Le socialisme oublié : aperçus sur le socialisme moral fin de siècle (Frédéric Rauh, Charles Andler, Jean Jaurès et quelques autres)

lundi 18 avril 2011.
 

Christophe Prochasson est historien et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS).

Alors que les républicains ne firent jamais mystère de la dimension morale de leur idéal, l’inscrivant dans la chair de la devise républicaine, il en alla tout autrement chez les socialistes, apparemment plus avares de confessions morales. Adossés aux seules vertus de la science dont ils armèrent leur critique du capitalisme, n’usant de l’indignation qu’à la façon dont les combattants agitent l’étendard de leur cause, ils traitèrent le plus souvent la morale avec mépris, l’accablèrent de sarcasmes, la réduisant, dans le sillage de Marx et de ses épigones, à l’état d’une « farce bourgeoise ».

Faut-il pourtant s’en tenir à ce constat ? Les quelques pages qui suivent voudraient en tout cas le nuancer par la mise au jour d’un « socialisme oublié ». Dans les dernières décennies du XIXe siècle et les premières années du siècle suivant, quelques théoriciens oeuvrèrent à donner au socialisme l’armature morale qui lui faisait tant défaut. Il est frappant de constater que l’historiographie française les ait à ce point mal traités. Leurs noms (Benoît Malon, Gustave Rouanet, Eugène Fournière, Albert Thomas, etc.) sont parfois connus comme animateurs de revues (la Revue socialiste, la toute première !) ou figures de second plan, mais leurs écrits ont été relégués dans l’arrière-cour de l’histoire intellectuelle du socialisme français. Ils n’ont donné lieu à des rééditions et à des commentaires que très récemment[1]. A l’heure où le socialisme européen se cherche de nouvelles voies, il n’est pas indifférent de relever ce renouveau d’intérêt pour des auteurs dont la mémoire avait été effacée par une orthodoxie plus encline à célébrer les « révolutionnaires », d’ailleurs incapables de mener à bien la moindre révolution, que les « réformistes », encombrés d’une mauvaise réputation et contrariés dans l’application de leur « réformisme ».

Deux intellectuels, Frédéric Rauh et Charles Andler, méritent aussi l’attention de qui se penche sur le socialisme moral de la fin du siècle que ne représente pas à elle seule la grande voie de Charles Péguy. On verra que ces deux anciens élèves de l’Ecole normale s’accordent avec une petite musique socialiste que l’on aurait tort de ne pas souhaiter réentendre et à laquelle ils apportèrent leur timbre particulier. Parmi la petite phalange de théoriciens socialistes tournés vers la morale, l’un d’entre eux mérite une mention spéciale parce qu’il est sans doute l’un des plus oubliés. Philosophe discret et méconnu, oncle du turbulent écrivain Léon Werth, Frédéric Rauh, si l’on en croit nombre de témoignages, semble avoir disposé d’une écoute attentive auprès de plusieurs socialistes français de la fin du XIXe siècle. Personnalité morale autant que philosophe de la morale, Rauh est décrit en ces termes par son ami Emile Berr, le fondateur de la Revue de Synthèse, à laquelle il collabora comme tous les penseurs de ce temps désireux de nouer ensemble toutes les sciences morales : « Le professeur, l’Écrivain, l’homme public ne faisait qu’un en lui avec l’homme privé. A ce chercheur professionnel de vérité, on peut rendre ce témoignage qu’il n’a jamais menti. »[2] Jaurès lui-même fut attentif à ce grand intellectuel, né en 1861 et précocement disparu en 1909, qui avait lui aussi enseigné à Toulouse et avec lequel il sympathisa. Rauh fut socialiste à sa manière mais dans l’esprit d’une doctrine qui devait accueillir tout à la fois les exigences de la science et celles de la morale. Ayant rencontré l’œuvre de Spinoza dans son cheminement philosophique, il consacra plusieurs travaux à cette dernière en même temps qu’il fréquentait les laboratoires des scientifiques, notamment celui de son collègue de la faculté des sciences de Toulouse, le physicien Henri Bouasse[3]. En 1903, il publia l’un de ses livres les plus importants, L’expérience morale. Cet ouvrage, qui défend une conception de la morale dégagée de la métaphysique comme des lois de la sociologie, est à même de passer pour une contribution originale à la définition philosophique d’une morale socialiste, encore que Rauh se défendît de vouloir en quoi que ce soit dessiner les contours d’un nouvel Evangile, fût-il socialiste : « le contenu et la forme de la pensée morale ne sont pas déterminables a priori, mais seulement par l’expérience morale »[4]. Tel est le cœur de la thèse défendue par Rauh qui le conduit à tout un ensemble de considérations à même de fournir des fondements éthiques au socialisme. Car pour Rauh, c’est à tort que ce qu’il désigne comme le « socialisme moderne », soit tous les dérivés plus ou moins fidèles du socialisme de Marx, a été flétri par ses adversaires comme la « doctrine du ventre » : « Cela est inexact car le socialisme économique n’est pour Marx lui-même qu’un moyen nécessaire pour la socialisation des biens supérieurs. » De Marx, Rauh propose d’ailleurs une lecture moins sèche et plus généreuse que celle mise en avant par ses adversaires voire parfois par l’auteur du Capital lui-même : « La théorie de Marx traduit donc dans la langue une conscience claire et, quoi qu’il en ait dit et pensé, dans une langue morale et juridique, des relations dont l’habitude nous dissimule la nature et qu’à cause de cela l’économie politique orthodoxe exprime en langage des choses. Par là Marx réveille, inquiète la conscience morale que l’économiste orthodoxe rassure en lui persuadant que la misère, le profit, le chômage, etc. sont des nécessités naturelles. »[5]

