L’industrie du football et ses centres de formation : « Tu seras Pelé, Maradona, Zidane » ou... rien

mercredi 19 janvier 2011.
 

La dix-huitième Coupe du monde de football, qui s’ouvre le 9 juin 2006 en Allemagne, sera sans doute l’occasion, pour les promoteurs de ce sport, d’en célébrer les vertus sociales. Mais cet éloge (excessif) devient trompeur quand le football, déjà parasité par les enjeux commerciaux, se mue en rêve de réussite facile. En effet, la grande majorité des jeunes, souvent débauchés en Afrique par les centres de formation européens, restent sur le carreau.

En matière de football, la France, à la fin des années 1980, n’a pas gagné trois Coupes du monde comme l’Allemagne, elle n’a pas de club gigantesque comme le Real Madrid ou le FC Barcelone – qui vient de sortir vainqueur de la Ligue des champions –, le niveau de sa première division (D1) reste médiocre par rapport à celui du Calcio italien, et la ville de Paris fait peine à voir au regard de la dizaine de clubs de haut niveau que compte Londres. En un mot, elle accuse un retard certain.

Pourtant, c’est elle qui fut à l’origine de la création de la Coupe du monde (Jules Rimet), de la Coupe d’Europe des clubs (Gabriel Hanot), du championnat d’Europe des nations (Henri Delaunay), et du Ballon d’Or, la récompense individuelle la plus prestigieuse (décernée par le périodique France Football ). A l’exception de l’Euro 84, qu’elle organisait, elle a tout créé mais n’a rien gagné. Pas plus la passion de son peuple que la reconnaissance des autres nations de poids dans le sport le plus populaire du monde.

Certains industriels français mesurent alors les avantages à en tirer et décident d’inscrire leur nom au palmarès du football. M. Bernard Tapie et Jean-Luc Lagardère investissent des sommes considérables dans l’Olympique de Marseille (OM), le Matra Racing (500 millions de francs, soit 72 millions d’euros, entre 1987 et 1989). Canal+, qui a investi 260 millions d’euros en quinze ans dans le Paris-Saint-Germain (PSG), commence à valoriser la première division (en diffusant les matches), avant de la financer (en acquérant les droits), comme il le fait pour le cinéma. La France se porte candidate pour l’organisation du Mondial 1998 et promet un grand stade ; un centre technique national voit le jour ; la direction technique nationale lance un centre de préformation en 1991, l’Institut national du football (INF) de Clairefontaine, premier du genre, ouvert aux apprentis footballeurs de 12 ans. Ce modèle sera repris dans de nombreux clubs français, puis étrangers après la victoire des Bleus (l’équipe de France) au Mondial 1998.

Soudain, tout s’accélère pour les jeunes pousses du « foot », pour les recruteurs venus de tous horizons qui sillonnent chaque week-end les stades les plus champêtres, et pour les clubs professionnels qui vont revendre au prix fort des joueurs qui leur ont peu coûté au départ. Frédéric a la chance relative d’être né à une heure de Paris, dans une famille moyenne et soudée, au cœur d’un village où ses grands et arrière-grands-parents ont toujours vécu. Son père a connu l’épopée des Verts de Saint-Etienne, dans les années 1970, et a tenu à mettre un ballon dans le berceau de son fils. Lorsque Michel Platini, au sommet de son art, prend sa retraite, Frédéric n’a pas 10 ans. Mais ses parents croient connaître un successeur possible au champion...

