Le texte adopté par le sommet de Bruxelles le 18 juin 2004, soulève deux types de questions. Quelle est la nature du texte : Constitution ou Traité ? Son contenu est-il acceptable ou non pour des socialistes européens fédéralistes ?
1- Constitution ou traité ?
1.1- De quoi parle-t-on quand on parle d’une Constitution ?
On parle d’un texte qui a une autorité supérieure à la loi ordinaire et qui, pour cette raison, a été adopté par une procédure spécifique impliquant la souveraineté populaire. Elle est donc le droit du droit, le texte par lequel quiconque peut savoir comment il est gouverné, par lequel se forge un consensus sur la règle de la loi et son acceptation.
Il n’y a que deux titulaires du pouvoir constituant originaire : le Prince ou le Peuple.
Le Prince octroie la constitution à son peuple. Ainsi Louis XVIII avec la Charte de 1814, Bonaparte faisant plébisciter la Constitution de l’an VIII ou le Négus donnant en 1937 une Constitution à l’Ethiopie. Ce sont des exceptions dans l’histoire contemporaine de l’Etat constitutionnel.
Un des acquis fondamentaux de cette histoire est que le pouvoir constituant appartient au peuple, seul souverain capable de dire les conditions dans lesquelles il délègue l’exercice de son pouvoir.
En 1776, les colonies rebelles américaines inventèrent le principe de la Convention Constituante et de la ratification populaire qui aboutit onze ans plus tard, en 1787, à la Convention de Philadelphie et à la Constitution des Etats-Unis.
La Révolution français poursuivit ce chemin : dès le 17 juin 1789, les députés du Tiers-Etat se proclamèrent l’"Assemblée Nationale Constituante". On n’a cessé par la suite de recourir à cette procédure spécifique pour adopter une Constitution.
Cette procédure tient tout entière au principe de publicité. Le travail constituant est soumis à la contrainte de l’échange argumenté, contradictoire et public entre mandataires du pouvoir constituant originaire. Cette procédure n’est pas réservée à la tradition française. Elle s’est imposée partout, depuis son invention par les Etats-Unis en 1787 jusqu’aux plus récentes démocraties européennes. Ainsi l’Italie en 1947, la Grèce en 1975, l’Espagne en 1978, la Pologne en 1997 ont-elle eu recours aux assemblées et/ou aux référendums constituants. Cette procédure fait donc partie du "patrimoine constitutionnel " commun à l’Europe démocratique.
Généralement, les régimes autoritaires réduisent autant que possible la dimension publique. Sous le Consulat, l’Empire et les monarchies constitutionnelles, le travail constituant fut celui d’une seule commission. Or, cette exception va se retrouver dans l’adoption de la Constitution européenne.
1.2 La Convention a-t-elle été une assemblée constituante ?
La Convention fut le fruit de la paralysie des Etats à Nice mais aussi de leur mandat. Sa composition s’en ressent : 72 parlementaires élus ou désignés au deuxième degré qui siégèrent sans jamais avoir été mandatés pour cela. Il faut considérer qu’ils représentaient 450 millions de citoyens : un record en matière de ratio censitaire dans l’histoire constitutionnelle. Mais c’est le Présidium, formé de " 3 personnalités indépendantes " avec à leur tête VGE, nommées au sommet de Laeken et entourées de 13 membres représentant les composantes de la Convention, qui a joué le rôle essentiel. C’est ce présidium qui a fait les choix décisifs.
Les travaux sont restés confidentiels. Aucun Parlement national (sauf les Communes) ne s’est fait réellement l’écho des débats. Si grand cas est fait du site internet de la Convention et de ses résultats au jour le jour, cela ne respecte pas le principe de publicité sans lequel les juristes les moins regardants ne sauraient parler de travail constituant. Cette technique a-t-elle remplacé un vrai débat d’opinion, public et contradictoire ? Il faut croire que non (sondage réalisé par Eurobaromètre à la demande de Bruxelles en novembre 2003) : dans les 25 pays de l’UE, 61 % des citoyens n’ont jamais entendu parler de la Convention sur l’avenir de l’Europe.
