Le Puy-en-Velay (Haute-Loire) Crise, angoisse sociale et mécontentement croissant

mardi 17 mars 2009.
 

La drôle de crise

Ne le dites à personne, mais il y était, et derrière une banderole de la CGT. A 39 ans, il n’était jamais descendu dans la rue. Ses collègues, ouvriers sur une chaîne de montage, ont été surpris de le voir là. Ce 29 janvier, date de grève et de manifestation générale en France, entre sa sympathie pour l’UMP et l’angoisse de perdre son emploi, il avait choisi. La direction venait d’imposer l’anticipation des congés, à prendre avant le mois d’avril. "On a l’impression, dit-il, que tout s’effondre comme un château de cartes."

Les Ponots, habitants du Puy-en-Velay, n’avaient jamais vu ça. Des cadres dans la rue ! Des retraités paisibles, beaucoup d’enseignants et de salariés du privé, des employés de la mairie, des artisans, et même un restaurateur, battaient le pavé. Ce 29 janvier, 12 000 personnes selon la police, 20 000 selon les syndicats, avaient envahi la préfecture de la Haute-Loire. Plus qu’en 1995. Presque autant que d’habitants (20 500). Les syndiqués, les encartés, étaient venus de tout le département. La CGT avait affrété trois cars pour cette répétition générale du mouvement du jeudi 19 mars. Cette fois, elle en a prévu plus. "Il y a des secteurs qui n’ont pas bougé en janvier et qui bougeront le 19, assure Alain Eyraud article , le secrétaire général de l’union départementale CGT, ceux qui n’étaient pas venus se sentent encouragés."

Enclavée dans une région de moyenne montagne, loin des grands axes, la ville a des allures de préfecture rurale. Point de départ de l’un des chemins qui mènent à Saint-Jacques-de-Compostelle, elle vit mieux l’été que l’hiver, grâce au tourisme religieux. Dans les ruelles en pente du centre-ville, à l’ombre de la cathédrale et de la Vierge qui domine du haut de son rocher, les magasins sont fermés à l’heure du déjeuner. Il existe encore des boutiques de tabliers. Celles de souvenirs vendent de la dentelle, des lentilles et de la liqueur de verveine.

Le plus gros employeur du département est l’hôpital Emile-Roux. Le chômage partiel est là, dans les entreprises de mécanique de l’est du département, chez Michelin (600 salariés à côté du Puy), chez Fontanille, une entreprise textile... Mais la ville n’est pas touchée de plein fouet par la crise. Aucun plan social d’envergure n’a été annoncé, aucune grosse usine n’a fermé récemment. Le taux de chômage augmente plus rapidement dans le département qu’ailleurs (plus 22 % de janvier 2008 à janvier 2009), mais il reste inférieur de 2 points à la moyenne nationale. "La crise, on n’est pas encore trop dedans", résume Yvonne Bernard article , bénévole dans une association d’aide aux chômeurs.

Alors pourquoi cette mobilisation ? Ni zone rurale ni grande agglomération porteuse d’une dynamique, la bourgade vit "une bouffée d’angoisse face à un avenir qui n’est pas lisible", explique le maire. Les slogans, le 29 janvier, auraient pu se focaliser contre lui. Au printemps 2008, lorsqu’ils l’ont élu, les habitants du Puy ont placé à la tête de la ville le porte-parole du gouvernement. Un investissement, la promesse d’un traitement de faveur, de nouvelles implantations d’entreprises. Depuis, Laurent Wauquiez article est devenu... secrétaire d’Etat à l’emploi, dans une période où, justement, l’emploi fait défaut. Pourtant, les pancartes ne le ciblaient pas nommément. Il y a bien des militants de la CGT pour l’appeler le "ministre du chômage". Mais le jeune homme (il a 33 ans) est intelligent, il a su garder sa cote de popularité. Il connaît ses dossiers, sait communiquer, n’oublie jamais de citer Le Puy lorsqu’il est à Paris, de faire valoir ses entrées à Paris lorsqu’il est au Puy.

