit le pouvoir demain, c’est d’avoir des contre-pouvoirs, une société civile forte », explique Nadia, étudiante qui milite dans l’Organisation tunisienne pour la citoyenneté. « Nous voulons être les combattants et les gardiens de cette liberté toute neuve que notre peuple a conquis. Avant, j’étais juste une habitante de ce pays. Maintenant, j’en suis citoyenne, j’en ai pris possession, et rien n’est plus précieux. »

(1) Mohammed Charfi a créé le mouvement « Perspectives » puis la Ligue tunisienne des droits de l’homme, ce qui lui vaudra 
des séjours en prison.

Françoise Germain-Robin


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