Etats Unis : Une trajectoire financière insoutenable

samedi 16 août 2008.
 

Alors même que le pouvoir d’achat des Américains stagne, que leur taux d’épargne est quasiment nul (0,4%) et que la valeur de leurs biens immobiliers et de leurs titres en Bourse a sensiblement baissé depuis le début de l’année, l’endettement des ménages atteint un niveau record. Autant dire que la consommation à crédit ne pourra plus venir au secours d’une économie en panne. Or c’est grâce au crédit facile que l’économie des Etats-Unis était sortie des récessions précédentes...

PAR GERARD DUMENIL AND DOMINIQUE LEVY

Publié, le 14 juin dernier, à l’issue de la réunion des ministres des finances du G8, le communiqué frappe par son caractère lénifiant : « L’innovation financière a contribué de manière significative à la croissance et au développement mondial, mais, au vu des risques que court la stabilité financière, il est impératif que s’accroissent la transparence et la conscience des risques. » Les mots-clés sont pesés : « développement », « innovation financière » d’un côté, « transparence » de l’autre. D’autres termes sont absents : « instabilité », « réglementation »... Et rien n’est dit des facteurs sous-jacents à la crise : les déséquilibres croissants de l’économie des Etats-Unis.

Or, au cœur des mécanismes qui ont abouti à la crise actuelle, on trouve, au-delà de l’absence d’une réglementation de la finance, ce qu’on peut désigner comme la « trajectoire néolibérale » de l’économie des Etats-Unis. Un itinéraire emprunté au début des années 1980 après trois décennies de keynésianisme. Cinq grandes tendances sont en jeu.

En premier lieu, le ralentissement de l’investissement productif. Lequel désigne tous les éléments « physiques » requis par la production : bâtiments, bureaux, machines... Cette diminution s’est accompagnée d’une très forte augmentation relative de la consommation. Rien de semblable n’avait pu s’observer dans le passé. C’est cette surcroissance qui est à l’origine de celle du déficit du commerce extérieur. Enfin, faisant écho à ces tendances, il faut mentionner la double envolée de la dette interne (essentiellement celle des ménages et de la finance) et du financement du déficit extérieur par le reste du monde (1). Une bien étrange trajectoire, tirée par la consommation au détriment de l’investissement productif et se nourrissant des importations ; une demande elle-même soutenue par les crédits qu’ont consentis les institutions financières américaines, sachant que rien n’aurait été possible sans le financement par le reste du monde ! On aurait pu s’en inquiéter ; mais, à l’inverse, la propagande néolibérale répandait l’image flatteuse des Etats-Unis « locomotive » de la croissance mondiale.

Injection permanente de crédit

La montée des déséquilibres et la crise financière ne sont pas nées en France, ni même au Royaume-Uni, mais bien aux Etats-Unis, et rien n’aurait été possible sans la domination que ce pays exerce sur le reste du monde. Toutefois, le néolibéralisme se trouve également mis en accusation. Car les profits, dont une large part était précédemment conservée par les entreprises en vue de l’investissement, sont désormais payés aux créanciers sous forme d’intérêts, et aux actionnaires sous forme de dividendes. Les entreprises conservent donc par-devers elles de moins en moins pour investir. Par ailleurs, les frontières commerciales sont largement ouvertes, notamment vers des pays de la périphérie où les coûts de la main-d’œuvre sont faibles (Chine, Mexique, Vietnam...). Une fraction accrue de la demande se dirige ainsi vers des importations, au point qu’aux Etats-Unis on peut parler d’une « déterritorialisation » de la production.

Ainsi, la nécessité de maintenir une consommation de biens et de services produits sur le territoire américain impose une injection massive de crédit. Chaque année toujours davantage, alors qu’une part croissante de la demande fuit vers le reste du monde et que la production est peu soutenue par l’investissement. Une telle configuration requiert donc plus de crédit qu’il serait nécessaire dans une économie peu ouverte et tournée vers sa propre croissance. C’est là le point essentiel, et là que s’effectue le retour au point de départ : la crise financière que prépare cette montée du crédit. Une trajectoire insoutenable se poursuit par le biais d’une stimulation toujours renouvelée, au prix d’un endettement croissant. A l’arrivée, les sables mouvants du subprime.