Dreyfusard ardent durant l’Affaire, Rauh n’oublie pas qu’une expérience singulière peut déboucher sur des leçons d’ordre général. La montée en généralité, dirait-on pompeusement aujourd’hui, d’une injustice personnelle, celle dont le capitaine Dreyfus avait été la victime, fit de l’affaire Dreyfus une affaire universelle en élevant les droits de l’homme contre la Raison d’Etat. Rauh l’affirme en 1903 dans des termes très proches de ceux que Jaurès avait lui-même utilisés cinq ans plus tôt aux fins de justifier la mobilisation des socialistes en faveur de Dreyfus : « Lire dans sa souffrance, dans celle de sa classe ou de sa race, la souffrance humaine, c’est, comme le savant, lire dans un cas-type, une loi. »[6]. Dans Les Preuves, Jaurès avait soutenu, pour sa part, que Dreyfus se trouvait « dépouillé par l’excès même du malheur de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même au plus haut degré de misère et de désespoir qu’on puisse imaginer. »[7] Jaurès était d’ailleurs ici fidèle à lui-même. Dans la préface critique qu’il avait donnée à la deuxième édition d’un ouvrage de Benoît Malon, La Morale sociale, il avait souligné qu’en s’engageant dans le combat socialiste, les militants ignoraient s’ils se mobilisaient « pour eux-mêmes, ou pour leurs camarades, ou pour leurs enfants, ou pour les enfants de leurs enfants. » Les travailleurs eux-mêmes, ajoutait-il, ne luttaient point pour eux, « personnellement », mais pour tous en oeuvrant à l’émergence d’une société nouvelle[8]. Leur « égoïsme » de classe n’était en rien comparable à la coalition d’intérêts que représentait le syndicat de la bourgeoisie, mais une solidarité qui donnait naissance au dévouement voire au sacrifice de soi. Pour Jaurès, le socialisme est évidemment une doctrine morale. Chez Rauh, l’acte moral, ne réside pas dans les intentions. Il ne suffit pas de vouloir le bien social pour le faire. Ainsi tient-il en défiance, sans les nommer plus distinctement, les hommes et les partis « continuellement violents »[9], dont il exclut cependant Marx auquel il rend curieusement hommage comme éveilleur d’une conscience morale que l’économie orthodoxe avait assoupie en persuadant les dominés « que la misère, le profit, le chômage, etc. sont des nécessités naturelles. »[10] Ce qui fait la supériorité morale de certains hommes est leur « attitude impersonnelle » c’est-à-dire leur désintéressement. Cette conception éthique éloigne Rauh de toute espèce de moralisme. Ainsi admet-il que l’on puisse être « aristocrate de tempérament » et « démocrate par principe ». On est alors enclin à manifester ses sentiments démocratiques dans le « courant de la vie sociale » comme dans les moments où s’énoncent publiquement les conceptions auxquelles on se dit attaché. Mais il arrive que la nature reprenne le dessus et le tempérament aristocratique surgit alors au milieu de la geste démocratique : « Tel fut certainement Lasalle, l’agitateur socialiste, démocrate par conviction, grand seigneur par sa vie et ses mœurs » [11]. Et la liste est bien loin d’être close. Combien de socialistes, pris la main dans le sac, en contradiction flagrante avec leur morale politique et les grands principes auxquels ils se disent attachés ? Mais aux yeux de Rauh, il est inutile de s’indigner face à de tels cas : on ne peut changer l’homme avant de renverser les bases de la société sur lesquelles prospèrent ses agissements.

