2 et 3 juin 1917 : les mutineries de Coeuvres arborent le drapeau rouge

samedi 24 juin 2023.
 

La mémoire des mutineries de 1917

Dans la mémoire française, les mutineries du printemps 1917 ont occulté toutes les autres formes de lutte des poilus. En réalité, elles ne constituent que la partie émergée de l’iceberg, la forme extrême de la résistance que les fantassins des tranchées ont opposé tout au long de la première guerre mondiale à la machine militaire et à l’extermination. Désobéir ou marcher au combat ? Les « bonshommes » se sont trouvés confrontés à cette alternative lors de toutes les attaques. Quel choix offrait la meilleure chance de survie ? Les stratégies d’évitement des poilus empruntaient des formes variées visant toutes au même but : retarder l’échéance fatale, le moment où il faudrait courir sus à l’ennemi. Une fois les hommes engagés dans la parallèle de départ, les refus collectif de monter à l’assaut - l’ultime sursaut - leur valaient parfois un sursis bien illusoire. Ces rébellions de la dernière chance se produisaient lorsque les soldats avaient la conviction que franchir le parapet équivalait à la mort. Jusqu’au printemps 1917, elles étaient toujours restées isolées et sporadiques.

Une révolte du désespoir

Les grandes mutineries de 1917 débutent dans le secteur de Soissons après l’hécatombe du Chemin des Dames, alors que Robert Nivelle, successeur de Joffre à la tête de l’armée française, entend continuer malgré tout d’attaquer. C’est la concentration des troupes rassemblées pour l’offensive qui va transformer des refus spontanés de monter en ligne en une épidémie qui va parcourir tous les corps d’armée le long du front, huit semaines durant.

Le 29 avril, les premiers symptômes de la mutinerie qui couvait depuis quatre jours apparaissent : des régiments cantonnés dans la zone des étapes refusent de monter en ligne pour attaquer sur un terrain que les rescapés décrivent comme un enfer où des dizaines de milliers d’hommes ont déjà péri sans résultat. Partie du secteur de Soissons où continue l’offensive (elle ne cesse que le 5 mai), la révolte s’étend tout au long du mois de mai pour atteindre son paroxysme début juin. Elle concerne avant tout les unités engagées dans les combats du Chemin des Dames et celles qui sont menacées de participer à de nouvelles attaques. 68 divisions sur 110, plus de la moitié de l’armée, sont diversement touchées, mais cinq seulement connaissent des troubles graves. Dans le même temps des mouvements d’insubordination affectent les armées britannique, italienne, allemande (dont des mutineries dans la marine), sans parler de l’armée russe….

Des incidents éclatent dans les gares et les trains de permissionnaires : des soldats chantent l’Internationale, brandissent des drapeaux rouges ; des officiers sont pris à partie, insultés, frappés. Au front, le mouvement reste cantonné à la zone des étapes et ne se propage pas aux premières lignes. Des bataillons s’égaient dans les bois vers l’arrière, d’autres unités refusent de quitter leur cantonnement, des soldats abandonnent leur poste. Des groupes d’hommes montent de force dans les trains. Sans autre but que d’échapper à une mort certaine dans des attaques suicidaires, les mutins n’entreprennent aucune action organisée. Certaines unités se dissolvent dans le pinard, d’autres entament des négociations avec les officiers et rédigent des pétitions où les protestataires demandent à être mieux traités, ainsi que le retour des permissions. Les mots d’ordres et les comportements radicaux restent très minoritaires.

Le pouvoir frôle pourtant la catastrophe le 2 juin. Plusieurs compagnies du 310e R.I. se mutinent à Cœuvres et tentent de rejoindre d’autres unités en forêt de Compiègne afin de marcher sur Paris ; les mutins, détournés et bloqués en chemin par des régiments de cavalerie, se laissent désarmer.

