Léo Frankel (1844-1896) Ministre du Travail 
du premier pouvoir ouvrier

mardi 15 février 2011.
 

La Commune a fait d’un ouvrier-bijoutier, journaliste et militant internationaliste hongrois, l’un de ses élus, reconnaissant ainsi aux étrangers le plein exercice de la citoyenneté.

« Mon élection a été validée dans la séance d’aujourd’hui et il est superflu d’ajouter que, si cet acte m’a réjoui, c’est que je l’ai apprécié non d’un point de vue personnel, mais uniquement et exclusivement pour son caractère international.  » Ainsi réagit, tout en retenue, l’internationaliste hongrois Léo Frankel, premier élu «  étranger  » de la Commune, dans une lettre à son ami Karl Marx. En 1871, peut-être plus encore qu’aujourd’hui, un révolutionnaire authentique ne saurait s’épancher. L’essentiel du socialisme se préoccupe de donner des gages de scientificité. Pour y voir plus clair, plus précis et plus juste, on croit devoir se dégager d’abord des entrailles de l’utopie. Quitte à paraître un peu aride. Ou adolescent, par la mise en scène parfois grandiloquente de son intransigeance. «  En embrassant la science, fondée sur la raison, nous avons renoncé à notre place au ciel, mais nous entendons qu’en retour on nous paie à nous ce qu’il faut, c’est-à-dire deux choses  : jouissance et vengeance  !  » lance ainsi Frankel à la tribune de l’Internationale, lors du congrès de Gand en 1877.

Cette soif de vie le porte depuis son plus jeune âge. À peine sorti de l’enfance, ce fils de médecin quitte sa famille et Buda, où il est né en 1844, pour parcourir l’Allemagne. De ville en ville, d’atelier en atelier, il parfait son savoir-faire d’ouvrier-bijoutier, métier qu’il exercera bientôt à Paris, avant d’y faire le coup de feu sur les barricades. Mais il est d’abord incorporé, à l’âge de vingt ans, dans l’armée prussienne. À quelque chose malheur est bon  : c’est à cette occasion qu’il se forme aux idées socialistes, en côtoyant, dans la ville-garnison de Kœnig-Schwartz, les théoriciens Bebel et Jacobi. Trois ans après, de retour dans le civil, il crée à Lyon une section de la toute jeune Internationale et devient correspondant pour des journaux socialistes allemands. Puis il monte à Paris. Là, c’est l’effervescence des clubs politiques, qui se multiplient comme des petits pains dans cette capitale sentant monter sa colère ouvrière, surtout à partir de 1870 et le siège de la villle par l’armée prussienne. L’activiste est, paraît-il, l’un des orateurs les plus applaudis du club de la Reine blanche. Bien sûr, il s’investit aussi dans la section parisienne de l’Internationale, avec Eugène Varlin. Frankel vit alors dans une modeste chambre, au 6 de la rue Saint-Sébastien. Il y reçoit souvent ses camarades. Jusqu’au jour où il est inculpé pour délit de société secrète. Nous sommes en juillet 1870. Ce jeune homme chétif, au visage émacié et au regard grave, à la fois fragile et tenace, écope d’une amende de 25 francs et de deux mois de prison. Par chance, il ne restera derrière les barreaux qu’une petite semaine. Il est en effet libéré à la faveur de l’effondrement du second Empire. Sitôt dehors, il rejoint un bataillon de la garde nationale, tout en s’impliquant dans la reconstitution de sa section de l’Internationale, «  conspiration permanente de tous les opprimés et exploités  », ainsi que le revendique vaillamment une déclaration commune qu’il a lui-même écrite avec ses coaccusés lors de son procès.

Quelques jours après le début de l’insurrection parisienne, le 26 mars, il est élu dans le 11e arrondissement. Et à la majorité absolue. Son droit à siéger dans cette «  république universelle  » que se veut la Commune fait l’objet de quelques débats. Ils sont très vite tranchés par une belle résolution, dont on s’étonne aujourd’hui qu’elle ait eu si peu de postérité en France, depuis que s’est refermée la parenthèse révolutionnaire de 1871. «  Toute cité, expose un certain Dr Parisel, rapporteur de la résolution, a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent.  » Ajoutant  : «  Le titre de membre de la Commune étant une marque de confiance plus grande encore que le titre de citoyen comporte implicitement cette dernière.  » Le 20 avril 1871, le citoyen communard Frankel devient délégué de la commission du travail, de l’industrie et des échanges au comité exécutif. L’esprit de la Commune en sera pour le moins honoré. On doit en effet à l’élu «  étranger  » les principales mesures sociales, celles qui attaquent à la racine les inégalités. Parmi ces mesures, l’interdiction du travail de nuit dans les boulangeries est la plus symbolique. Un autre décret interdit les retenues sur salaires, dont les patrons des ateliers parisiens usent et abusent pour mater dans l’œuf toute résistance ouvrière, à une époque où la révolution industrielle bat son plein et fait sortir de terre les grandes usines. Il n’existe alors aucun Code du travail. Frankel est le premier élu, avec l’ensemble de sa commission, à s’y atteler. «  Nous ne devons pas oublier que la révolution du 18 mars a été faite par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, je ne vois pas la raison d’être de la Commune  », martèle-t-il. Entièrement dévoué à la cause du prolétariat, le communard est un unitaire fervent, ce qui le conduit parfois à des contorsions. Il justifie ainsi son vote en faveur de la création d’un comité de salut public, voulu par la majorité  : «  Quoique je ne voie pas l’utilité de ce comité, mais ne voulant pas prêter à des insinuations contraires à mes opinions révolutionnaires socialistes, et tout en réservant le droit d’insurrection contre ce comité, je vote pour.  » Quinze jours plus tard, considérant que ce comité court-circuite les décisions des délégués, il rejoint les minoritaires.

Le 29 mars 1896, il meurt à Paris, où il est revenu en 1889 après un exil qui l’a conduit d’abord dans son pays natal, puis à Vienne. Jusqu’à sa mort, il sera resté politiquement actif, parcourant l’Europe au gré des réunions internationalistes. Conformément à ses dernières volontés, il est enseveli dans un drapeau rouge, «  le drapeau rouge du prolétariat international pour l’émancipation duquel j’ai donné la meilleure part de ma vie et pour laquelle j’ai toujours été prêt à la sacrifier ».

Laurent Etre, L’Humanité


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