Les manifestants de janvier ont gardé le souvenir d’une atmosphère particulière : "Il n’y avait pas l’ambiance de fête des manifs", "les gens semblaient résignés, pas vraiment combatifs", "c’était grave". Sur le pavé, deux mondes, le public, touché secteur après secteur par la réforme de l’Etat, et le privé, menacé par la crise. Les enseignants, les salariés de l’hôpital qui va perdre 112 postes sur 1 260 en quatre ans, les agents de l’ANPE, des Assedic, des impôts, du Trésor, les travailleurs sociaux... Rejoints cette fois par les salariés du privé, déjà atteints par la récession, comme les salariés des entreprises de mécanique de la région de Saint-Etienne, ou obnubilés par le sentiment de ne pouvoir y échapper. Un sentiment diffus, qui nourrit la crise.

On fait partie d’une société de 55 000 personnes, on est 200. Du jour au lendemain on peut disparaître", explique Lionel Mouilhade article . Lui milite comme délégué de Force ouvrière au sein de l’entreprise pharmaceutique américaine Merck. Mais s’il bouge, c’est aussi, dit-il, pour la retraite de ses parents et l’avenir de ses enfants. "Quel avenir pour nos enfants ?" La question revient sans cesse. Ici, pour faire des études, hormis deux IUT et l’IUFM, il faut partir direction Saint-Etienne, Lyon ou Clermont-Ferrand, la capitale régionale. Un aller sans retour ni garantie. "L’avenir des jeunes, ça fait peur", dit une secrétaire employée dans un organisme professionnel. Elle a 49 ans, vingt-neuf ans d’ancienneté, un salaire net de 1 670 euros, un loyer de 500 euros et vit seule avec son fils de 19 ans, "en bac pro".

Elle a manifesté fin janvier, pour la première fois depuis... 1982. Elle aussi refuse d’apparaître nommément, elle aussi retournera dans la rue le 19 mars. Elle évoque plusieurs peurs mêlées, l’entrée (ou la non- entrée) de son fils dans le monde du travail, l’éventuelle suppression des 35 heures qui signerait la fin de ses activités bénévoles, et surtout le sentiment d’être abusée : "On a toujours l’impression d’être une charge... On n’est pas reconnus... On coûte toujours trop cher."

"Ce qu’on veut, c’est de la considération." Voilà ce que finit par lâcher Serge Cohade article , 58 ans. Lui est responsable départemental d’un syndicat d’agents du Trésor, le SNUI. "On nous parle gains de productivité, challenge, rendement, alors qu’on est attachés à des valeurs de service public, de justice sociale, dit-il, on reçoit énormément de gens paupérisés, ce dont on a peur c’est de perdre notre mission de régulateur."

Après avoir travaillé à Paris, il s’est installé en Haute-Loire il y a une quinzaine d’années. "A l’époque, assure-t-il, il y avait des riches, des pauvres, des classes moyennes. Aujourd’hui, les riches sont deux fois plus riches, les pauvres sont plus pauvres et plus nombreux." Le cadre de vie est agréable, la paie "vaut ce qu’elle vaut", mais elle est assurée, et pourtant quatre agents des impôts et du Trésor sur cinq étaient en grève le 29 janvier dans le département.

"On reflète un malaise", conclut Serge Cohade Article

Chacun son malaise. Celui de Michel Beyssac article est lié à la protection sociale. Il le reconnaît, c’est une obsession. Cadre administratif à l’hôpital Emile-Roux, proche de la CFDT, M. Beyssac est président départemental de la Caisse primaire d’assurance- maladie. S’il manifeste, c’est " uniquement pour l’avenir de nos enfants. On leur laisse des dettes énormes. On est toujours dans la revendication immédiate, il faudrait réfléchir à l’avenir". Il faut, dit-il, remettre à plat tout le système, mettre fin aux dérapages, aux dépenses inutiles - "C’est l’argent du monde du travail !". Certains comportements l’excèdent, qu’il n’aurait pas osé dénoncer il y a quelques années, il le reconnaît, en parlant de "ces gens qui vont en consultation, se font rembourser le déplacement en taxi alors que la famille suit derrière en voiture".

Comment démêler l’écheveau des inquiétudes ? En tête, vient le pouvoir d’achat, puis, pêle-mêle, l’avenir des enfants, les retraites, la protection sociale et même le sort de la planète. Un mot clôt les conversations, un mot obligé, le "système". Il "part à la dérive", est "à bout de souffle" ou "injuste". Le monde politique n’est évoqué que dans sa globalité et pour son impuissance. "On sent bien qu’il n’y a pas tellement de maîtrise" (Eric Dubois, le patron du Majestic, haut lieu des soirées ponotes). "Eux, la crise, ils ne la vivent pas" (Annie Macedo, gardienne d’immeuble).