L’actuelle procédure nous a ramené aux exceptions du XIXème siècle. L’usage du terme de " constitution " est un abus de langage qui ne correspond ni à la nature juridique du texte (un nouveau traité) ni à sa traduction démocratique.C’est un vrai coup de force. La soi-disant Constitution se fait sans les peuples. Même la procédure du référendum apparaît maintenant à beaucoup excessivement dangereuse.
1.3- Comment ce traité peut gagner l’autorité d’une Constitution ?
Pour les partisans du texte, la Constitution s’en tiendrait aux limites déjà fixées par les traités antérieurs ; elle ne ferait pas de nouvelles concessions au libéralisme.
Il faudrait donc distinguer (ce sur quoi insistent les Verts) la partie III (les politiques et le fonctionnement de l’Union) après avoir constitutionnalisé seulement les parties I et II (les compétences, les institutions et la Charte des droits fondamentaux), ces politiques relevant d’un simple vote législatif par amendement. Une majorité progressiste future pourrait ainsi rattraper le retard accumulé aujourd’hui par l’Europe sociale. Cette version angélique oublie deux choses.
D’abord que c’est l’entièreté du texte qui est soumis à la révision à l’unanimité, les politiques en question étant des matières de traités diplomatiques déjà conclus.
Ensuite que le Parlement de Strasbourg est dépourvu de la moindre autorité en matière de pouvoir législatif autonome et véritable : si la co-législation s’est étendue, c’est toujours le Conseil des ministres qui exerce la fonction législative décisive et la Commission qui a le monopole de l’initiative.
Enfin, en l’état actuel du droit, s’il s’agit bien d’une Constitution comme le veulent ses partisans, qui y voient un progrès en tant que tel par rapport au traité de Nice : il faut accepter que, selon la jurisprudence du Conseil Constitutionnel elle-même, l’ensemble des institutions nationales, politiques et judiciaires, devront se subordonner aux juridictions européennes.
La cour de Justice des Communautés s’érige peu à peu en véritable Cour suprême de l’Union. D’ores et déjà la jurisprudence de cette Cour est un considérable moyen d’imposer des normes contenues dans les traités. Elle n’en sera que plus conquérante quand elle pourra s’appuyer sur cette Constitution.
1.4 - De quoi et en quoi les socialistes sont responsables ?
Les socialistes présents dans la Convention ont essuyé un échec. Ils étaient 53 sur 207 membres.
Si leurs amendements à la 1ère partie sur les valeurs d’égalité, justice et solidarité ont été retenus, tous les autres ont été rejetés. Quand ils obtiennent que la mention " d’économie sociale de marché " apparaisse, c’est pour qu’aussitôt soit ajouté " hautement compétitive ", ce qui est bien fait pour rappeler la primeur du " principe " (sic) d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ". Toute politique publique faussant la concurrence sera du ressort de chaque Etat-membre tant que celui-ci ne sera pas condamné pour entrave au libre-échange. C’est ainsi que les socialistes français ont réussi à faire que notre système de Sécurité sociale et d’organisation des services publics échappent à une harmonisation des règles du marché intérieur, mais jusqu’à quand ?
Le texte qui nous est proposé est un texte irréversible. Sa révision est impossible. Une double unanimité est requise : dans la CIG et dans la ratification par chacun des Etats.
Nous devons obtenir des partis démocrates et socialistes qu’ils s’engagent à ce que leurs représentants se saisissent du texte de la Convention pour en débattre, l’amender, le réécrire dans le cadre d’une assemblée qui soumettra sa copie à un référendum simultané dans les 25 pays de l’Union.
Le traité de Nice s’appliquera de toute manière jusqu’à la fin 2009. C’est un délai suffisant pour que d’une crise surgisse du neuf. A défaut, l’Ue restera un espace civique rachitique, une superstructure orléaniste c’est-à-dire, comme sous la Monarchie de Juillet en France, un espace où les seuls citoyens actifs se recrutent parmi les élites les plus instruites ou les plus fortunées.
