Jacques Chirac le Supermenteur devant la Justice ... Enfin !

mercredi 11 novembre 2009.
 

L’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel signée vendredi 30 octobre par la juge Xavière Simeoni, qui souhaite voir comparaître dix personnes, dont Jacques Chirac, dans l’affaire des chargés de mission de la Ville de Paris, est tout simplement accablante pour l’ancien maire de Paris. A charge, corrigent déjà ses défenseurs.

En tout cas, longue de 215 pages, l’ordonnance, que Mediapart a pu consulter et dont nous livrons ci-dessous les principaux extraits , fera date. Le document met en cause, dans des termes parfois très durs, celui qui a dirigé la mairie de Paris de 1997 à 1995. Pour la première fois sous la Ve République, un ancien chef de l’Etat est menacé de comparaître comme prévenu dans un procès qui s’annonce déjà comme un événement.

Didactique, l’ordonnance rappelle d’abord l’historique de l’affaire (une plainte d’un contribuable parisien en décembre 1998) puis, au chapitre des « diverses difficultés » rencontrées par l’instruction, s’attarde sur le statut pénal du chef de l’Etat, dont l’immunité a retardé l’audition ; il n’a été convoqué qu’en décembre 2007, après son départ de l’Elysée.

Le document détaille ensuite les conditions dans lesquelles sont apparus, dès 1977, les contrats de chargés de mission, directement reliés au cabinet du maire de Paris, à l’initiative de Jacques Chirac. Puis la juge énumère les contrats visés par l’enquête, et ceux susceptibles de recevoir une qualification pénale (en clair, des emplois fictifs). Seule consolation pour M. Chirac, la juge constate que « sur les 481 chargés de mission recensés, le plus grand nombre avait occupé des emplois bien réels ».

Poursuivant son décompte, la magistrate rappelle que 43 contrats suspects ont été retenus. Deux catégories principales se dégageaient : les chargés de mission ayant « fourni des prestations, sans rapport avec leur rémunération, au profit d’autres employeurs » et ceux n’ayant « fourni aucune prestation à la Ville ». Après moult vérifications, quinze bénéficiaires de ces contrats furent mis en examen. Et sept seulement sont renvoyés devant le tribunal correctionnel.

L’ordonnance s’attarde ensuite, au cas par cas, sur chaque contrat. Ainsi, au chapitre des « entités ou personnes physiques relevant de la sphère politique », l’ordonnance évoque l’existence à l’Hôtel de Ville de Paris d’une « cellule corrézienne ». « Plusieurs personnes entendues dans ce dossier ont évoqué l’existence [de cette cellule], à commencer par Michel Roussin » (ex-directeur du cabinet de M. Chirac), rappelle la juge, qui ajoute : « Jacques Chirac admettait que certaines personnes originaires de Corrèze aient pu être recrutées de façon préférentielle. »

Et l’ordonnance de citer en exemple le cas de Jean-Marie Roche, officiellement chargé de mission à la mairie de Paris de 1990 à 1995, et en fait chargé de gérer la permanence d’un député corrézien nommé… Jacques Chirac. « Les éléments recueillis pendant l’enquête établissent que l’emploi de Jean-Marie Roche était un emploi factice pour la Ville de Paris, qui a été utilisé à des fins extérieures aux intérêts de cette ville. Les liens entre Jacques Chirac et Jean-Marie Roche ne sont plus à prouver : l’examen des dates et plus particulièrement la démission de Jean-Marie Roche au moment de l’élection présidentielle de 1995 en sont la parfaite manifestation », note la juge Simeoni.

Le nom de Nicolas Sarkozy apparaît...

L’ordonnance s’arrête longuement sur un cas à la fois emblématique et savoureux, puisqu’on y voit apparaître le nom de l’actuel chef de l’Etat. En effet, il s’agit des investigations menées autour de cinq chargés de mission, employés par la Ville de 1992 à 1995, et « bénéficiaires de salaires certes versés par la mairie de Paris de façon non justifiée, mais ayant correspondu à un travail réel ». En l’occurrence, ces personnes étaient détachées auprès de l’association Réussir l’an 2000.

