Nature animale et nature humaine : l’empathie, un principe tout aussi actif que la compétition

lundi 1er mars 2010.
 

L C’est une scène de la vie ordinaire. Une aveugle, désorientée, cherche son chemin. Une voyante vient à son secours, la guidant de la voix. L’infirme la remercie par de bruyantes effusions. Scène ordinaire, à cela près qu’elle se passe en Thaïlande, dans un parc naturel, et que les deux protagonistes sont des éléphantes. Cet exemple est l’un de ceux dont fourmille le nouveau livre de l’éthologue Frans de Waal, spécialiste des primates et professeur de psychologie à Atlanta (Géorgie). Intitulée L’Age de l’empathie, cette passionnante leçon de choses, bousculant les frontières entre l’homme et l’animal, est aussi un plaidoyer pour le « vivre-ensemble » à l’usage de nos sociétés.

« La cupidité a vécu, l’empathie est de mise, proclame l’auteur. Il nous faut entièrement réviser nos hypothèses sur la nature humaine. » A ceux, économistes ou responsables politiques, qui la croient régie par la seule lutte pour la survie - et, selon l’interprétation dévoyée que le darwinisme social a donnée de la théorie de l’évolution, par la sélection des individus les plus performants -, il oppose un autre principe, tout aussi actif que la compétition : l’empathie. C’est-à-dire la sensibilité aux émotions de l’autre. Une faculté compassionnelle qui, loin d’être l’apanage de l’homme, est partagée par de nombreux mammifères, à commencer par les primates, les éléphants et les dauphins. Et qui, de surcroît, est vieille comme le monde.

Dans ses formes les plus rudimentaires, ou les plus archaïques, elle se manifeste par l’imitation, ou la synchronisation des comportements : de même que nous applaudissons sur le même tempo que nos voisins à la fin d’un concert, que deux promeneurs accordent la longueur de leurs pas, ou que des vieux époux finissent par se ressembler, un attelage de chiens de traîneau se meut comme un corps unique, un chimpanzé baille à la vue d’un congénère se décrochant la mâchoire, et rit quand l’autre s’esclaffe. Mieux, cette contagion franchit la barrière des espèces : ainsi un singe rhésus bébé reproduit-il les mouvements de la bouche d’un expérimentateur humain.

Mais l’empathie a des expressions plus élaborées. Dans le parc national de Thaï, en Côte d’Ivoire, des chimpanzés ont été observés léchant le sang de compagnons attaqués par des léopards, et ralentissant l’allure pour permettre aux blessés de suivre le groupe. Dans la même communauté ont été décrits plusieurs cas d’adoption d’orphelins par des adultes femelles, mais aussi par des mâles. Une sollicitude qui peut sembler naturelle pour des animaux sociaux, qui trouvent un intérêt collectif à coopérer.

Comment l’expliquer, toutefois, lorsque l’individu n’a rien à gagner à un comportement empathique, qui devient alors proprement altruiste ? Une expérience a montré que des singes rhésus refusaient, plusieurs jours durant, de tirer sur une chaîne libérant de la nourriture si cette action envoyait une décharge électrique à un compagnon dont ils voyaient les convulsions. Préférant ainsi endurer la faim qu’assister à la souffrance d’un semblable.

Autoprotection contre un spectacle dérangeant ? Mais pourquoi, alors, un singe capucin de laboratoire ayant le choix entre deux jetons de couleurs différentes, dont l’un lui vaut un morceau de pomme tandis que l’autre garantit également cette récompense à un partenaire, opte-t-il pour le jeton assurant une gratification commune ? Mieux, pourquoi un chimpanzé ouvre-t-il une porte dont il sait qu’elle donnera accès à de la nourriture à un congénère, mais pas à lui-même ?

Pour Frans de Wall, la réponse tient en un mot : l’empathie, précisément, ou le souci du bien-être d’autrui. Même lorsque cet autre n’appartient pas à la même espèce que soi. On a vu, dans un zoo, une tigresse du Bengale nourrir des porcelets. Un bonobo hisser un oiseau inanimé au sommet d’un arbre pour tenter de le faire voler. Ou un chimpanzé remettre à l’eau un caneton malmené par de jeunes singes.

