L’œuvre de Rousseau visitée par l’historien Claude Mazauric

samedi 21 mai 2011.
 

Claude Mazauric éclaire le lien entre le mouvement général de la société et la recherche d’un écrivain dont les idées sont devenues des ferments de la Révolution française. Jean-Jacques Rousseau à vingt ans, de Claude Mazauric.Éditions Au diable vauvert.

La France, selon l’essayiste allemand Robert Curtius, est ce pays où la littérature a été élevée au rang d’une religion. L’expression approchée de l’expérience collective y est revêtue, dès la fin du Moyen Âge et sans discontinuer depuis lors, d’une importance que les nations voisines ont plutôt accordée à la poursuite du gain pécuniaire, à la philosophie et à la musique, aux arts plastiques.

La pensée est seconde, dérivée. Elle vient après, si même elle vient jamais. L’homme doit d’abord produire et reproduire son existence matérielle. Il le fait dans des conditions déterminées, que reflètent les institutions politiques, l’art, les systèmes juridiques. Mais la pensée, à l’occasion, peut agir en retour sur le monde qui l’a engendrée, le changer. Aucune œuvre littéraire n’a contribué plus que celle de Rousseau à la marche des événements aux heures décisives de la Révolution française et au-delà.

La division du travail intellectuel a pour effet d’abandonner Rousseau à la critique littéraire pure. Celle-ci a tout dit ou peu s’en faut de l’homme, de ses jours errants, de son style limpide, émouvant. Restent la vision supra-individuelle, l’aspiration immense, universelle, dont il fut l’interprète. Elles demandent une approche différente, assise dans la longue durée, ouverte à l’ensemble de la société, bref, historique. Claude Mazauric vient de la livrer. Il a porté au jour la liaison entre le mouvement général et un destin singulier, les rapports de forces entre classes sociales et l’effort personnel d’explicitation qui conditionne tout progrès, toute libération.

Le milieu du XVIIIesiècle voit la production marchande, en vue du profit, supplanter l’économie agraire de l’Ancien Régime, en Angleterre puis en France. Le changement s’accompagne, de ce côté-ci de la Manche, d’aspirations auxquelles le monde anglo-saxon et sa culture capitaliste sont restés étrangers. Ils sont plusieurs, dans chaque génération, à présenter les propriétés biographiques qui les prédisposent à jouer un rôle sur la scène du monde et c’est après coup, sous le regard de l’historien, que des faits ténus, apparemment contingents, deviennent significatifs. Claude Mazauric reprend minutieusement la vie de Rousseau, la désocialisation initiale, le vagabondage, le déclassement mais les chances neuves, aussi, que l’époque offre à des plébéiens, les livres, par exemple, qu’on trouve à la maison, une expérience intégrale du monde social, du sous-prolétariat à l’aristocratie, et le désir fou, hautement raisonnable, aussi, de porter pareille existence dans la clarté de la conscience. Rousseau devait se connaître pour comprendre la société et la connaissance de celle-ci passait par la compréhension de soi.

Pierre Bergounioux, écrivain


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