Un mercredi, Frédéric, qui a déjà été repéré et a intégré la sélection départementale des Yvelines, décroche le téléphone pour répondre à une secrétaire du PSG, qui l’invite à se présenter à un stage de détection. A l’école, puis au collège, c’est une star que l’on envie, à qui l’on ne refuse rien. Il cristallise les rêves des garçons et des filles, il est l’image de la réussite. Sur les terrains, il lui arrive de dribbler un par un tous les joueurs de l’équipe adverse avant de marquer. On lui prédit un avenir si doré que le brillant élève qu’il était à l’école primaire se désintéresse peu à peu de ses cours pour mieux rêver à sa carrière sportive, se perfectionner dans ce jeu dont il est déjà le roi, et qui lui permettra, espère-t-il, de rouler en Porsche dans quelques années. Il « plane », aussi haut que le lui permettent le petit écran, les ambitions de son père, la voracité des recruteurs, la folie des grandeurs de ce microcosme : « Mon enfance s’est déroulée ainsi, sans un nuage, avec des certitudes plein la tête et un avenir assuré. Ma passion allait être mon métier, personne n’en doutait, et surtout pas moi qui vivais sans le savoir en dehors de la réalité. »

La chute sera lente. A 13 ans, il intègre le centre sport-études de Poissy, filiale du FC Sochaux, une référence. Court sur pattes, il avait jusqu’alors toujours compensé par une technique hors normes. Mais il lui faut, lui dit-on, acquérir toutes les bases qui lui permettront de devenir « pro ». Cette première année en internat, à une heure de chez lui, sera aussi la dernière. Ayant perdu ses repères, il peine à se hisser au niveau de ses coéquipiers, au moins aussi forts que lui, et s’écroule dans sa scolarité. Fondu dans la collectivité, il n’existe plus. « Un cauchemar, explique-t-il. Avant, j’étais le football, j’étais le bonheur, j’étais la réussite, j’étais l’avenir. En plein milieu de mon adolescence, je me suis aperçu que je n’étais plus rien. »

Pas aux yeux des autres, toutefois. Parents, amis des parents, professeurs, copains ne manqueront jamais de lui demander où en est sa carrière. Des années durant, il continuera de faire semblant d’y croire, avant d’abandonner. Frédéric a aujourd’hui 25 ans. Il est maçon, fume des joints à longueur de journée, reste enfermé le week-end, ne regarde plus un match. Il n’a jamais retrouvé le pouvoir qui avait été investi en lui dès son plus jeune âge. « Les gens me voient avant tout comme celui qui n’a pas fait carrière. Je lis dans leurs yeux soit de la pitié, soit de la satisfaction de ne pas m’avoir vu réussir. Je traîne cette enfance dorée comme un boulet. »

Un cas isolé ? Au contraire. Il n’est guère un village, un club, un établissement scolaire qui n’ait pas sa petite star du ballon rond, et qui ne soit sur les tablettes d’un recruteur. Car la chasse aux talents fait rage. Le système de formation français est une mécanique dont les rouages atteignent sans mal les quelque deux millions deux cent mille licenciés (inscrits dans des clubs amateurs). Les bonnes affaires se trouvent dans les plus jeunes catégories (10-14 ans). Au-delà, à partir de 15 ans, les joueurs qui n’ont pas été repérés tombent rapidement dans les oubliettes. Ce maillage, d’abord départemental, puis régional, permet aux clubs professionnels de disposer de ressources quasiment illimitées : sous leurs propres couleurs, avec une moyenne d’environ cinq cents amateurs de moins de 18 ans sous contrat, et surtout dans les clubs passerelles de la région ou de la zone géographique.

Le cas du PSG, qui n’a jamais vraiment eu de vocation formatrice, donne à réfléchir. Environ quatre-vingts joueurs de 12 à 18 ans y font leurs gammes, dans un sport-études plus sportif que scolaire. Si cinq d’entre eux intègrent un jour l’équipe professionnelle, ce sera bien. Si un joue en équipe de France, ce sera historique... Bien sûr, le club-phare de la région parisienne enregistrait, en 2003, le taux de passage à la professionnalisation le plus faible en France (2,43 %). Mais, en tout état de cause, la moyenne nationale est inférieure à 10 %.

Or, entrer dans un centre de formation constitue déjà un exploit. Là aussi, la sélection est sévère, puisque, dans les innombrables stages de détection créés depuis une vingtaine d’années, moins d’un stagiaire sur cent est retenu.