A cela s’ajoute le rôle central du dollar, mondialement utilisé dans les transactions commerciales et financières comme devise de réserve, et sur lequel bien d’autres monnaies indexent leur taux de change. Le reste du monde collabore assez allègrement à cette suprématie de la devise américaine ; un énorme flux de billets verts, correspondant au déficit commercial des Etats-Unis, se déverse sur la planète. Les étrangers placent les dollars qu’ils ont reçus en paiement des biens qu’ils exportent vers les Etats-Unis. Ils achètent des actions, des obligations privées et publiques, des bons du Trésor, etc. Ils n’ont d’ailleurs pas le choix. Aucun moyen d’éponger ces dollars n’existe depuis que cette monnaie n’est plus convertible en or. Certes, un désir général de s’en défaire peut entraîner la baisse de son taux de change et, en réaction, rendre nécessaire la hausse du taux d’intérêt aux Etats-Unis. Mais, depuis le début des années 2000, les taux d’intérêt à long terme sont restés bas.

Ainsi l’économie des Etats-Unis glisse-t-elle le long de cette trajectoire où les déséquilibres internes et externes, réels et financiers, vont en s’amplifiant. Les détenteurs de capitaux et les étages les plus élevés de la pyramide des salaires (les uns et les autres se recoupent) prospèrent et s’éloignent du reste de la population. Mais la part de la production manufacturière se réduit, et le pays dépend de plus en plus de la générosité des étrangers. Etrange divergence entre l’enrichissement d’une minorité et les déséquilibres croissants de l’économie nationale. Etrange concomitance entre l’augmentation de la consommation des plus favorisés et l’aggravation des dérèglements d’une économie.

Comment expliquer la poursuite de ce cheminement pendant tant d’années ? Après les récessions de 1982 et 1990, l’activité fut, en fait, soutenue par la poussée miraculeuse des nouvelles technologies dites « de l’information ». D’abord lentement mais de manière particulièrement tenace, la vague de fond s’accéléra dans la seconde moitié des années 1990 : pendant les quatre années de boom boursier, le cours des valeurs technologiques fut propulsé à des hauteurs sans précédent : Nasdaq, le 2 janvier 1996, 1 053 ; le 10 mars 2000, 5 132. Le capital étranger affluait pour profiter de l’aubaine. Mais le boom fut suivi du krach retentissant après 2000 : Nasdaq, le 9 octobre 2002, 1 114.

Avec l’éclatement de la bulle Internet vient, en 2001, la récession que double la crise boursière. C’est à cette occasion que vont se révéler les effets pervers de ces tendances longues. La Réserve fédérale entre en scène, et fait son travail habituel : elle stimule le crédit. Mais les entreprises non financières ne répondent pas à l’appel. Si elles empruntent, ce n’est guère pour investir sur le territoire des Etats-Unis mais pour se livrer à la petite bataille des fusions et acquisitions, ou pour racheter leurs propres actions (2). M. Alan Greenspan met alors les bouchées doubles (lire l’encadré). Il baisse de façon spectaculaire le taux auquel son institution refinance les banques. Toujours plus bas, celui-ci devient même négatif en termes réels, c’est-à-dire une fois soustrait le taux d’inflation.

Le remède produit enfin son effet. Mais à quel prix ? Le secteur financier, ou une fraction de ce secteur, se précipite dans l’espace ouvert par la baisse des taux d’intérêt. Les ménages vont être les acteurs de ce soutien de la demande. Car, aux Etats-Unis, l’expansion formidable du crédit hypothécaire sert à financer à la fois la consommation (comme le paiement des études des enfants, ou les soins, coûteux, dans un pays où la protection sociale est déficiente) et l’immobilier lui-même. Après 2000, la consommation, qui a atteint un niveau très élevé, arrête de croître plus vite que la production totale. Le relais est alors assuré par la construction, en plein boom du fait de la hausse des prix de l’immobilier. L’économie sort de la récession.

