"L’Idée de justice", d’Amartya Sen : le plaidoyer d’Amartya Sen

mardi 23 mars 2010.
 

Une société plus juste est-elle possible ? Cette question est au coeur des débats publics depuis les révolutions américaine et française. Elle représente aussi un des grands problèmes de la philosophie politique. L’un des intellectuels les plus influents au monde, Amartya Sen, livre aujourd’hui sa théorie de la justice.

Né en Inde en 1933, Amartya Sen a enseigné dans de nombreuses universités en Inde, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Il est actuellement professeur à Harvard. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur les causes de la famine, l’économie du bien-être et du développement et les mécanismes de la pauvreté. Egalement spécialiste des inégalités entre hommes et femmes, des inégalités face à la santé ou des inégalités de droits, il a contribué à l’invention de l’Indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement. Ses recherches se tournent depuis plusieurs années vers la philosophie sociale et politique. Comme l’ont montré notamment ses travaux sur le rôle de l’organisation de la distribution des produits agricoles dans la famine du Bengale, dont il fut le témoin en 1943, il relie de longue date les problèmes de justice économique et sociale aux questions d’ordre politique.

L’économiste indien distingue d’abord deux familles de pensée. De Hobbes à Kant en passant par Locke et Rousseau, la première "s’est concentrée sur la recherche de dispositifs sociaux parfaitement justes". Elle culminerait avec le philosophe américain John Rawls (1921-2002), à qui le livre est dédié. Mais il existerait une autre tradition, allant d’Adam Smith à Marx en passant par Condorcet et John Stuart Mill, pour laquelle la question de la justice ne peut être résolue que par "comparaisons entre les divers modes de vie que les gens pourraient avoir" sous l’effet de différentes institutions.

Or pour Sen, les hypothèses de Rawls, qui redéfinissent la justice comme "équité", sont critiquables en ce qu’elles recourent à "une simplification arbitraire et radicale d’une tâche immense et multiforme : mettre en harmonie le fonctionnement des principes de justice et le comportement réel des gens". La tradition à laquelle Sen se rattache vise moins à chercher des principes de justice pure qu’à limiter en pratique les "injustices intolérables" : le combat contre l’esclavage mené par la révolutionnaire anglaise Mary Wollstonecraft et d’autres, au XVIIIe siècle, explique-t-il, ne s’est pas fait "dans l’illusion qu’abolir l’esclavage rendrait le monde parfaitement juste". Plus largement, Sen invalide dans la philosophie politique toutes les démarches en surplomb qui visent à trouver des procédures idéales pour obtenir une diminution des inégalités.

Sa méthode découle du constat suivant : il existe toujours une pluralité des systèmes de valeurs et de critères pour penser la justice. A ce sujet, il donne un exemple. Soit une flûte qu’il faut attribuer à un seul parmi trois enfants. Le premier déclare la mériter parce qu’il est le seul à savoir en jouer ; le second clame qu’il est le seul à ne pas avoir de jouet ; le troisième affirme qu’il a fabriqué l’objet de ses propres mains. Dans ce cas, l’attribution est impossible à effectuer sans contredire au moins un principe de justice. Pour Sen, une résolution non violente de ce type de conflit ne peut pas venir d’une institution mais seulement d’une délibération publique.

Mais elle implique aussi qu’on ait auparavant exclu les critères non pertinents pour mesurer la justice. C’est sur ce terrain en particulier que la philosophie de Sen s’appuie sur sa théorie économique hétérodoxe. Ainsi, Rawls est à nouveau critiqué, mais cette fois pour avoir défini la justice comme distribution équitable des biens. Selon Sen, en effet, les manières d’utiliser ces biens et d’en bénéficier pour accroître sa capacité d’agir sont différentes selon les dispositions des individus et leurs milieux sociaux.

Avoir une voiture, par exemple, ne constitue pas pour tous ce que Sen appelle une "capabilité", c’est-à-dire une possibilité d’améliorer effectivement son sort dans une direction souhaitée. Cette voiture ne sera convertie en liberté concrète que pour une personne ayant un permis de conduire et recherchant la mobilité, dans une société où la circulation est libre et où les embouteillages ou la pollution ne la rendent pas plus coûteuse que désirable. "L’avantage d’une personne, écrit Sen, est jugé inférieur à celui d’une autre si elle a moins de capabilité - de possibilités réelles - de réaliser ce à quoi elle a des raisons d’attribuer de la valeur." Les questions de justice ne peuvent donc se réduire à des problèmes de répartition des richesses, ni non plus être ramenées aux différences de bien-être perçu.

"Pluralisme raisonné"

Sen place ainsi l’égalisation des libertés concrètes entre individus au centre de toute quête de justice. Il s’oppose cependant aux philosophes libéraux, qui considèrent que toute diminution des inégalités entravant les libertés serait mauvaise. Pour lui, cette priorité donnée à la liberté ne saurait constituer un absolu, car l’égalité comme la liberté sont appréciées et désirées différemment par les individus. Selon ce "pluralisme raisonné", le progrès de la justice est inséparable de l’approfondissement de la démocratie, entendue comme délibération la plus large possible.

Cosmopolite, l’auteur s’inspire ici des cultures philosophiques occidentales et orientales, et notamment indiennes. Il propose de comparer les libertés entre individus comme entre les sociétés, et ce contre le point de vue actuellement dominant de ceux qui considèrent que la définition de la justice est relative à chaque culture ou qu’elle ne peut s’exercer pleinement que dans le cadre d’une communauté religieuse ou nationale fermée.

L’ouvrage en appelle au renforcement des possibilités démocratiques réelles, et d’abord des espaces de délibération publique. Il se conclut ainsi par une riche méditation sur l’isolement dont souffrent les individus, et qui apparaît en définitive comme l’élément le plus nuisible à la justice. Pour Sen, il s’agit d’imaginer une diminution des inégalités et un progrès de la justice sociale à l’échelle globale, sans attendre un hypothétique et bien improbable Etat mondial.

Par-delà une traduction souvent très lourde et les nombreuses répétitions d’un ouvrage mal composé, certains lecteurs poseront sans doute cette question : au terme de son parcours, l’auteur ne troque-t-il pas l’idéalisme des théoriciens de la justice pour celui des théoriciens de la démocratie, en prêtant trop peu d’attention aux conditions d’accès des individus à la discussion publique ? Pourtant, la puissance de ce livre est précisément que ces objections peuvent contribuer à affermir son argument sans le défaire. Il offre une voie plus réaliste que beaucoup d’autres pensées politiques pour faire, comme y invitait Pascal dans une formule célèbre, "que ce qui est juste soit fort" plutôt que "ce qui est fort soit juste ".

L’IDÉE DE JUSTICE (THE IDEA OF JUSTICE) d’Amartya Sen. Traduit de l’anglais par Paul Chemla avec la collaboration d’Eloi Laurent. Flammarion, 558 p., 25 €.


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