Repérer le prodige dès le berceau ?

A l’INF Clairefontaine, royaume de la préformation, ce sont chaque année près de mille enfants d’une douzaine d’années qui tentent leur chance. Avec, à l’arrivée, une vingtaine d’élus. Ils intègrent alors pour trois ans l’internat du centre technique national, lieu de villégiature de l’équipe de France. Quelques-uns sont renvoyés chez eux, définitivement, à la fin de chacune des deux premières saisons. Ni problème de comportement ni échec scolaire, c’est juste dans le football que ça ne va pas. Au terme de la préformation, puis de la formation dans un club professionnel, seuls quatre ou cinq de ces éléments surdoués deviennent « pros ». Et rarement pour jouer dans les meilleurs clubs.

Il serait injuste de ne pas admettre que le système de formation français marche à merveille, puisque la grande majorité des professionnels de Ligue 1, ou L1 (1), est passée par cette étape obligée, et que les succès mondial et européen de l’équipe de France, en 1998 et 2000, lui doivent beaucoup.

Néanmoins, un extraordinaire taux d’échec pénalise des enfants et des adolescents pas ou mal préparés à une « reconversion ». Ils prennent souvent conscience de l’importance des études quand il est trop tard. Les conditions d’hébergement, dans des internats bruyants et essentiellement masculins, où il n’est jamais bien vu de s’écarter du collectif, même pour faire ses devoirs, l’idée unique du football, l’éloignement des parents, ou encore les horaires d’entraînement assez contraignants, rendent la réussite scolaire presque aussi rare que le succès dans le football.

A l’INF, dans l’année cruciale de seconde, près de deux élèves sur trois redoublent ou sont réorientés vers un brevet d’études professionnelles (BEP) ou un certificat d’aptitude professionnelle (CAP). Quant au football, les élèves ont été prévenus il y a quelques années par le directeur du centre : « Vous avez tous vu qu’il y a une liste affichée dans le hall, sur laquelle figurent tous les professionnels qui sont passés ici. Il y en a exactement vingt-six. Sur une centaine d’anciens pensionnaires de l’INF, cela fait 25 % de réussite, ce qui veut dire qu’environ 75 % d’entre vous devront gagner leur vie autrement que par le foot (2). »

Cependant, dans la quasi-totalité des clubs professionnels, une tendance à l’autosatisfaction, alliée à la nécessité de séduire les parents de jeunes joueurs, masque l’impossibilité de mener de front longues études et (aléatoire) carrière de footballeur.

Tous les clubs de L1, L2 et National ont leur centre de formation, parfois labellisé comme celui de l’AJ Auxerre, parfois officieux comme ceux de Dijon, de Pau ou de Toulon. Au total, ce sont au moins cinq mille joueurs surdoués de 12 à 18 ans qui chaussent chaque jour les crampons pour « apprendre le métier », en rêvant d’intégrer l’équipe première et de gagner leur vie sur les terrains... alors que le football français ne compte guère plus d’un millier de professionnels, âgés de 18 à 35 ans.

Le mirage n’épargne pas les meilleurs des meilleurs. Le FC Sochaux, « école de l’excellence » au même titre que le FC Nantes ou l’AJ Auxerre, a ainsi utilisé cinq joueurs issus de son centre de formation sur les vingt-cinq les plus souvent alignés cette saison en L1. Cinq joueurs titulaires une fois sur deux en moyenne, et qui devront donc lutter pour faire carrière. Le message d’accueil délivré par le club de Sochaux sur son site internet, où il se targue d’organiser sa formation en cinq secteurs – « détection », « formation », « maturation », « utilisation- reconversion » –, laisse donc perplexe quand il indique qu’une « école de football » est maintenant ouverte aux enfants de 6 à 12 ans. Le repérage commencerait-il dès la sortie du berceau ?

