14 avril 1931, la République espagnole est proclamée. Les listes républicaines ont gagné les élections municipales, et le roi Alphonse XIII s’est exilé. Pour des millions de pauvres, d’analphabètes, de "jornaleros" (ouvriers agricoles, sans terre), pour les prolétaires des villes, pour les femmes réduites à un statut d’éternelles mineures, la République, c’est l’espoir qui se lève. La terre, enfin, à ceux qui la travaillent. (Jean Ortiz) La réalité fut plus contrastée, et la République ne tint pas toutes ses promesses sociales. Mais au niveau de l’éducation, de la santé, du statut d’autonomie de la Catalogne, de la culture, des droits des femmes, elle présente un bilan insupportable à l’oligarchie, à l’église, aux grands propriétaires, à la hiérarchie militaire, etc.
La Seconde République est proclamée le 14 avril 1931. Quel était le sens de cette rupture ?
Fernando Hernandez Sanchez. La proclamation de la République constitue une rupture historique dans l’histoire contemporaine espagnole. Politiquement, on a assisté à un changement au sein du bloc dirigeant qui avait exercé le pouvoir quasi continuellement durant un siècle et demi antérieur au profit d’une minorité, au terme d’un processus conflictuel, convulsif et inachevé de la révolution bourgeoise espagnole. Pour la première fois, les classes populaires ont trouvé dans ce nouveau régime une représentation, des parcelles de pouvoir et des interlocuteurs en vue d’obtenir des améliorations substantielles des conditions de vie.
Le gouvernement provisoire convoque des élections constituantes, et une nouvelle constitution voit le jour. Sur quels piliers repose-t-elle ?
Fernando Hernandez Sanchez. La Constitution de 1931 est, avec celle de la République de Weimar (Première République d’Allemagne de 1919 à 1933 – NDLR), l’une des plus avancées de son époque. Elle reconnaît pour la première fois le suffrage universel et le droit de vote des femmes. Elle a exalté les classes populaires, en déclarant dans son préambule que l’Espagne est « une République des travailleurs de toute condition ». Elle inscrit la reconnaissance de droits sociaux comme la protection du travail, l’éducation publique, la santé, le logement. De manière affirmée, elle parie sur une réforme agraire qui doit en finir avec l’injuste distribution de la propriété terrienne et la misère dans les campagnes. Elle définit strictement la séparation de l’État et de l’Église catholique dont l’influence écrasante avait conditionné négativement la vie sociale et culturelle. La Constitution fait de l’éducation une bannière, moteur du progrès, en promouvant une bataille énergique contre l’analphabétisme, et en impulsant un ambitieux programme de constructions d’écoles et de formation d’instituteurs. Elle reconnaît le droit à l’autonomie de la Catalogne, et postérieurement, du Pays basque et de la Galice. Enfin, elle renonce expressément à la guerre dans les relations internationales, d’où l’idée d’une réforme de fond et d’une diminution des effectifs de l’armée.
Cette Constitution a pour devise : « Liberté, égalité, fraternité. » Comment définiriez-vous les réformes et les modernisations entreprises ?
Fernando Hernandez Sanchez. La Constitution conjuguait plusieurs influences : sur le plan social, celle de la République de Weimar, et concernant la laïcité, la Troisième République française. En ce sens, il n’est pas surprenant qu’elle s’attire les foudres des secteurs auxquels elle s’est affrontée : le conservatisme de l’Église et la réaction oligarque. D’autre part, l’ascendant français sur le républicanisme historique espagnol était très fort, et particulièrement sensible dans l’imaginaire et les symboles. Durant les festivités du 14 avril, des femmes arboraient la tunique et des bonnets phrygiens dans le pur style de la Marianne. L’un des hymnes les plus repris fut la Marseillaise, dont la lettre fut adaptée au castillan. De manière générale, le programme des réformes, dont nombre d’entre elles avaient été différées durant des décennies, est ambitieux. Mais ce programme voit le jour dans le pire des contextes internationaux possibles : au milieu de la Grande Dépression débutée en 1929, et dans le cadre d’un recul continental des démocraties face à l’avancée des fascismes des années 1930. Il n’y a aucun doute sur le fait que, si les réformes avaient pu être mises en pratique, elles auraient placé l’Espagne à l’avant-garde des conquêtes sociales, comparable à ce qu’obtiendra, en 1936, le Front populaire français avec les accords de Matignon.
