Non, les Grecs ne sont pas paresseux

vendredi 26 mars 2010.
 

Ainsi donc les Grecs seraient des paresseux dépensant plus qu’ils ne produisent. Et qui de surcroît élisent des gouvernements corrompus manipulant les comptes publics pour les conforter dans leur illusion. Et si votre voisin ou votre frère passe son temps à dépenser plus que ce qu’il gagne, est-ce lui rendre service que de lui prêter encore de l’argent ? N’est-il pas temps qu’il cesse de faire bombance et apprenne la dure loi du travail et du mérite ?

Ce type de métaphore fondée sur la morale domestique et familiale (paresse contre travail, enfant prodigue contre bon père de famille) est évidemment un grand classique de la rhétorique réactionnaire. De tout temps les riches ont ainsi stigmatisé les pauvres. Rien de nouveau sous le soleil grec. Sauf que face à la complexité du capitalisme du XXIe siècle et de ses crises financières, ces métaphores moralisatrices semblent aujourd’hui se diffuser au-delà des cercles habituels. Quand on ne comprend plus rien au monde tel qu’il va, il est tentant d’en revenir à quelques principes simples. Face à la violence extrême des attaques dans les médias, le Premier ministre grec en est venu à déclarer lors de sa visite à Berlin : « Les Grecs n’ont pas plus la paresse dans leurs gènes que les Allemands n’ont le nazisme dans les leurs. » Ces propos, d’une dureté peu courante entre chefs de gouvernement d’une union politique, devraient convaincre ceux qui ne l’ont pas encore fait de s’intéresser à la crise grecque.

Le problème de ces métaphores domestiques est qu’au niveau des pays, comme d’ailleurs au niveau des individus, le capitalisme n’est pas qu’une affaire de mérite - loin s’en faut. Pour deux raisons que l’on peut résumer simplement : l’arbitraire de l’héritage initial ; et l’arbitraire de certains prix, et notamment des rendements du capital.

Arbitraire de l’héritage initial : la Grèce fait partie de ces pays qui ont toujours été possédés en partie par d’autres pays. Ce que le reste du monde possède en Grèce (entreprises, immobilier, actifs financiers) est depuis des décennies supérieur à ce que les Grecs possèdent dans le reste du monde. Conséquence : le revenu national dont les Grecs disposent pour consommer et épargner a toujours été inférieur à leur production intérieure (une fois déduits les intérêts et dividendes versés au reste du monde). Ce qui les rend assez peu susceptibles de consommer plus que ce qu’ils ne produisent.

Dans le cas grec, l’écart entre production intérieure et revenu national était à la veille de la crise d’environ 5% (soit deux fois plus que l’ajustement budgétaire aujourd’hui demandé à la Grèce). Il peut dépasser 20% dans des pays ayant tout misé sur l’investissement étranger (comme l’Irlande), et plus encore dans certains pays du Sud. On objectera que ces flux d’intérêts et dividendes ne sont que la conséquence d’investissements passés, et qu’il est juste et bon que les débiteurs grecs et leurs enfants versent une partie de leur production à leurs créditeurs étrangers. Certes. De même qu’il est juste et bon que les enfants de locataires paient indéfiniment des loyers aux enfants de propriétaires.

Le débat sur le mérite prend tout de même une autre tournure. Arbitraire des rendements du capital : la crise est avant tout la conséquence du fait que les contribuables grecs se sont subitement retrouvés à payer des taux d’intérêt de plus de 6% sur leur dette publique. La production intérieure de la Grèce est de l’ordre de 200 milliards d’euros. Les 10 plus grandes banques mondiales gèrent chacune des actifs supérieurs à 2 000 milliards d’euros. Une poignée d’opérateurs de marché peut décider en quelques secondes d’imposer un taux d’intérêt de 6% plutôt que de 3% sur un titre particulier - précipitant ainsi un pays dans la crise.

Un tel système nous fait foncer droit dans le mur, et ce n’est pas le recours à la morale domestique qui va nous sauver. A terme, la solution passe par une forte reprise en main de la finance par la puissance publique. En Europe, il faut inventer le chemin menant au fédéralisme budgétaire. Qui ne passe pas par le FMI, mais bien plutôt par l’émission d’obligations européennes. Et, un jour ou l’autre, par une révolution des doctrines monétaires. Pour sauver les banques, les autorités monétaires leur ont prêté sans compter, à des taux de 0% ou 1%. Elles ont bien fait. Mais après cela, il n’est pas évident d’expliquer aux contribuables européens (grecs comme allemands) qu’ils doivent se serrer la ceinture durant des années pour repayer des intérêts élevés sur leur dette publique.

Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.


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