Une association destinée en réalité à jeter les bases de la candidature de M. Chirac pour la présidentielle de 1995 et dont le secrétaire général n’était autre que Nicolas Sarkozy. L’ordonnance cite malicieusement un long extrait de la déposition du trésorier de Réussir l’an 2000. Voici ce qu’il a déclaré : « M. Sarkozy me connaissait par mes talents d’organisateur et m’a expliqué qu’il avait proposé à M. Chirac de trouver une structure ouverte, ne dépendant ni du RPR, ni de la mairie de Paris, pour que M. Chirac prenne du recul concernant sa future candidature aux élections présidentielles de 1995. Le principe a été accepté par M. Chirac. J’ai été chargé de l’aspect juridique de la structure. J’ai rédigé des statuts de l’association avec Pierre Esmein, comptable du cabinet CESA, sous le contrôle de M. Sarkozy. Je pense que M. Sarkozy a trouvé le nom de l’association Réussir l’an 2 000. C’est lui qui m’a apporté le premier chèque de l’association, il s’agissait du chèque de la société Beghin-Say, d’un montant de 100.000 francs (15.244 euros). Je crois que c’est M. Sarkozy qui a trouvé les locaux. »

Le trésorier ajoutait qu’« à partir de la fin de l’année 1993, l’association était toute dévolue au candidat Chirac. Les partisans de M. Balladur dont M. Sarkozy ont quitté l’association ». Et le trésorier de préciser que l’association « devait permettre à M. Chirac de mieux préparer la campagne présidentielle de 1995 ». Pour la juge en tout cas, « il ressort clairement des nombreuses auditions que les cinq chargés de mission [affectés à l’association Réussir l’an 2000] ont été recrutés dans un objectif présidentiel et non dans l’intérêt de la collectivité territoriale et que leurs travaux ont été consacrés à la préparation des élections présidentielles de 1995 ».

La magistrate ajoute : « Jacques Chirac reconnaît de façon implicite que ces chargés de mission travaillaient directement pour lui : ainsi, en entretenant une sorte de confusion entre les fonctions de maire de Paris et les fonctions de Président d’un parti politique, il a mis à profit la possibilité que lui offraient ses fonctions de maire pour disposer d’une partie du budget de la Ville dans des perspectives électorales. » Pour Mme Simeoni, c’est clair les missions des cinq chargés (de mission) « ont profité exclusivement au candidat Jacques Chirac ».

Des cas choquants

A plusieurs reprises dans son ordonnance, la juge d’instruction distribue des coups de griffe au parquet, qui a pris des réquisitions de non-lieu général dans cette affaire. Exemple : le cas du député parisien (RPR) Jean de Gaulle, qui bénéficiait des services de plusieurs chargés de mission rémunérés par la Ville.

« Le procureur de la République, observe Mme Simeoni, requiert que Jean de Gaulle et Jacques Chirac bénéficient de décisions de non-lieu eu égard aux emplois [contestés] en relevant, à l’instar de Jean de Gaulle, que les Parisiens ne font pas de différences entre les conseillers de Paris et les députés de Paris et s’adressent à ces derniers pour résoudre des problèmes municipaux. »

Or, la juge estime qu’« une telle argumentation ne saurait prospérer sur le terrain pénal. En effet, il n’empêche qu’un tel amalgame (qui reste à vérifier) dans l’esprit des Parisiens n’a pas à trouver sa raison d’être chez les autorités élues, municipales ou députés qui ont au contraire à l’égard des citoyens le devoir de fixer les limites de leurs compétences ».

Quant au caractère fictif de leur emploi, il ne fait guère de doute aux yeux de la juge, là encore en désaccord avec le parquet : « L’absence de trace tangible de leur travail à la mairie, leur localisation à l’extérieur de l’Hôtel de Ville, leurs déclarations convergentes et dépourvues de toute ambiguïté, la nature et l’étendue de leurs prestations paraissent suffisantes à établir la non-exécution d’un contrat dans lequel ils s’engageaient à consacrer tout leur temps à l’administration. »

Autre cas caricatural : celui de Michel Palau, chargé de mission à la Ville de 1982 à 1995, et en fait mis à la disposition de Claude Labbé, député (RPR) de Meudon, et longtemps président du groupe parlementaire du parti gaulliste. « Son engagement, note la juge, qui s’inscrit dans un registre exclusivement politique, procède de la volonté de Jacques Chirac et fait partie des emplois qui, à plus ou moins long terme, ont profité à ce dernier. »

La juge Simeoni s’est également attardée sur le cas d’Abdoulaye Kote, recruté en 1990 par la mairie pour servir de chauffeur au secrétaire général de Force ouvrière, Marc Blondel, qui entretenait d’excellentes relations avec M. Chirac ! Plus tard, FO remboursa d’ailleurs la mairie de Paris. Pourtant rappelle la juge, le parquet de Paris a requis un non-lieu pour MM. Chirac et Blondel « aux motifs que l’élément intentionnel n’apparaît pas suffisamment caractérisé, et fait état de la bonne foi d’Abdoulaye Kote ».