Le risque sera alors immense de voir les attentes populaires dévoyées par les tenants du nationalisme ou de la droite extrême, si dans nombreux dans cette grande Europe inachevée.
2- Avancée ou obstacle ?
François Hollande : " Ce qui est critiquable, n’est pas ce qui figure dans le texte mais ce qui n’y est pas. Quand on le lit, on voit les avancées, on ne relève aucun recul ". Cette démarche manque l’essentiel : il s’agit d’avoir une appréciation de ce texte vis-à-vis du stade atteint par la construction de l’Europe et de la conception qu’on en a, du but politique que l’on se fixe. Et c’est sous cet angle qu’on peut le voir comme un triple obstacle à l’organisation d’une Europe fédérale dotée des moyens de sa puissance économique et sociale.
La Constitution renforce le caractère intergouvernemental des instances de l’Ue, aggrave la confusion des pouvoirs en son sein et interdit que ne s’installe un gouvernement économique de cette vaste zone de libre-échange.
2.1- Pourquoi l’Union Européenne ne pourra pas devenir une puissance politique ?
Avec l’Acte Unique (1986) et le Traité de Maastricht (1992) on est passé du transfert de compétences sectorielles à des abandons de souveraineté nationale très politique (la monnaie bien sûr mais aussi la politique régionale ou des compétences judiciaires). Or, ce transfert s’est fait dans un cadre intergouvernemental renforcé. Si bien qu’aucune décision, prise à Bruxelles, ne l’est sans l’assentiment explicite des Etats-membres. Finalement, le prix ce cette co-décision (la perte de souveraineté) s’est payé par la possibilité, pour les gouvernements d’agir hors du champ politique national et des contrôles parlementaires traditionnels.
Ainsi le déficit démocratique est double. Au niveau européen, il n’y a pas la moindre avancée de type fédéraliste qui exigerait des réponses politique concernant la représentation populaire. Au niveau national, les Parlements nationaux ont encore perdu un peu plus de leur pouvoir, en France notamment. Et la Constitution qu’on nous propose aujourd’hui conserve et renforce le même système intergouvernemental.
2.2- Pourquoi le pouvoir dans l’Ue ne sera pas démocratique
Le Conseil des ministres est à la fois un législateur incontrôlable et un gouvernement incontrôlé, un exécutif et une chambre haute.
L’invention d’un Président du Conseil de l’Union et d’un Ministre des Affaires étrangères va ouvrir une compétition inédite avec le Président de la Commission.
La Commission reste une structure illégitime : avec un commissaire par Etat-membre, les commissaires issus des Etats représentant 4 % de la population seront plus nombreux que ceux issus d’Etats représentants 75 %. Les 10 nouveaux membres de l’Ue (17 % de la population et 5 % du Pib) nommeront 40 % des commissaires. Avec la limitation à 15 du nombre de commissaires disposant d’un droit de vote et la rotation strictement égalitaire prévue, il sera impossible d’attribuer des postes stratégiques aux membres venant des grands Etats. Ainsi on aura une Commission d’où seront exclus pendant 5 années sur 10 tout commissaire allemand, britannique ou français.
A l’arrivée, on a une confusion sans précédent du pouvoir exécutif divisé entre trois titulaires potentiellement rivaux : un Président du Conseil sans pouvoir véritable ; un Président de la Commission sous influence vu les conditions de sa nomination ; un Ministre des affaires étrangères qui sera à la fois dans et hors la Commission et qui sera le plus souvent sans voix puisqu’il lui faudra avoir pour cela l’unanimité des 25 membres de l’Ue. La règle de l’unanimité (du droit de veto de chaque Etat-membre) sur la politique extérieure, la défense et la fiscalité est conservée. C’est donc bien un blocage qu’établit la Constitution en matière de fédéralisation du pouvoir dans l’UE.
Reste le Parlement. Il sera plus impliqué dans l’adoption des textes législatifs en co-décision avec le conseil des ministres : la liste de ces matières a doublé. Il ne gagne pas pour autant le pouvoir budgétaire et le vote de l’impôt, critère historique de reconnaissance du pouvoir parlementaire.
