« La responsabilité des écrivains" 
(Gisèle Sapiro)

vendredi 3 mars 2017.
 

La question de la responsabilité de l’écrivain refait périodiquement surface, portée par l’actualité ou par la réactivation de débats historiques. Comment cette notion s’est construite, quels en ont été les enjeux politiques et esthétiques, c’est le propos que s’est fixé la sociologue Gisèle Sapiro en étudiant quatre périodes cruciales, de la Restauration à l’épuration.

Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’étudier le champ littéraire du point de vue de ce concept de responsabilité  ?

Gisèle Sapiro. Lors de l’enquête que j’ai menée sur l’épuration du monde des lettres pour mon précédent livre, la Guerre des écrivains, il m’est apparu que le concept de responsabilité de l’écrivain qui a fait débat à cette époque occupait une place centrale dans le processus d’autonomisation du champ littéraire, et dans la constitution de l’écrivain comme figure de l’intellectuel engagé. Le deuxième chapitre de la Guerre des écrivains s’intitulait déjà « La responsabilité de l’écrivain »  : il était consacré à ce qu’on a appelé alors la « querelle des mauvais maîtres », quand, sous l’Occupation, on a accusé les écrivains d’être responsables de la défaite de 1940. Cela permettait de mettre en lumière les attentes de la société à l’égard des écrivains et la manière dont ceux-ci y répondaient

Il y a donc eu une remontée dans le temps pour voir comment cette notion s’est construite  ?

Gisèle Sapiro. Cela remonte à la crainte du danger représenté par les livres sous l’Ancien Régime, qui apparaît avec l’essor de l’imprimerie au XVIIe siècle et qui se cristallise avec la Révolution, autour de l’idée que les philosophes en sont les responsables.

Vous citez Marie-Joseph Chénier, le conventionnel et frère du poète  : « Nous devons la Révolution aux livres. »

Gisèle Sapiro. Oui, aussi bien, les révolutionnaires que leurs adversaires ont cru en cette responsabilité. Cette idée a nourri tous les débats autour de la législation sur la liberté de la presse au XIXe siècle, et autour des rapports entre littérature et morale, pour définir la responsabilité de l’écrivain  : une responsabilité objective fondée sur les effets –supposés nocifs– des livres. Elle est théorisée sous la Restauration, en particulier par l’Église, qui souligne les dangers des « mauvais livres », qu’ils soient irréligieux ou licencieux.

On peut même dire que cela remonte aux premières querelles théologiques, où l’Église cherche à constituer un auteur qui serait par exemple responsable de propositions hérétiques.

Gisèle Sapiro. Je suis partie de cette idée avancée par Michel Foucault selon laquelle la « fonction auteur » est d’abord née de la responsabilité pénale avant d’être appropriée par les écrivains pour revendiquer des droits sur leurs œuvres. L’édit de Châteaubriant, dès 1551, fait obligation d’imprimer sur le livre le nom de l’imprimeur, et aussi de l’auteur, afin de pouvoir le poursuivre. La faculté de théologie de l’université de Paris, en 1554, ordonne les bibliographies de livres censurés autour du nom de l’auteur. Et dans la tradition catholique, l’internalisation de la conception de la faute permet de passer à la responsabilité du sujet, qui doit rendre compte de ses intentions, même si ses actes n’ont pas eu d’effet. Cette définition perdure tout au long de l’histoire, et se retrouve bien plus tard, sous une forme laïcisée, chez Sartre, pour qui l’écrivain a une responsabilité illimitée  : tout ce qu’il écrit l’engage. Le droit français est un compromis entre conceptions objective et subjective, puisqu’on ne va pas poursuivre quelqu’un sur ses intentions. C’est pourquoi, en France, c’est l’éditeur qui est le premier responsable, puisque c’est lui qui crée l’objet matériel, le diffuse, commet l’infraction  ; cela permet de poursuivre les rééditions d’auteurs décédés, ce qui est le cas sous la Restauration avec la Pucelle, de Voltaire, les Liaisons dangereuses, ou encore les œuvres de Sade. L’auteur n’est que son complice, mais il est en général plus sévèrement puni, ce qui veut dire qu’en pratique on accorde plus d’importance à la responsabilité subjective. Cette tension entre intention et effets, entre responsabilités subjective et objective, a traversé toute la période étudiée.

En défense, un éditeur dira qu’il n’a pas compris la pensée de l’auteur, un auteur que, compte tenu de la faiblesse du tirage, son œuvre n’a pas pu faire grand mal.