Des arguments que la magistrate balaye : « La bonne foi d’Abdoulaye Kote n’a jamais été mise en question (…) En revanche, l’élément intentionnel des infractions de détournement de fonds publics et de recel de détournements de fonds publics ne fait aucun doute : le remboursement partiel des sommes par le syndicat FO est la preuve de la conscience de l’illégalité de la situation. »

Rappelant que « Jacques Chirac a revendiqué l’initiative du recrutement d’Abdoulaye Kote et la prise en compte de ce contrat en considérant qu’il était tout à fait légitime », la juge conclut que « la nature de l’activité d’Abdoulaye Kote, complètement étrangère au intérêts de la Ville, ne pouvait qu’exclure une prise en charge par le budget municipal » et ordonne le renvoi de M. Blondel devant le tribunal.

Pour la juge, M. Chirac est tout aussi responsable de l’emploi de complaisance susceptible d’avoir été accordé à Marie-Thérèse Poujade (l’épouse du célèbre député), qui percevait 20.000 francs par mois alors qu’elle était par ailleurs professeur agrégé pour « donner des conseils dans le domaine de la culture et de l’éducation » au maire de Paris, et qui « n’a pu fournir la moindre trace d’un travail qui aurait été réalisé pour le compte du maire ». Conclusion de la juge : « Jacques Chirac qui, selon les déclarations même de Mme Poujade, a eu un rôle direct de "pourvoyeur" au niveau de son recrutement, n’a pu ignorer que la contrepartie était totalement insignifiante. »

M. Chirac a « porté atteinte aux intérêts de la Ville »

Même lorsqu’elle estime que la prescription conduit à délivrer un non-lieu, Mme Simeoni égratigne l’ancien maire de Paris et les heureux bénéficiaires des contrats de chargés de mission. Michelle de Charette, par exemple. L’épouse de l’ancien ministre, Hervé de Charette, a cumulé plusieurs rémunérations, dont deux de la Ville et du département de Paris (qui se confondent de fait dans la même entité), plus celles émanant des ministères des PTT et de la fonction publique !

Même Jacques Chirac s’est déclaré, lors de son audition, « stupéfait et choqué d’apprendre le cumul des rémunérations perçues par Mme de Charette ». Commentaire de la juge : « Une telle situation qui témoigne d’une appropriation des deniers publics par une personne privée, paraissant dotée de ressources financières suffisantes et en tout cas ne justifiant pas les recours à de tels expédients, apparaît d’autant plus choquante sur le plan de l’éthique et du civisme de la part d’une personne dont le mari devait occuper les hautes fonctions de ministre de la fonction publique. » Mme de Charette n’ayant plus été payée à partir de 1990, et les faits intervenus avant le mois d’octobre 1992 étant prescrits, elle n’est toutefois pas renvoyée devant le tribunal.

Au terme de l’examen au cas par cas des 35 contrats de chargés de mission visés dans la mise en examen de M. Chirac, Mme Simeoni conclut que ces derniers présentaient « deux caractéristiques communes :

o La plupart des bénéficiaires contestent le caractère fictif de leur emploi en étant dans l’incapacité de produire toutes pièces, tous documents tangibles et vérifiables susceptibles d’apporter du crédit à leurs déclarations ;

o Les témoignages ou recoupements divers démontrent que la part de travail censément consacrée à la Ville de Paris était au mieux insignifiante ou marginale, au pire, totalement inexistante. »

Concernant les rapports (et donc les responsabilités) entre le maire de Paris et ses directeurs de cabinet successifs dont deux sont renvoyés en correctionnelle, Michel Roussin et Rémy Chardon, la juge estime qu’« il existait entre le maire et le directeur de cabinet une sorte d’entente à dimension politique, qui trouvait à se vérifier à travers la signature des contrats de chargés de mission, vus par le maire lui-même comme des instruments de sa propre politique ».