Dans ses formes les plus simples, la « sympathie » animale - terme employé par Darwin lui-même - ne mobilise nullement des capacités cognitives complexes, réputées propres à l’homme. Elle met en jeu, décrit l’éthologue, de purs mécanismes émotionnels. Des souris se montrent ainsi plus sensibles à la douleur quand elles ont vu souffrir d’autres souris dont elles sont familières. En revanche, des processus cognitifs entrent en jeu pour des modes de compassion plus complexes, nécessitant de se mettre à la place de l’autre. Comme lorsqu’un chimpanzé délaisse ses occupations pour venir réconforter un congénère molesté lors d’une rixe.

La compassion prendrait ses racines dans un processus évolutif lointain, à une période bien antérieure à l’espèce humaine, avec l’apparition des soins parentaux. « Pendant 200 millions d’années d’évolution des mammifères, les femelles sensibles à leur progéniture se reproduisirent davantage que les femelles froides et distantes. Il s’est sûrement exercé une incroyable pression de sélection sur cette sensibilité », suppose le chercheur. Voilà pourquoi les mammifères, dont les petits, allaités, réclament plus d’attention que ceux d’autres animaux, seraient les plus doués d’empathie. Et les femelles davantage que les mâles. Un trait que partageaient peut-être les derniers grands reptiles. Ce qui expliquerait pourquoi certains oiseaux - probables descendants des dinosaures - semblent eux aussi faire preuve de commisération. Le rythme cardiaque d’une oie femelle s’accélère ainsi, battant la chamade, quand son mâle est pris à partie par un autre palmipède.

L’éthologue ne verse pas pour autant dans l’angélisme. Comme pour les autres animaux, « il existe chez l’homme un penchant naturel à la compétition et à l’agressivité ». Mais sa propension à la compassion est « tout aussi naturelle ». Reste que l’empathie n’est pas toujours vertueuse. C’est aussi sur la capacité à ressentir les émotions d’autrui que se fondent la cruauté et la torture.

* « L’Age de l’empathie, leçons de la nature pour une société solidaire », éditions Les liens qui libèrent, 2010, 392 p., 22,50 euros.

Pierre Le Hir

Des rouages biologiques mal connus

Sujet longtemps tabou, l’empathie animale fait aujourd’hui l’objet de nombreuses recherches, portant notamment sur ses mécanismes neurobiologiques. Rien de commun, en effet, avec le jeu des phéromones qui règle la vie des insectes sociaux comme les abeilles ou les fourmis. Ni même avec le bénéfice coopératif qui pousse les loups à chasser en meute, ou les poissons à se regrouper en banc pour échapper à leurs prédateurs.

Humanisme Des animaux doués d’empathie

Dans les formes les plus élaborées d’empathie, supposant que le sujet adopte le point de vue de l’autre, Frans de Waal fait l’hypothèse de la "coémergence" de facultés cognitives complexes, dont la pierre de touche est l’aptitude à se reconnaître dans un miroir. Une capacité qu’acquièrent les petits d’homme vers l’âge de 2 ans, et que possèdent aussi les grands singes, comme les chimpanzés ou les bonobos. Mais dont sont dépourvus les petits singes, les chiens ou les chats.

Des expériences ont mis en évidence que les dauphins passent davantage de temps devant leur reflet lorsqu’une marque a été dessinée sur leur corps, alors qu’ils se désintéressent de l’image d’autres dauphins pareillement marqués. Signe qu’eux aussi se reconnaissent. Des éléphants d’un zoo new-yorkais ont également passé, avec succès, le test du miroir. "La conscience de soi va de pair avec une forme poussée d’empathie", suggère le chercheur.

Cette double conscience, de soi et de l’autre, pourrait être liée à des cellules nerveuses particulières, les neurones von Economo (du nom du neurologue autrichien qui les a découverts), présentes en petit nombre dans le cerveau des hominidés, c’est-à-dire des humains et des grands singes, mais absentes chez les autres primates. En effet, une lésion des régions cervicales abritant ces neurones provoque, chez l’homme, une perte de certaines facultés, dont, précisément, l’empathie et la reconnaissance dans un miroir. Or, récemment, les mêmes cellules nerveuses ont été trouvées chez deux autres espèces de mammifères, les dauphins et les éléphants. Le lien entre ces neurones et l’empathie demeure toutefois spéculatif.

Autre piste : les neurones miroirs, activés non seulement quand un individu accomplit une action (comme tendre le bras vers un objet), mais aussi lorsqu’il voit un autre individu exécuter le même geste. Ces éléments du système nerveux, découverts dans les années 1990 chez les petits singes comme les macaques, semblent ainsi jouer un rôle dans les relations sociales et les processus affectifs. Mais leur présence chez l’homme n’est pas démontrée.

. Pierre Le Hir


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