Gisèle Sapiro. Il y a eu des arguments pour limiter la responsabilité. C’est ainsi qu’on a exonéré l’imprimeur, dans la loi de 1881. Il ne peut être poursuivi que s’il est prouvé qu’il a imprimé en toute connaissance de cause. Il y a là l’aboutissement d’un processus de différenciation entre imprimeurs et éditeurs. Quant à l’auteur, il dispose de plusieurs arguments, par exemple que ses écrits ne touchent qu’un faible public. S’y ajoute la théorie des deux publics  : il s’adresse à un public cultivé, capable de discernement, contrairement aux nouveaux publics pour qui la lecture serait un danger. On peut alléguer l’écart entre intention et effet  : ainsi Flaubert est absous parce que ses intentions sont reconnues comme pures, malgré le « réalisme grossier » qui offense la pudeur, selon les juges.

Ce qui lui vaut tout de même un blâme…

Gisèle Sapiro. Absolument. Quant aux procès de l’épuration, on trouvera l’argument selon lequel la plume a dépassé la pensée de l’auteur, ce qui semble paradoxal parce que l’écrit est considéré comme l’incarnation de l’action rationnelle. Or il existe bien, depuis le XIXe, une conception de l’écriture comme irrationnelle. Cela concerne surtout les poètes, comme Nerval, Hölderlin. Les surréalistes théoriseront cela avec l’écriture automatique. Mais on en trouve un écho dans les procès de l’épuration. Les témoins en défense de Rebatet plaident son hypersensibilité, son déséquilibre, certains défenseurs de Céline invoquent la folie.

On s’appuiera aussi sur les travaux de psychiatres ou de sexologues pour considérer ces textes comme scientifiquement utiles, des cas d’école.

Gisèle Sapiro. C’est à la fin du XIXe siècle, au moment où s’imposent les théories de la dégénérescence, marquées par la conception du criminel né, du criminologue italien Lombroso, qui développe aussi l’idée de l’homme de génie anormal. Max Nordau, par exemple, dénonce le danger que représentent pour la société les décadents et un écrivain comme Oscar Wilde, symbole de la littérature dégénérée. Mais ce qui pourrait plaider pour une atténuation de la responsabilité –la tare héréditaire– va être retourné, au nom de la dangerosité de ces êtres qu’il faut empêcher de nuire.

Vous étudiez quatre périodes, mais à la lecture, on est frappé par la similitude des arguments employés.

Gisèle Sapiro. Cette continuité est frappante. Elle est liée au droit lui-même, et à la pratique des avocats qui s’inspirent des procès antérieurs pour leurs plaidoiries. Chaque procès a des conséquences sur la législation ultérieure. Ainsi, sous la IIIe République, quand on vote les lois sur la liberté de la presse de 1881, on veut éviter de refaire un procès Flaubert. Mais cette répétitivité des arguments n’empêche pas de périodiser. Il y a une évolution. Sous la Restauration, la morale publique est déterminée par la morale religieuse, l’offense aux mœurs est plus un prétexte pour des procès politiques contre des libéraux comme Béranger ou Paul-Louis Courier, dont l’enjeu est le droit de critiquer les institutions et la liberté d’expression. La loi libérale de 1881 marque une période de laïcisation de la morale et de privatisation de la religion. En revanche, l’offense aux mœurs se durcit. Entre les deux, la monarchie de Juillet et le Second Empire, on observe l’importance croissante de la morale bourgeoise, avec les deux piliers que sont propriété privée et la famille. Le procès intenté à Flaubert est exemplaire en ce sens que l’œuvre touche ces deux piliers, puisque Emma Bovary commet l’adultère et dilapide la fortune familiale. Sous la IIIe République, c’est l’intérêt national qui prédomine, et sert de prétexte aux procès contre les opposants au régime, notamment les anarchistes à la fin du XIXe et les communistes pendant l’entre-deux-guerres. Il est aussi invoqué dans les procès pour atteinte aux mœurs.

Dans ces procès, comme c’est le cas pour Flaubert, l’accusation fait de la critique littéraire.

Gisèle Sapiro. Ce qui fait l’intérêt de ces procès, c’est que ce sont des débats sur l’interprétation de l’œuvre. Dans le procès de Flaubert, ce n’est pas tant le thème de l’adultère, qui était largement traité dans la littérature, qui choque, mais le traitement que lui fait subir Flaubert. Il opte, à l’instar de Goethe, pour un narrateur impersonnel qui ne juge pas ses personnages, contrairement à Balzac, qui multiplie les interventions d’auteur. Flaubert adopte en outre le style indirect libre, assez neuf en France, qui consiste à faire parler le personnage sans guillemets ni indicateur de discours indirect, ce qui a créé un malentendu, le procureur Pinard ayant attribué à l’auteur les pensées de son personnage.

Ce qui est intéressant, c’est qu’il faille entrer dans une analyse formelle assez élaborée.