Les clubs ont compris en tout cas l’intérêt qu’ils avaient à dresser un maximum d’étalons dans leurs écuries. Les formateurs sont bien placés pour savoir qu’un très bon manipulateur de ballon de 15 ans n’a pas forcément un bon rendement cinq ans plus tard. La tête et les muscles ne suivent pas toujours. Nombre de talents précoces perdent leur fraîcheur au moment où ils comprennent que leur passion n’est plus un jeu. Rudy Haddad, Mourad Meghni, Jérémie Aliadière, Philippe Christanval et tant d’autres « futures stars » n’ont pas prouvé le quart du tiers de ce que l’on attendait d’eux, sans doute parce qu’ils ont pris conscience que leur nom, leur jeu, leur carrière étaient récupérés, exploités, qu’ils ne leur appartenaient plus alors qu’ils n’étaient même pas encore passés « pros » (3).

Même les « internationaux » des équipes de France de 15, 16, 17 ans peinent à se faire une place au soleil, la majorité venue. Seul un tiers d’entre eux deviennent « pros » quelques années après avoir chanté l’hymne national. On en revient souvent à l’histoire d’une enfance, d’une adolescence, d’une vie consacrées à un jeu qui devient vite un métier (non rémunéré dans la plupart des cas), un talent individuel qui se noie dans la masse, une admiration d’enfant qui se transforme en pression parentale, un avenir assuré qui devient rendez-vous manqué.

La déception peut se transformer en tragédie. Elle concerne les milliers de jeunes Africains qui, hypnotisés par la télévision, viennent chaque année tenter leur chance en Europe, avec une préférence très marquée pour la France et la Belgique, en tête de pont de la traite sportive. Là encore, le malheur touche ceux qui échouent aux portes du professionnalisme.

En Afrique, nul besoin de formation pour permettre à des centaines de milliers d’enfants et d’adolescents de développer un talent particulier... et de rêver d’une grande carrière (4). Les exploits de George Weah et Roger Milla hier, ceux d’El-Hadji Diouf, Mamadou Niang ou Didier Drogba aujourd’hui, les publicités des chaussures Puma, les promesses des recruteurs qui parcourent le continent pour trouver, sans réellement chercher, la perle rare suffisent à éblouir des familles entières. Elles acceptent sans barguigner de financer – à hauteur de 3 000 ou 4 000 euros – le coûteux billet d’avion de leur petit prodige.

Venus de partout et de nulle part, nombre de jeunes Africains voient leurs espoirs se briser sur les récifs de la formation française. Président de l’association Culture Foot Solidaire, M. Jean- Claude Mbvoumin suit de près le parcours de centaines d’immigrés venus spécialement du continent noir pour gagner leur vie en jouant au football, et qui finissent, la plupart du temps, dans la rue, sans papiers, brisés. « Les Africains ont énormément d’idées reçues sur le football professionnel en Europe , explique-t-il.

Ils voient de nombreux compatriotes réussir et imaginent qu’il est très facile de les imiter. Ils pensent que le plus dur est fait quand ils ont obtenu l’argent du voyage et le visa, et ils se sentent investis d’une mission par rapport à leur famille. Par peur et par honte, ils ne veulent pas revenir au pays après avoir échoué. »

L’association Culture Foot Solidaire a dénombré plus de six cents joueurs africains actuellement en rupture de ban. Ils sont davantage en réalité. « La seule Fédération du Cameroun , précise M. Mbvoumin, a délivré huit cent cinquante lettres de sortie l’année dernière. Il faut y ajouter les nombreux joueurs qui ne sont pas licenciés dans des clubs et qui sont directement repérés et pris en charge par des recruteurs. » Sans oublier les Maliens, Sénégalais, Ivoiriens, Nigérians, Guinéens...