Les soldats des divisions d’Orléans, de Saint-Dié et de Chaumont crient « à bas la guerre », et défilent derrière des drapeaux rouges au son de l’Internationale. 150 chasseurs à pied du 70e bataillon de Grenoble scandent « vive la Russie », poursuivent leurs officiers et tentent, en vain, d’entraîner d’autres unités. Á la 41e division du Jura, le général Bulot, accusé d’avoir fait tirer à la mitrailleuse sur les mutins, est molesté, frappé. Dans cette division, 2 000 soldats participent aux troubles, ce qui parait exceptionnel, les groupes de mutins actifs dépassant rarement les 200 hommes.

En général, les incidents ne durent pas plus d’un ou deux jours dans chaque régiment. L’étendue du front et le cloisonnement des unités empêchent le mouvement de s’étendre autrement que par à coups : de ce fait, son caractère dispersé et étalé dans le temps permet aux autorités d’isoler au fur et à mesure les troupes mutinées. Les régiments de relève qui montent au front, bien encadrés, restent sourds aux appels des unités révoltées. Lorsque les manifestations de mauvaise humeur dans une unité durent et menacent un tant soit peu de dégénérer, la police l’infiltre : après la guerre, le colonel Zopff, chef de la Sûreté aux armées, expliquera que des agents provocateurs déguisés en colombophiles s’étaient mêlés aux soldats du 310e R.I. mutiné à Cœuvres et offraient généreusement du vin aux poilus pour « délier les langues ». Une fois le régiment cerné et désarmé, les policiers sortent des rangs et désignent les « meneurs ».

Réalisant qu’il est passé à deux doigts de la catastrophe, le pouvoir étale la répression dans le temps et limite le nombre d’exécutions. 12 500 condamnations sont prononcées, dont 554 à mort, mais 49 hommes « seulement » sont fusillés officiellement. Poincaré a refusé de gracier les caporaux, de même que les soldats coupables d’avoir menacé ou frappé des officiers.

Qui étaient les mutins, et que voulaient-ils ?

40 000 hommes ont activement participé aux manifestations. Les régiments concernés par les troubles graves ne présentent en général aucun antécédent de rébellion mais viennent d’être très éprouvés dans les batailles de ce début d’année 1917.

Les mutins arrêtés protestent de leur patriotisme. Les uns disent avoir été entraînés, d’autres qu’ils étaient ivres. Aucun officier n’a participé au mouvement. 542 des 554 condamnés à la peine capitale sont de simples soldats. Presque tous appartiennent aux classes populaires, des agriculteurs surtout. Il n’y a que quatre cols blancs. Le seul instituteur condamné est en outre un militant socialiste et syndicaliste. Ces qualités lui valent d’échapper au peloton d’exécution : « On criera à la vengeance politique », argumente Painlevé en conseil des ministres pour obtenir sa grâce. Les jugements des tribunaux militaires indiquent que les mutins ont été manipulés, sous l’effet de l’alcool, par des agitateurs, socialistes, pacifistes… sans que l’on ait pourtant pu identifier les dits agitateurs. Ceci pour une bonne raison : il n’y en avait pas.

Les rares témoignages écrits de soldats ayant participé au mouvement du printemps 1917 montrent que les mutins n’ont jamais pensé à une insurrection parce qu’ils étaient convaincus que la société les avait abandonnés, « sacrifiés », comme le dit la chanson de Craonne, et qu’ils se sentaient comme pris entre deux feux : l’armée allemande devant et, derrière, l’arrière qui criait « jusqu’au bout ! ». La société française de 1914 à 1918 s’était adaptée au conflit armé, chaque classe sociale cherchant à tirer son épingle du jeu. La grande bourgeoisie conforta son pouvoir et réalisa des affaires mirobolantes. Le sort de la petite et moyenne bourgeoisie - la classe qui avait manifesté son enthousiasme lors de l’entrée en guerre - fut plus partagé. Les patriotes convaincus fournirent l’essentiel des « officiers de contact » et subirent de lourdes pertes. Les autres, qui surent utiliser leurs diplômes ou leurs relations, s’en allèrent grossir les rangs des « embusqués » dans les bureaux et les entrepôts de l’arrière.

