La guerre sociale que mène le gouvernement ultra-libéral espagnol et les municipalités, les "autonomies", que le Parti populaire dirige, se double d’une guerre contre tout ce qui concerne "la récupération de la mémoire historique". L’une a besoin de l’autre. L’offensive révisionniste tente de vider la mémoire populaire de son contenu politique et idéologique, et faire accepter les sacrifices comme naturels. Pour exploiter les peuples, pour les soumettre à une servitude consentie, il faut commencer par endormir leur mémoire, leur conscience d’une continuité historique. "Recortes" (coupes) sociaux et "recortes" mémoriels vont de pair.
Mariano Rajoy l’avait annoncé : il le fait. "Pas un seul euro du Trésor public pour récupérer le passé" (20 minutos, 22/2/2008). Assez de parler d’impunité, de "vérité"... Les militants des associations entendent désormais ce discours : on ne va pas vous subventionner pour réécrire l’histoire en votre faveur.
Le gouvernement d’un parti héritier du franquisme, d’une entreprise de terreur, applique un plan préconçu afin de priver de tout soutien institutionnel les associations qui, depuis plus de dix ans, soulèvent la chape de l’oubli négocié et imposé. Le 2 mars dernier, le gouvernement a fermé le Bureau des victimes de la Guerre civile et de la dictature. Cet organisme ministériel centralisait des milliers de données (emplacement des fosses communes, liste de 68 500 victimes du franquisme, etc.). Il permettait aux familles et aux associations d’avancer dans la recherche des disparus, dans le recensement des différentes formes de répression... Désormais, abandonnées à leur sort, les victimes ne peuvent plus recourir à l’exécutif et difficilement au pouvoir judiciaire. Tout cela est contraire à ce que stipule le droit international. Les familles devront s’adresser à la "Division des droits de grâce", c’est-à-dire demander l’aumône ; cela sent le franquisme me confiait récemment un militant communiste lors de l’inauguration du monument aux martyrs de Villarobledo (5% de la population jetée dans des puits par les fascistes). Dans les villages, le climat est redevenu lourd.
Non seulement le gouvernement n’applique pas la moribonde Loi de mémoire historique de 2007, mais il la démonte. Selon la porte-parole "popular", Saenz de Santamaria, "il n’y aurait pas de consensus pour l’appliquer". Il ne convient pas de relancer le conflit entre "vaincus" et "vainqueurs". Il faudrait que victimes et bourreaux fraternisent et que l’on tourne la page sans même l’avoir lue. Ce discours de "l’équidistance", on le connaît bien... C’était grosso modo celui du gouvernement Zapatero, si décevant en ce domaine comme en d’autres.
Depuis, l’ultra droite tente d’intimider, d’étouffer, le travail de mémoire et d’imposer sa réécriture de l’histoire.
Après avoir amputé de 20 à 30% les budgets sociaux, le gouvernement vient de réduire de 60% celui destiné aux associations mémorielles (El Mundo, 05/04/2012). Les quelques miettes seront exclusivement destinées à l’ouverture des fosses. Lorsque l’on sait qu’il y a près de 2 000 fosses et que les associations n’ont récupéré qu’environ 5 000 corps (sur les certainement plus de 130 000), l’exhumation durera des décennies ! Les 2 700 corps de la fosse commune de Málaga reposent dans des caisses, entassées dans un entrepôt. Des stèles, des plaques, en hommage aux fusillés, comme à Grenade, à Collado de Hoyo, sont enlevées. A Lugo, le Parti Populaire a refusé de retirer les distinctions honorifiques attribuées à Franco ; à Elche, la mairesse a débaptisé la rue "Pasionaria" pour la remplacer par le nom d’un ancien maire franquiste de la ville (16/07/2011). Le gouvernement galicien (Xunta) a déclaré que "ce n’est pas son rôle que d’appliquer la Loi de mémoire historique" (El País, 10/12/2011). A Madrid, le Parti Populaire revendique la rue du général fasciste Mola, dans le quartier Salamanca (Diario progresista, 11/12/2011). Le maire de Chiclana "ne veut pas entendre parler de Mémoire historique", et s’oppose à un monument à la mémoire des victimes républicaines, au cimetière San Juan Bautista. Tout cela, alors que la Loi de mémoire historique stipule que les symboles renvoyant à la Guerre civile et à la dictature "doivent être retirés des espaces publics".
Le 1er juillet 2011, le PSOE et le Parti Populaire s’étaient opposés au Congrès à une motion de Izquierda Unida pour que la Loi de mémoire historique soit enfin appliquée et de plus, que les sentences des tribunaux soient annulées (Tercera información, 03/04/2011) à cause de leur illégitimité, et de celle des normes juridiques de l’époque.
Malgré le violent coup de frein, avec ou sans subventions, les associations continuent leur combat. Nos morts n’ont pas la mémoire courte.
Jean Ortiz, universitaire (avec les remerciements de Théophraste R.).
(Texte publié dans "L’Humanité" du 5 juin 2012)
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