La France, qui fait figure de tremplin vers les grands championnats espagnol, italien et anglais, « capte au moins la moitié » de ces nouveaux arrivants. Et elle ne fait pas la fine bouche. « Les clubs, poursuit M. Mbvoumin, n’ont aucune raison de remettre en question ce qui leur rapporte tant. »

A l’occasion de la dernière Coupe d’Afrique des nations (CAN), pas moins de soixante et onze internationaux africains ont quitté les rangs des championnats français de L1 et de L2 pour défendre les couleurs de leur pays, parfois pendant un mois. L’AS Saint-Etienne, qui compte dix Africains dans son effectif, a dû en laisser partir six. Les jeunes joueurs venus du continent noir font à ce point le bonheur des équipes françaises que leur dévouement patriotique a été vu d’un mauvais œil par les entraîneurs concernés. M. Sepp Blatter, président de la Fédération internationale de football association (FIFA), a même dû monter au créneau et réclamer davantage de « respect envers les footballeurs africains ».

Victimes consentantes

Certes, la FIFA a réglementé en 2001 les transferts internationaux, interdisant le recrutement des mineurs. mais la loi est contournée. D’abord par le trafic d’âge : les agents spécialisés, souvent non agréés FIFA, vieillissent administrativement de deux ou trois ans les mineurs pour opérer le transfert en toute légalité. Plus tard, ils n’hésitent pas à faire le contraire : un joueur de 22-23 ans qui passe pour un espoir de 18 ans vaudra plus cher vu que sa carrière escomptée (sa durée d’amortissement) sera plus longue (5). Il arrive enfin que les agents changent l’identité du joueur (avec son accord) pour ne pas devoir d’argent au club formateur au moment d’un transfert.

En France, les pouvoirs publics ont étudié la question en janvier 2000, quand Mme Marie- George Buffet était ministre des sports. Aucune enquête approfondie n’a toutefois permis de mesurer l’ampleur de cette forme d’« immigration choisie » qui souvent se transforme en séjour illégal. A vrai dire, les remèdes sont limités, le football étant devenu une activité économique à part entière, dont les transferts de joueurs constituent une des principales sources d’enrichissement. Or les joueurs africains, mal informés, à l’identité facilement falsifiable, et dont la formation ne coûte rien puisque c’est en jouant... qu’ils ont appris à jouer (à la différence des adolescents français, formatés, qui ne disputent en définitive que très peu de matches « classiques »), représentent une valeur sûre. Robustes, excellents techniciens entièrement dévoués au jeu – au même titre que les footballeurs sud-américains, qui développent eux aussi leur toucher de balle dans la rue ou sur la plage –, ils offrent une garantie de plus-value, tant aux agents qui les repèrent qu’aux clubs qui les transfèrent.

Carrefour de l’Europe pour tous les footballeurs qui veulent intégrer les plus grands clubs, la France tire profit de sa politique de formation en restant la seule nation du Vieux Continent à ne pas être endettée : sa balance commerciale (basée sur les transferts de joueurs) affichait un solde de 12 millions d’euros en 2005 (6). L’efficacité de son système de formation ne l’empêche cependant pas de devoir faire venir des référents ou « grands frères » de l’étranger, pour entraîner les plus jeunes.

L’identité de jeu, l’identité tout court des différentes formations professionnelles tendent alors à disparaître, notamment depuis l’arrêt Bosman (1995) de la Cour européenne de justice et ses suites, qui ont permis aux équipes d’aligner sur le terrain autant de joueurs étrangers que souhaité. En Belgique, il est ainsi arrivé au club de Beveren de faire jouer onze étrangers, dont dix Ivoiriens. D’une part, les supporteurs ne s’identifient plus autant qu’avant aux joueurs qui défendent leurs couleurs. D’autre part, la commercialisation croissante des footballeurs, de plus en plus considérés comme des objets sans âme, les métamorphosent en supports à marketing (7).