Gisèle Sapiro. On ne peut pas dissocier la forme du fond. C’est ce que revendique Flaubert, qui ne reconnaît de responsabilité que sur la forme. Pour le reste, au nom du principe de réalisme, il considère que la réalité est ce qu’elle est, et que c’est l’hypocrisie bourgeoise qui fait qu’on veut se voiler la face devant des mœurs très répandues. Il assume la responsabilité de la forme, dans une tradition qui ira jusqu’à Roland Barthes. Pour Flaubert, comme pour Zola après lui, l’éthique de la création est une éthique de la vérité. La triade classique, le Vrai, le Beau, le Bon, qui remonte à Platon, était encore en vigueur au XIXe siècle. La littérature moderne a évacué le Bon, en absorbant le Beau dans le Vrai pour les naturalistes, ou le Vrai dans le Beau chez les partisans de l’Art pour l’Art, comme Flaubert ou Oscar Wilde. Dans le Portrait de Dorian Gray, Wilde transfère la responsabilité au lecteur  : on ne connaît pas les péchés du héros, le lecteur y projette ses propres fantasmes.

On voit donc émerger l’affirmation de la puissance de la littérature et, paradoxalement, le refus d’en assumer quelque conséquence que ce soit.

Gisèle Sapiro. Ce n’est vrai que dans certains cas. La théorie sartrienne de la responsabilité de l’écrivain s’enracine dans l’expérience de l’Occupation mais aussi dans celle des procès de la Libération, où des hommes de lettres sont poursuivis pour leurs écrits, qui deviennent des preuves à charge contre eux, et peuvent les envoyer à la mort, puisque Brasillach a été exécuté. Il a été d’ailleurs le seul à revendiquer la responsabilité de ses écrits, sans admettre qu’ils aient constitué le crime d’intelligence avec l’ennemi. Abel Hermant, par exemple, académicien octogénaire, a essayé de se dédouaner en invoquant des arguments littéraires, comme l’effet comique. Rebatet fait de son pamphlet les Décombres une « confession ». C’est d’ailleurs de ce type d’attitude qu’est née mon interrogation. Henri Béraud, pamphlétaire de renom dans un hebdomadaire, Gringoire, qui se vendait 600 000 exemplaires avant la guerre et 300 000 pendant, dit qu’il n’a fait que « suivre le Maréchal ». Et ce sont ces mêmes hommes de lettres qui ont mené, sous l’Occupation, campagne contre les écrivains qu’ils jugeaient responsables de la défaite, au nom d’un concept qu’ils récusent lorsqu’on le leur applique.

Que penser de l’argument selon lequel les écrivains auraient été plus sévèrement jugés que d’autres  ?

Gisèle Sapiro. Il y a eu un vrai projet politique d’épurer la société française, dans lequel les écrivains tenaient une place importante. Ils ont été jugés sévèrement parce qu’ils ont été jugés tôt, leurs écrits constituaient une preuve à charge accablante. Nombre d’entre eux ont été poursuivis pour intelligence avec l’ennemi, crime puni de mort sauf circonstances atténuantes. On a dit que les individus en général ont été jugés plus sévèrement que les institutions, parce qu’il fallait remettre en marche la société. Cela s’applique évidemment aux écrivains. Ont-ils été pour autant des boucs émissaires  ? Ils ont en tout cas incarné la responsabilité subjective dans cet épisode de guerre idéologique, et leur capital symbolique, loin de les protéger, a facilité l’exemplarité des peines. Après l’exécution de Brasillach, un débat sur la hiérarchie des responsabilités s’est engagé. Son défenseur avait demandé au procès  : « Si on condamne à mort un poète, quelle peine réserve-t-on au marchand de canons  ? » Sartre répondra que l’écriture est un acte et Simone de Beauvoir écrira, dans la Force des choses  : « Il y a des mots aussi meurtriers qu’une chambre à gaz. » Cette citation m’a intriguée, et m’a conduite à questionner cette notion de responsabilité de l’écrivain sur laquelle nous vivons encore aujourd’hui et qui continue à alimenter des polémiques récentes.

La Responsabilité de l’écrivain,

Éditions du Seuil. 750 pages, 35 euros.

BIBLIOGRAPHIE

Directrice de recherche au CNRS (Centre européen 
de sociologie et de science politique), dont elle a reçu 
la médaille de bronze en 2000.

Elle a publié : la Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999).

Elle a notamment dirigé : les Contradictions de la globalisation éditoriale (Nouveau Monde Éditions 2009).

L’Espace intellectuel en Europe (La Découverte, 2009).

Translatio. Le Marché de la traduction en France 
à l’heure de la mondialisation (CNRS, 2008).

Pierre Bourdieu, sociologue, avec L. Pinto et 
P. Champagne (Fayard, 2004). Pour une histoire 
des sciences sociales, avec J. Heilbron et R. Lenoir 
(Fayard, 2004).

Son dernier ouvrage : la Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, XIXe-XXIe siècle (Seuil, 2011), 750 pages, 35 euros.

Entretien réalisé par Alain Nicolas, L’Humanité


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