Il demeure lui aussi une chambre interétatique dont l’élection est filtrée nationalement. On a vu en juillet dernier les effets d’une telle balkanisation : la nécessité d’accords dits “techniques” conduit à un partage aberrant des responsabilités et postes entre conservateurs et sociaux-démocrates.
Face à une telle impuissance organisée, on invoque de plus en plus la carte des coopérations renforcées que les Etats pourraient conclure pour aller plus loin dans des domaines spécifiques. Il s’agit là d’une vieillerie diplomatique : des accords révocables entre pays volontaires. La Constitution en limite plus la coutume qu’elle ne l’encourage.
Cet affaiblissement est gravissime : il nous condamne à devenir un hinterland aux marches de l’empire américain alors que nous pouvons construire un système cohérent de valeurs culturelles, politiques et sociales fondées sur autre chose que le marché.
L’UE est à peine un nain politique : on y négocie, on y adopte des règles mais on ne sait plus y décider, y conduire une politique claire et encore moins en changer ce qui détruit les fondements de la souveraineté populaire et du pouvoir démocratique.
L’Europe est aujourd’hui une vaste zone de libre-échange.
L’enjeu n’est pas celui d’une rivalité quelconque avec l’Amérique : il est celui de l’avenir de la démocratie sur notre continent.
Voilà pourquoi nous voulons une Europe puissance et une Constitution à la hauteur de celle-ci. C’est le contraire qu’on nous propose aujourd’hui.
2.3- Pourquoi l’Ue n’aura pas de gouvernement économique
Le texte rend impossible l’existence d’un gouvernement économique, alors même que la réussite de la monnaie unique et la réforme du pacte de stabilité le rendent urgent et nécessaire.
S’il est adopté, l’Europe deviendra le seul et unique pays au monde et dans l’histoire où l’indépendance absolue d’une Banque centrale aura été constitutionnalisée. La mission unique de la BCE, c’est l’inflation et l’endettement zéro. Ce qui veut dire la renonciation aux politiques budgétaires d’intervention, aux dépenses d’investissements publics, donc la privatisation toujours plus poussée des services publics. C’est l’acceptation du chômage structurel, de l’aggravation des inégalités et de l’appauvrissement net d’une partie de la population. Pourtant, la lutte contre ces maux est aussi dans les missions des banques centrales, par exemple aux Etats-Unis. La fixation des taux de change est du ressort exclusif de la Maison Blanche qui peut obliger la FED à modifier ses taux directeurs. En Europe, c’est et ce sera exactement le contraire : la BCE a le pouvoir unilatéral d’imposer sa politique aux Etats, de les obliger à réduire les impôts ou l’indemnisation du chômage, parce qu’elle a un pouvoir exorbitant, celui d’agir seule sur les taux d’intérêt.
Aucune autorité ne peut la sanctionner, aucune majorité ne peut la contrôler. Cette indépendance est renforcée par la structure même de la zone Euro qui n’a ni exécutif politique, ni Parlement souverain qui pourraient exercer un contrepouvoir.
La fragmentation en 25 gouvernements de l’autorité politique interdit l’adoption d’une position monétaire commune des Etats face à la BCE.
Si la Constitution est adoptée l’Europe aura ainsi réalisé la vieille utopie des libéraux les plus radicaux : soustraire la décision économique au pouvoir du législateur ; placer l’économie hors de portée de la responsabilité du politique ; diviser le pouvoir en organes fortement indépendants les uns des autres ; rendre difficile et aléatoire le contrôle démocratiques des institutions issues du suffrage universel.
Romano Prodi, lors de son investiture en décembre 1999 devant le Parlement de Strasbourg affirmait : "L’action menée au niveau européen permet d’éviter les pressions directes des cycles électoraux nationaux". C’est donc bien une question essentielle qui est en jeu : celle de la démocratie représentative et de la sauvegarde de ses principes fondateurs.
Le temps est venu de dénoncer l’ingouvernabilité de l’Europe.
Paul Allies
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