La classe ouvrière ne s’était pas opposée à la mobilisation, mais elle restait traversée par des sentiments antimilitaristes et pacifistes qui en faisaient une alliée peu sûre. Les gouvernements, auxquels la SFIO participa jusqu’en septembre 1917, s’employèrent à ne pas trop malmener les ouvriers, afin qu’ils continuent de suivre les mots d’ordre de leurs organisations et de participer à l’effort de guerre. Dés le mois de juin 1915, 500 000 ouvriers, par l’effet de la loi Dalbiez, furent retirés de l’armée : 350 000 envoyés dans les usines d’armement, et 150 000 dans les mines et la métallurgie. Le ministre socialiste du travail, Albert Thomas, négocia avec les syndicats des avantages sociaux et des rémunérations substantielles qui firent hurler les soldats contre ces « embusqués » dont on achetait ainsi le consentement. Fin 1917, sur les 900 000 ouvriers restés sous l’uniforme, 700 000 étaient affectés dans les armes « mécaniques » (artillerie, train, aviation, chars, génie…) en raison de leurs compétences techniques, et 200 000 seulement dans « La biffe », l’infanterie combattante, 75% du corps de bataille, l’arme de toutes les souffrances et de tous les dangers.

Dans la société civile, les résistances se limitèrent principalement à la propagande qu’une poignée de militants pacifistes distribuait aux conscrits dans les gares, au péril de leur liberté, à quelques réseaux de solidarité avec les insoumis et les déserteurs, et aux grèves ouvrières à partir de 1917. Au risque d’écorner un mythe tenace, il faut rappeler que la quasi-totalité de ces puissants mouvements de grèves, souvent menés par des femmes, avaient pour objet des revendications salariales, et non la fin de la guerre, ce qui mettait en fureur les poilus. Les « midinettes » (ouvrières de la couture qui travaillaient pour l’armée) cessèrent le travail et manifestèrent rue du Faubourg Saint-Honoré pour réclamer « la semaine anglaise » le 11 mai 1917, deux semaines après l’hécatombe du Chemin des Dames, alors que l’onde de choc des mutineries parcourait l’armée française. La seule grande grève ouvertement dirigée contre la guerre - condamnée par la CGT et par la SFIO, pacifistes compris -, commença le 13 mai 1918 dans la toute nouvelle forteresse ouvrière de Billancourt à l’initiative des délégués d’atelier - une innovation sociale qui datait des négociations de la fin 1917 entre gouvernement et syndicats -, pour s’opposer au renvoi au front des jeunes ouvriers mobilisés en usine.

Les fantassins sans grade des tranchées qui vivaient dans des conditions épouvantables et connaissaient des taux de pertes 4 ou 5 fois supérieurs à ceux des autres armes, étaient à 80% des paysans. Or, à cette époque, les travailleurs de la terre ne représentaient que 40% des actifs, les ouvriers 28% et la classe moyenne 30%. Comme elle l’aurait fait pour toute crise, la société française s’était organisée pour en faire porter le plus lourd fardeau à une classe économiquement condamnée et politiquement inorganisée, donc incapable de se défendre.

La mémoire des vainqueurs

Dans la France enivrée de sa « victoire », qui aurait voulu témoigner des mutineries ? Les ex-mutins cachaient leur honte. L’armée ne voulait pas écorner le mythe de l’Union sacrée. La SFIO et la CGT non plus, qui avaient précipitamment regagné le camp belliciste - celui des vainqueurs - lorsque la défaite allemande apparut inéluctable.

Les associations pacifistes obtinrent peu à peu la réhabilitation des « bons mutins », ceux que l’on avait fusillé par erreur. Le mouvement ouvrier préféra oublier qu’il avait consenti à la guerre pendant que les « pauvres couillons du front » tombaient sous les balles allemandes ou françaises.

Quatre vingt dix années ont passé. Les travaux des historiens ne permettent plus de nier l’ampleur des mutineries. Mais c’est pour mieux occulter l’essentiel : la lutte désespérée que les poilus livrèrent pendant quatre ans aux officiers, à l’armée et à la société, qui criaient « jusqu’au bout ! ».

François Roux, Mai 2007


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