Rauh s’est toujours tenu au seuil du socialisme militant. Ce n’est le cas ni de Benoît Malon ni d’Eugène Fournière qui à eux deux représentent également assez bien une version morale du socialisme mise en coupe réglée par les marxistes. L’un de ces derniers, Paul Lafargue, n’épargnait pas ses sarcasmes à l’égard de ces « indépendants polychromes du socialisme sentimental »[12]. Le premier, né dans une famille rurale de grande pauvreté, fut un militant socialiste de la première heure, l’un des principaux dirigeants de la Première Internationale. Durant la Commune, il fut élu membre de son Conseil. Autodidacte, il se dota d’une solide culture historique et théorique, combinant Marx et Proudhon, qu’il ramassa dans son œuvre de référence : Le Socialisme intégral (1891). Le second, Eugène Fournière, fut son disciple le plus fidèle, issu comme lui d’un humble milieu, passé par le marxisme guesdiste avant de rallier le socialisme dit « possibiliste », n’ayant suivi qu’une brève scolarité qui le conduisit à tout apprendre par lui-même. L’œuvre de Fournière est sans doute moins accomplie et moins fournie que celle de Malon. Auteur de nombreux articles, publiés notamment dans la Revue socialiste qu’il dirigea durant plusieurs années, il ne livra à la postérité qu’un livre de doctrine vraiment original, l’Essai sur l’individualisme (1901), qui annonce l’avènement du socialisme comme l’assomption d’un idéal moral supérieur. Il n’en reste pas moins que les deux œuvres convergent dans un même souci de charpenter le socialisme par la définition d’une morale.

Le profil sociologique d’Andler, cas sur lequel je clos cette brève évocation, s’apparente davantage à celui de Frédéric Rauh qu’à ceux de Malon et de Fournière. Normalien et philosophe comme lui, encore que les péripéties de sa trajectoire universitaire firent d’Andler un professeur de civilisation germanique et non de philosophie, celui-ci se distingue cependant de Rauh par un engagement socialiste plus tangible. Toujours en dissidence, il n’en fut pas moins membre de partis socialistes, du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire que dirigeait l’ancien communard, Jean Allemane, au Parti socialiste SFIO qu’il quitta après la Première guerre mondiale, en état de grande dissidence. Mais plus encore, à la différence de Rauh, Charles Andler se préoccupa beaucoup de doctrine socialiste. C’est ici qu’il nous intéresse. Grand lecteur des penseurs socialistes de la première moitié du XIXe siècle, passé par la lecture du philosophe anarchiste, Max Stirner, pour lequel l’immoralisme est libérateur puisqu’il affranchit les individus de toutes les idoles politiques, religieuses ou morales, excellent connaisseur des écrits de Marx, dont il fut, pour le Manifeste communiste, l’un des traducteurs, Andler n’est pas sans partager quelques idées avec Malon et tous ceux qui se livrèrent à la même époque à une lecture critique de Marx. A l’inverse de ce dernier, Andler soutient que « la superstructure mentale et morale des sociétés est non seulement active, mais décisive ». Selon lui, l’ « émancipation future est affaire de sentiment fraternel, de volonté éclairée et d’énergie matériellement armée. »[13] Comme Malon et Fournière, il se distingue d’autres auteurs contemporains engagés dans la même démarche – songeons à Georges Sorel – par sa volonté normative. Une conférence prononcée en juin 1910, éditée sous forme de brochure l’année suivante, La Civilisation socialiste, en témoigne. Ce texte, qui ne rencontra pas l’écho escompté par son auteur, n’en constitue pas moins l’une des contributions majeures à la philosophie morale du socialisme. S’y composent efficacement une sensibilité libertaire, d’évidents ferments de nietzschéisme, puisqu’Andler se consacrait depuis les années 1890 à l’édification d’un grand œuvre sur Nietzsche qu’il ne commença à publier que dans les années 1920, et une critique morale du capitalisme, état social où triomphe, selon lui, la loi d’airain du mensonge sous toutes ses formes. « Etre socialiste, affirme-t-il, c’est avoir passé par une régénération intérieure totale, et par une reconstruction de tout l’esprit. »[14] La « régénération » de la civilisation entrée en décadence était déjà au programme de la Première Internationale, dont Andler est bel et bien un paradoxal et assez inattendu héritier, au même titre que Malon avec lequel il partage bien des idées. Les grands mots égrenés tout au long de la conférence sont « loyauté », « raison », « beauté », « honnêteté », même lorsqu’il s’agit de plaider pour un art social nouveau qui devra proscrire les truquages du stuck, les mensonges du linoléum, du celluloïd et du bois plaqué, pour leur préférer l’authenticité du métal, du cuir, de l’os et de l’ivoire. Car la révolution civilisationnelle à laquelle appelle Andler est tout aussi esthétique qu’éthique, elle est l’une parce que l’autre. Si le socialisme n’était qu’une façon de redistribuer les richesses, même plus équitablement, il ne se distinguerait en rien du projet démocratique. Il lui faut davantage : « Le socialisme est la naissance en chacun de nous d’une vie plus riche qui se répand sur les autres. »[15] Et de quelle nature sera cette moralité nouvelle ? « C’est une moralité non seulement de la joie au travail, comme celle de la démocratie occidentale, mais une moralité de la profusion intérieure, de l’absolue prodigalité de soi ; une moralité de la joie de produire, non pour sa subsistance, mais pour embellir la vie de tous les hommes. C’est une moralité de désintéressement, ascétique au besoin en temps de crise, comme est la moralité du savant. »[16] Au cœur de la morale andlérienne, gît un travail émancipateur qui, bien loin d’aliéner, libère l’homme en soumettant les forces de la nature à sa volonté créatrice.

