En France, mieux vaut détourner des millions que voler une moto

dimanche 19 février 2012.
 

Jusqu’où ira la tempête judicaire qui frappe la majorité ? Le fait qu’Éric Woerth ait sans doute bientôt à répondre aux questions de la justice montre qu’un ministre est encore un justiciable comme un autre, ce qui est rassurant. Mais cette affaire hors norme cache une forêt de délits financiers mal traités, qui passent entre les mailles du filet ou finissent aux oubliettes. Deux poids, deux mesures  : la balance judiciaire penche clairement du côté des puissants. La lutte contre la délinquance financière est en régression et, pour les délinquants en col blanc, le bras de la justice est relativement indulgent. À l’autre bout du spectre, il y a les petits délinquants. Eux, par contre, ont droit à la « tolérance zéro », pierre angulaire du populisme judiciaire du gouvernement.

Avec la loi Perben 2, la justice a été rapprochée du pouvoir. Ceux des magistrats du parquet ont été accrus et leur soumission hiérarchique renforcée. La chancellerie peut ainsi contrôler l’avancée des enquêtes et l’action publique dans les dossiers les plus sensibles. Les magistrats du siège, qui jouissent de garanties d’indépendance, ont, eux, vu leurs prérogatives diminuer. Dans les dernières années, le nombre d’affaires traitées est en diminution constante. Ainsi, les informations judiciaires ouvertes au pôle financier du tribunal de Paris pour des délits financiers complexes a dégringolé de 101 en 2006 à 21 en 2008.

Pour Clarisse Taron, vice-procureure de Nancy et présidente du Syndicat de la magistrature, le constat est sans appel, et « de plus en plus prégnant » : « faute de moyens, faute d’intérêt, les affaires politico-financières ne sortent plus ». Pourtant, à l’autre bout de la chaîne, « la petite délinquance est jugée avec frénésie », toujours plus vite, avec toujours plus de répression, à flux tendus. En cause : la volonté officielle « d’envoyer un message fort aux délinquants », le développement accéléré dans les années quatre-vingt-dix des comparutions immédiates et la multiplication de « réponses pénales immédiates ». « Les tribunaux sont précisément évalués sur ce taux de réponse pénale, et même les petits tribunaux veulent se mettre à faire de la justice rapide », détaille le sociologue Christian Mouhanna (1).

Le phénomène a été aggravé par le développement dans les années quatre-vingt-dix des unités de traitement en temps réel dans les tribunaux. En clair : des services où les parquetiers sont en permanence au téléphone, avec 60 à 80 appels par jour et par substitut, et quelques minutes pour trancher de l’orientation des dossiers communiqués par les officiers de police, vers des audiences en comparution immédiate ou d’autres juridictions. « Dans ce système, reprend le sociologue, c’est la police qui a le dessus. La façon dont elle présente l’affaire conditionne la décision du parquet. En huit minutes, le substitut n’a pas le temps de faire de contre-enquête. Et, à délit égal, quelqu’un qui est envoyé en comparution immédiate a plus de chance d’aller en prison. »

Parallèlement, « en réponse aux affaires qui ont émaillé les années quatre-vingts, le pouvoir a coupé le robinet des moyens en matière économique et financière, poursuit Clarisse Taron. Car la meilleure façon d’enterrer une affaire, c’est qu’il n’y ait pas d’enquête. On a effectué des coupes claires dans tous les services qui font de l’éco-fi. À Metz, les dernières affaires que j’ai envoyées sont revenues, dix-huit mois après, à mes successeurs : elles n’avaient pas été ouvertes. » De fait, « on économise des postes dans les services régionaux de police qui traitent de délinquance financière judiciaire (SRPJ) et de nombreux effectifs ont été reversés dans les groupes d’intervention régionale (GIR) », détaille Christian Mouhanna. Jusqu’à il y a dix-huit mois, les SRPJ de Metz et de Nancy avaient chacun leur service spécialisé. Ils ont été regroupés et ont perdu dix fonctionnaires.

(1) Une justice dans l’urgence, le traitement en temps réel des affaires pénales, PUF, octobre 2007, avec Benoit Bastard.

Anne Roy et Mehdi Fikri


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