Néanmoins en 1933, la Ceda, la coalition des droites, l’emporte aux élections générales. À quoi tient cette victoire ? Quelles en seront les conséquences durant ses deux années de pouvoir ?
Fernando Hernandez Sanchez. Le triomphe des droites en 1933 ne repose pas que sur leur seul mérite. Il est aussi le fruit des erreurs des gauches. Pour une part, les gouvernements réformistes de 1931 à 1933, appelés aussi premier « bienio », ne sont pas parvenus à imposer un rythme accéléré aux transformations espérées, comme la réforme agraire par exemple. Le changement politique qu’avait supposé l’arrivée de la République ne s’est pas traduit, dans le même temps, par l’extinction des traditionnelles positions du pouvoir social et économique. Localement, les groupes de la vieille oligarchie – les propriétaires terriens, le clientélisme fonctionnaire, les officiels conservateurs – se sont maintenus. Ces derniers, avec l’appui enthousiaste de l’Église, ont pu mobiliser tous leurs réseaux pour torpiller les réformes républicaines. Ils ont suscité, à l’autre bout de l’arc politique, l’impatience des masses paysannes et des secteurs encadrés par l’anarcho-syndicalisme qui a dérivé en conflits d’ordre public, et que les secteurs réactionnaires ont présenté comme la preuve de l’inefficacité du nouveau régime républicain. Au pouvoir entre 1933 et 1935, les droites ont fait tout leur possible pour freiner le programme réformiste, pour vider la République de son contenu social, et pour restituer les privilèges de l’Église et des vieilles classes dominantes. Tout cela, ajouté au manque de vigueur républicaine de certains partis qui composaient le bloc gouvernemental, à la sympathie du pouvoir pour le corporatisme et aux événements en Allemagne et en Autriche, ont conduit les gauches à réagir en appuyant la grève générale d’octobre 1934. La répression disproportionnée qui s’ensuivra conduira à l’érosion irrémédiable du cabinet droitier, qui, désuni et affaibli par des scandales de corruption, entre en crise à la fin de 1935.
Le Front populaire gagne les législatives de février 1936. Certains secteurs – communistes, anarchistes – déclarent la révolution. Quelle sera la portée des six mois de gouvernement populaire ?
Fernando Hernandez Sanchez. Une nuance : motivés par le virage stratégique adopté par le Komintern lors de son 7e Congrès de 1935 et par l’influence que leur a octroyée la campagne de solidarité avec les réprimés de 1934, les communistes s’intègrent dans les candidatures du Front Populaire. Leur intention est de garantir l’accomplissement du programme qui souhaitait reprendre l’effort réformiste du premier « bienio » républicain. Plus que la révolution, les communistes veulent pousser le gouvernement à ne pas céder face aux pouvoirs factices. Selon leur analyse du moment, s’il fallait porter une révolution, il s’agissait de la révolution démocratique, historiquement incomplète. Au vu de la conspiration militaire qui était déjà sur les rails depuis le triomphe du Front populaire, en février 1936, les communistes cherchent à désarticuler les groupes fascistes (la Phalange) et à décapiter la trame putschiste tout en freinant les mobilisations qui auraient pu être considérées comme une provocation à même de justifier un coup d’État. Durant ces six mois, la législation du travail a été réactivée, l’obligation a été faite de réintégrer les licenciés et réprimés d’octobre, les inspecteurs du ministère du Travail ont de nouveau obtenu des améliorations de conditions de travail et de salaires pour les ouvriers, et les syndicats ont récupéré leur capacité de négociation. Dans des zones agraires du sud du pays (Estrémadure), les paysans sans terre ont décidé de forcer la marche de la réforme agraire, en occupant des grandes propriétés et en les travaillant.