Si l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes, dans des interviews particulièrement creuses, et celle que le microcosme leur renvoie en les traitant comme des hommes-sandwiches ne posent pas de problème quand ils sont encore assez jeunes pour commercialiser leurs jambes (les vingt joueurs les plus sollicités par les annonceurs touchent en moyenne 3 millions d’euros par an pour représenter des marques), l’après-carrière est plus difficile. La découverte de l’anonymat, la conjugaison du temps présent au passé composé (autoglorification aveugle ou regrets éternels, en tout cas nostalgie), l’apprentissage d’un nouveau métier et d’un nouveau mode de vie, et le constat qu’ils ont été admirés, construits par rapport à leur physique, sont autant d’éléments qui incitent à la morosité au moment où les footballeurs retraités mesurent l’ampleur du conditionnement dont ils ont été les victimes consentantes.

Tous les footballeurs aimeraient marquer les esprits avec la « belle gueule » de David Ginola, le charisme de Michel Platini, les « trois pieds » de Zinédine Zidane ou le goût de la bagarre d’Eric Cantona. Mais, pour la plupart, la carrière professionnelle dure en moyenne de cinq à six ans. Et ils passent par trop de clubs pour y conserver des liens solides, profitables après leur retraite professionnelle. La compétence et le talent ne sont pas les seuls critères de sélection déterminants. Ainsi, comment expliquer que, depuis des années, la cote de Nicolas Anelka reste si élevée alors qu’il ne marque guère plus de buts qu’un attaquant moyen de Ligue 1 ?

En moins de vingt ans, le football s’est métamorphosé, du statut de sport populaire à celui de secteur économique. Début 2006, la société Orange a reconduit un contrat de 29 millions d’euros par an pendant trois ans, aux termes duquel cette filiale de France Télécom disposera des droits de retransmission des matches de L1 sur téléphone mobile, et aura son nom associé à celui de la Ligue (« Ligue 1 Orange » est le terme consacré).

Bien payés pendant les quelques années durant lesquelles ils font valoir leur talent (45 000 euros brut par mois et par joueur en L1, environ 15 000 en L2, qui l’une et l’autre comportent vingt équipes d’environ vingt professionnels), les footballeurs surfent sur une vague qui pourrait s’aplatir presque aussi rapidement qu’elle s’est formée. L’équilibre financier de ce sport repose en effet en grande partie sur des droits de télévision toujours plus élevés, aujourd’hui faramineux (600 millions d’euros par an pour ceux de L1 en France).

Or la fusion entre TPS et Canal+ devrait considérablement diminuer le montant du prochain appel d’offres, qui interviendra dans deux ans. Et c’est surtout la diffusion gratuite des matches sur Internet qui pourrait réduire à néant les droits. Déjà, c’est le cas avec la Coupe du monde et la Coupe de l’Union des associations européennes de football (UEFA), diffusées sur le web via des chaînes chinoises. Les jeunes footballeurs actuellement en formation auront encore, à n’en pas douter, les moyens de bien vivre, dans le peu de temps que durera leur carrière. Mais l’inflation permanente des rémunérations arrive sans doute à son terme. Ce qui n’empêchera pas des dizaines de milliers d’adolescents de tenter à leur tour leur « chance ».

NOTES

(1) L’ancienne première division a changé de nom en 2001.

(2) Cf. « Les vertes années de Clairefontaine », France Football , Paris, 19 juin 2001. Lire aussi « La tête et les jambes », France Football , Paris, 2 mai 2000.

(3) Lire Jean-Louis Pierrat et Joël Riveslange, L’argent secret du foot , Plon, Paris, 2002.

(4) Lire Raffaele Poli, « De Cape Town à Amsterdam, les réseaux de recrutement des joueurs africains », université de Neuchâtel, 2004.

(5) Lire Habibou Bangré, « Le trafic d’âge dans le foot », 26 mai 2004, Afrik.com.

(6) Lire le rapport annuel de la Direction nationale de contrôle et de gestion (DNCG), 2004-2005, www.lfp.fr

(7) Lire Jean-Marie Brohm, « La loi de la jungle, stade suprême du sport ? », Le Monde diplomatique , juin 2000. http://www.monde-diplomatique.fr/20...


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