Cette issue a plusieurs conséquences : l’entrée en scène d’un secteur financier peu scrupuleux précipitant des ménages potentiellement insolvables dans l’endettement ; la hausse accélérée du déficit du commerce extérieur et la croissance correspondante du financement de ce déficit par le reste du monde ; la baisse des taux d’intérêt, qui encourage les stratégies les plus aventureuses des sociétés financières.

On peut interpréter la conjoncture de sortie de la crise de 2001 en termes de convergence d’intérêts entre la politique de la Réserve fédérale et une grande fraction du secteur financier privé. Trois éléments au total : une politique de stimulation très hardie, rendue nécessaire par une trajectoire insoutenable ; une réponse efficace à court terme, mais également impossible à prolonger, qui va conduire au choc des subprime ; une folle effervescence financière, prolongeant au-delà du raisonnable la trajectoire, et qui va multiplier les conséquences de la crise du crédit hypothécaire. La relation entre la crise et les tendances de la macroéconomie est donc bien réciproque.

L’endettement de ménages insolvables a permis la continuation aux Etats-Unis d’une trajectoire périlleuse, mais au prix d’une croissance de la dette, à la fois en valeur et en proportion du revenu national.

La folie financière n’a pas « causé » la tendance, car cette trajectoire est beaucoup plus ancienne et profonde ; elle en a prolongé la durée. Ce n’est pas d’« inconscience » de la part des autorités monétaires qu’il est ici question, mais de réticence à sortir des règles néolibérales ainsi que le réclamerait une correction de trajectoire. Le néolibéralisme n’est pas une affaire de principes mais d’intérêts ; les règles recouvrent donc des desseins beaucoup plus pesants et sacrés que les principes affichés. On va le vérifier dans les mois et les années à venir.

L’ampleur de la crise surprend, et l’urgence de l’intervention est évidente. Nous ne sommes plus en 1929, et « tout » est mis en œuvre pour soutenir le système financier. D’abord, les robinets de la politique monétaire sont ouverts : au total plus de 600 milliards de dollars, et davantage à l’avenir si nécessaire ! Car il s’agit désormais de maintenir en état le système financier qui s’écroule. Mais cela ne suffira pas ; on s’émeut : « Ce qui a débuté comme une détérioration relativement bien contenue de certaines fractions du marché américain des subprime a dégénéré par métastase en dislocation sévère sur les marchés plus larges du crédit et du financement, ce qui menace désormais les perspectives macroéconomiques aux Etats-Unis et dans le monde (3). »

A court terme, il sera difficile d’éviter un accroissement du déficit budgétaire, lequel correspond déjà à 2,9 % de la production du pays. Pas très néolibéral. Surtout, cette stimulation ne remédiera pas au déficit extérieur croissant. Derrière ce déficit se profilent non seulement l’Europe, mais, de plus en plus, les « pays émergents ». Compte tenu des formidables réserves financières de ces challengers et de la chute du dollar, l’économie des Etats-Unis devient pour eux un fromage.

Des exceptions au coup par coup

Comment éviter cela ? On peut s’attendre à une plus grande intervention de l’Etat : sauvetage du secteur financier ou rachat des créances douteuses, hausse des dépenses publiques, re-réglementation de la finance américaine (interdiction de certaines pratiques de crédit aux ménages et de titrisation, surveillance accrue des fonds spéculatifs). On peut aussi escompter la mise en place d’une défense des entreprises américaines à l’étranger et aux Etats-Unis.

Toutefois, il demeure inconcevable que les prochains dirigeants s’en prennent de front au libre-échange et à la libre circulation des capitaux, essentiels à la domination des sociétés transnationales américaines dans le monde.

On peut donc entrevoir une sortie masquée et limitée des règles néolibérales sous forme d’exceptions au coup par coup. Une nouvelle loi sur les investissements étrangers et la sécurité nationale, le Foreign Investment and National Security Act, voté en 2007, a donné au président américain des pouvoirs importants pour limiter les placements de ce type aux Etats-Unis au nom d’une définition très large de la sûreté intérieure. Ce genre de néolibéralisme « bricolé » incarne bien l’étrange destin d’une puissance hégémonique dont la domination à long terme est en jeu.

GÉRARD DUMÉNIL AND DOMINIQUE LEVY


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