"Moi, je pensais qu’on ne serait pas concernés, dit Mme Macedo, 50 ans, mais finalement, on la ressent, la crise." Son mari, peintre intérimaire, ne travaille pas ce mois-ci. Au lieu de son salaire de 1 200 euros nets, il percevra les Assedic : 850 euros. Faute d’embauche, il passe ses journées sur le chantier de la maison que le couple construit à quelques kilomètres de là. Il fait ce que des artisans auraient fait s’il avait eu du travail - des contrats en moins pour quelques entreprises. "On allait de temps en temps manger une pizza, on n’y va plus", continue Mme Macedo. Encore une consommatrice qui a délaissé les enseignes des grands supermarchés, au bénéfice de Lidl, un hard-discounter. "Avant, j’achetais "Télé 7 jours", poursuit la gardienne, maintenant, j’achète "Télé 2 semaines". Pour le même prix, j’en ai deux."

Que les revenus aient diminué ou non, les habitudes de consommation ont changé. D., 33 ans, gardien de sécurité, n’a pas le sentiment de subir la crise. Pourtant, il ne met plus les pieds dans les grands supermarchés. Il va chez Ed : "Sur le pack de Coca, il y a 10 centimes d’écart, vous vous rendez compte ? 10 centimes, c’est quasiment 1 franc !" Son emploi n’est pas menacé, celui de sa compagne non plus. Mais son beau-frère, dans l’industrie automobile à Poitiers, n’est pas sûr du lendemain. L’inquiétude se diffuse et la difficulté, estime Jocelyne Duplain article , la présidente de la Chambre de commerce et d’industrie, "c’est d’arriver à se positionner : entre vous raconter ce qui se passe et entretenir la sinistrose, il faut trouver le moyen de parler juste. Plus on en rajoutera, plus on bloquera le système".

Pour le débloquer, les syndicats de la Haute-Loire, qui ont toujours été très en pointe par rapport aux fédérations nationales, ont leur solution. Le tract préparé par l’intersyndicale en vue de la journée du 19 mars l’a été au lendemain de la victoire des grévistes guadeloupéens. La revendication est la même : 200 euros d’augmentation mensuelle. "C’est la seule chose capable de relancer la machine économique", dit un délégué Force ouvrière de chez Michelin.

"Moi aussi, j’aurais envie de donner 200 euros à tout le monde pour que la consommation reprenne, réagit Mme Duplain, qui dirige une entreprise de sacs de plastique et de sacs de papier, mais on a des marges trop faibles, ça ne passerait pas ; on est tous dans le même bateau, qu’on soit salarié ou chef d’entreprise."Laurent Wauquiez article est plus abrupt : "Ça s’évaporerait dans l’achat de produits non fabriqués en France, ce serait un plan de relance pour l’emploi en Chine !"

L’entrepôt des compagnons d’Emmaüs, sur la zone d’activités de Taulhac, est de plus en plus fréquenté - "malheureusement", soupire la caissière. D’après la secrétaire de l’association, les bénéfices ont augmenté d’au moins 50 % en trois ans, essentiellement du fait de clients vivant des minima sociaux. Mais il y a d’autres chiffres d’affaires dont la croissance est plus heureuse. Celui de Jean-François article Brunel, 39 ans, est en progression constante depuis dix ans. Maraîcher bio à Solignac-sur-Loire, à une quinzaine de kilomètres, il vend ses légumes au marché du samedi matin au Puy. "La crise ne me touche pas", dit-il. Il "pourrai(t) faire plus", mais n’en éprouve manifestement pas le besoin.

Parmi les clients du marché, la secrétaire d’Emmaüs, infirmière de profession. Elle aussi a décidé de ne plus acheter dans les grandes surfaces. "Je suis dans une période de déconsommation", explique cette grande brune à l’allure sportive. Elle ne regarde plus la télévision, parle avec compréhension de ses enfants, de jeunes adultes qui ont fait le choix de vivre chichement. Ce changement de mode de vie, elle le doit à une question qui la taraude : "Mais qu’est-ce que je vais laisser à mes enfants et mes petits-enfants ?" Elle ne parle pas de son compte en banque, mais du "monde dans lequel on vit" : " Si on ne le change pas, on va à l’échec."

Marie-Pierre Subtil


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