Vient alors le temps de la conclusion, accablante pour l’ancien chef de l’Etat. « Il résulte de ce qui précède, écrit la juge Simeoni, que le maire de Paris a eu une action déterminante, tout d’abord au niveau de la conception et de la mise en place d’agents dits chargés de mission à la mairie de Paris dès 1977, ensuite, au sujet de leur recrutement : en recrutant des personnes appartenant à la même sphère politique que la sienne, en les dirigeant sur des postes extérieurs à la mairie de Paris, Jacques Chirac est parvenu ainsi à se ménager, sous couvert des contrats de chargés de mission, des relais dans la vie politique, y compris au croisement d’autres partis (CNI-Parti des verts), sociale, associative (Institut du citoyen), syndicale (FO), sportive, visant à asseoir son influence politique et à servir à plus ou moins long terme ses propres intérêts et ambitions, ou ceux de son propre parti, sur le plan national, voire sur le plan local, à Paris comme en Corrèze, et ce, sans bénéfice pour la communauté des Parisiens tout en portant atteinte aux intérêts financiers de la Ville. Jacques Chirac est celui qui est à l’origine des recrutements, qui, à plus ou moins long terme, devaient être profitables à son action politique. »

Près de 5 millions d’euros de préjudice

Impitoyable, la juge va jusqu’à exhumer le verbatim d’un reportage télévisé intitulé « Chirac le jeune loup » dans lequel Raymond Barre déclarait ceci : « Chirac a fait de la mairie de Paris l’instrument le plus puissant d’influence en politique ; la mairie de Paris devenant un centre de réseaux extrêmement serrés et le maire de Paris pouvant jouer quelque rôle en matière de corruption. »

Puis cet extrait d’un commentaire lu par un journaliste au cours de la seconde partie du documentaire, titré « Chirac le vieux lion » : « De la mairie de Paris, Chirac fait une forteresse, une pompe à finances pour le RPR (…) Si Chirac est le patron de l’opposition, c’est aussi à son statut de maire qu’il le doit. »

Pour la juge, cela ne semble guère faire de doute : « La connaissance de Jacques Chirac est démontrée par sa volonté d’instaurer ces contrats à la Ville de Paris puis par sa participation aux recrutements, par le nombre de contrats, leur caractère itératif sur une durée supérieure à dix années, mais aussi par ses propres déclarations. Il ressort que Jacques Chirac est en même temps le concepteur, l’auteur et le bénéficiaire du dispositif. »

Xavière Simeoni insiste : « Sa position de maire lui faisait tenir un rôle décisionnel et d’impulsion centrale que, par ailleurs, il revendique. Le maire d’une commune qui fait le choix et prend la décision d’engager des agents dans de telles conditions sans même être le signataire des contrats doit être retenu comme l’auteur principal des infractions de détournements et ce d’autant plus qu’il est le seul, en sa qualité d’ordonnateur, à détenir le pouvoir de disposer des fonds ou de le déléguer. »

L’ordonnance ajoute encore : « En recrutant et en faisant rémunérer les chargés de mission fictifs, Jacques Chirac a fait du budget de la Ville de Paris dont il disposait un usage contraire à celui pour lequel il lui avait été confié. Le délit d’abus de confiance apparaît caractérisé par le détournement des sommes correspondant au montant des salaires versés indûment et que, dans l’exercice de ses fonctions, Jacques Chirac avait la chargé d’utiliser dans l’intérêt de la mairie. Il en est de même de l’infraction de détournement de fonds publics qui se caractérise par le prélèvement sur le budget municipal des sommes correspondant aux salaires des chargés de mission alors que le maire avait la charge d’utiliser ces fonds dans l’intérêt de la commune et de ses habitants. »

La magistrate reprend à son compte le montant du préjudice évalué par la Ville de Paris, partie civile, à savoir « la somme de 4.549 097,82 euros ». Mme Simeoni, qui demande donc le renvoi en correctionnelle de Jacques Chirac « en tant qu’auteur principal » pour des faits de « détournement de fonds publics » et d’« abus de confiance », conclut sur la « stature » et l’âge de M. Chirac, qui va fêter ses 77 ans à la fin du mois de novembre.

Elle écrit ceci : « La situation particulière de Jacques Chirac, son âge, sa situation politique, ses fonctions présidentielle exercées pendant douze années, sa renommée internationale, son statut actuel doivent-ils s’opposer à un renvoi devant la juridiction de jugement ? La réponse à cette question ne relève pas du choix du juge. A ce stade de son information, l’action du juge est contenue dans les limites de l’article 179 du code de procédure pénale qui dicte au juge sa mission : "Si le juge d’instruction estime que les faits constituent un délit, il prononce par ordonnance le renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel." L’action du juge est également prévue par l’article 68 de la Constitution qui autorise la poursuite d’un ancien président de la République, après la fin de son mandat. »

Fabrice Lhomme


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