Sans doute l’univers politique et culturel au sein duquel ce socialisme se déploya nous est-il bien éloigné. Mais ne pourrait-on pas en dire tout autant d’autres héritages pourtant bel et bien encore admis par le socialisme contemporain ? Il est peut-être au moins un enseignement à tirer de l’évocation qui précède et dont tous ceux qui cherchent à réanimer le « grand cadavre à la renverse » de la gauche européenne pourraient tirer quelque profit. Le socialisme ne peut plus se définir comme le prolongement naturel de la démocratie, pas plus qu’il ne peut se réduire au seul état d’une solution économique mise en œuvre par de bons experts, fussent-ils « de gauche », comme il est devenu impossible de le penser comme un au-delà historique. Ce que tous ces auteurs, aujourd’hui recouverts d’une pellicule de poussière, défendent, chacun à leur manière, est que l’idée socialiste s’invente chaque jour, en chacun de ceux qui veulent la faire socialement advenir. Elle s’épanouit dans les comportements individuels, reliés les uns aux autres par une même morale où le souci du collectif l’emporte sur les intérêts particuliers et les petites vanités. En ce sens, ces moralistes nous lancent un défi : le socialisme sera moral ou ne sera pas. [1] On se reportera notamment à l’entreprise des éditions du Bord de l’eau, plus particulièrement à la collection dirigée par Vincent Peillon, « Bibliothèque républicaine ». Voir ici même l’article de Philippe Chanial consacré à Benoît Malon.

[2] Henri Berr, « Frédéric Rauh (1861-1909) », Revue de synthèse, Tome XVIII-1, février 1909, p.16.

[3] Anne Rasmussen, « Critique du progrès, « crise de la science » : débats et représentations du tournant du siècle », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 14, 1996, p.98.

[4] Frédéric Rauh, L’expérience morale, Paris, Alcan, 1926, p.87 (j’utilise ici la troisième édition de cet ouvrage).

[5] Ibid., p.127.

[6] Ibid., p.59.

[7] Jean Jaurès, Les Preuves. Affaire Dreyfus, La Découverte, Paris, 1998, préface de Jean-Denis Bredin. Introduction de Madeleine Rebérioux. Notes de Vincent Duclert, p.48 (première édition : 1898).

[8] Id. préface à Benoît Malon, La Morale sociale, Giard et Brière, Paris, 1895, cité dans Benoît Malon, La Morale sociale. Morale socialiste et politique réformiste, Le Bord de l’eau, Paris, 2007. Présentation de Philippe Chanial, p.376.

[9] Frédéric Rauh, L’expérience morale, op.cit., p.41.

[10] Ibid., p.127.

[11] Ibid., p.94.

[12] Cité par Philippe Chanial dans Benoît Malon, La Morale sociale…, op.cit., p.10.

[13] Charles Andler, « Frédéric Engels : Fragment d’une étude sur la Décomposition du Marxisme », Revue socialiste, janvier-juin 1914, p.167-168.

[14] Id., La Civilisation socialiste, Lormont, Le Bord de l’eau, 2010. Présentation de Christophe Prochasson, p.11 (première édition : 1911).

[15] Ibid., p.31.

[16] Ibid., p.37-38.

Christophe Prochasson


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message