Le coup d’État de 1936 ne vise-t-il pas à achever cette expérience ?
Fernando Hernandez Sanchez. Bien sûr. Il y avait déjà eu une tentative du général Sanjurjo en 1932, mais le mouvement était encore prématuré. En 1936, les premières manœuvres des putschistes ont eu lieu le soir même du 16 février, une fois connu le triomphe électoral du Front populaire. Le général Franco s’est alors adressé au président du gouvernement en fonction, Portela Valladares, en lui suggérant d’annuler les résultats et de proclamer l’état de guerre. Il n’y est pas parvenu. Les préparatifs du coup d’État ont alors immédiatement commencé, en s’appuyant sur des secteurs civico-militaires et l’Église. Le terrorisme de l’extrême droite a alimenté la stratégie de la tension, en créant une ambiance d’insécurité à travers des attentats de rue.
Dans quelle mesure la République espagnole cristallise le contexte international ?
Fernando Hernandez Sanchez. Évidemment, dans l’expérience républicaine et la guerre qui s’ensuivra, les questions posées n’étaient pas spécifiquement espagnoles : les cartes des grandes idéologies qui s’affrontaient à ce moment, le fascisme contre la démocratie et le socialisme, ont également été battues. Sans cette insertion du conflit espagnol dans la grande crise de la fin des années 1930, on ne pourrait expliquer ni l’intérêt des futures puissances de l’Axe qui fourniront très tôt des armes et des hommes à Franco, ni l’enthousiasme qu’a suscité la cause de la République espagnole dans d’énormes secteurs de l’opinion publique mondiale, et qui s’est matérialisé par d’importants mouvements de solidarité, et surtout dans l’expérience des brigades internationales. Il n’est pas inutile de rappeler, sur fond d’une crispation internationale croissante en raison de l’expansionnisme nazi, le rôle négatif joué par les puissances démocratiques – la Grande-Bretagne de l’apaisement et la France tenaillée de Léon Blum, dont l’adhésion aux pratiques inhibitrices du Comité de la non-intervention fut mortifère pour les intérêts républicains.
Comment expliquez-vous le renoncement à la République ?
Fernando Hernandez Sanchez. Il ne faut pas oublier que l’actuelle démocratie espagnole est née conditionnée par la transition postérieure à une dictature qui n’a pas été vaincue, ni sur un champ de bataille, comme ses mentors de l’Axe, ni dans le cadre de la mobilisation politique lorsque Franco était encore en vie. Les impératifs de la transaction entre les partis démocratiques et les secteurs réformistes issus du propre franquisme étaient de taire la mémoire de la République. Une propagande persistante durant quarante ans s’est chargée de la présenter comme un régime inefficace et violent, dont les défauts ont été à l’origine de la guerre civile. À tout cela, il ne faut pas oublier la cruelle répression : aux alentours de 20 000 fusillés durant la post-guerre, auxquels s’ajoutent plus de 150 000 tués durant le conflit. Cette répression a rongé le canevas social républicain, populaire et ouvrier, patiemment tissé durant plusieurs générations, et a plongé dans la terreur et le silence les descendants des victimes.
Quatre-vingts ans plus tard, quelle est l’actualité de la République ?
Fernando Hernandez Sanchez. Le changement de siècle implique une nouvelle génération non conditionnée par les effets du pacte du silence de la transition. Elle a commencé à s’interroger sur ce passé, en se retrouvant dans le mouvement pour la récupération de la mémoire historique. La production historiographique, l’éducation civique, et la comparaison avec les niveaux de développement des autres pays, ont revalorisé la nature même du républicanisme et sa définition comme régime de plénitude démocratique. Aujourd’hui, la Seconde République peut être vue comme l’antécédent de l’actuelle démocratie espagnole. Dans les mains des nouvelles générations, une troisième République supposera sa culmination.
A publié, en Espagne, en 2010, Guerre ou révolution. Le Parti communiste d’Espagne dans la guerre civile (Éditions Critica).
Renseignements sur le site Internet : sites.google.com/site/80ans2arepublica.
Entretien réalisé par Cathy Ceïbe, L’Humanité
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