Economie : Le retour de Ricardo

jeudi 8 mai 2008.
 

Deux crises guident la spirale à la baisse de l’économie mondiale. La première résulte de l’éclatement de la bulle immobilière américaine. La deuxième est celle du pétrole, dont les cours atteignent des sommets. La spéculation joue ici son rôle ainsi qu’une forte croissance asiatique pour le moment maintenue, mais une tendance de fond est probablement à l’œuvre, gouvernée par ce qu’on entrevoit, même si c’est difficile à dater : la raréfaction de la ressource. Une crise de la rente foncière (non résidentielle car portant sur les ressources productives) vient ainsi entrelacer ses effets avec celle de l’immobilier américain.

La rente est un revenu très particulier : elle ne rémunère qu’un droit de propriété, celui portant sur les ressources naturelles qui servent à la production mais ne peuvent elles-mêmes êtres produites (terres agricoles, gisements de pétrole, mines, etc.). Elle a été au premier plan des préoccupations des fondateurs de l’économie politique. Ricardo avait alors expliqué (au début du 19e siècle) qu’elle résultait de la mise en culture de terres de moins en moins fertiles pour faire face à l’accroissement de la population, son taux, pour une terre donnée, étant fixé par la différence de rendements à l’hectare entre cette terre et la dernière mise en exploitation, la moins fertile. Le propriétaire du sol prélève une partie de la production parce qu’il s’est emparé de portions de la nature qui ne peuvent être reproduites, telle la fertilité plus ou moins grande de la terre. Des qualités qui ne sont qu’un donné de la nature et auxquelles pourtant personne ne peut avoir accès sans sa permission. Aujourd’hui, un peu de la même façon qu’à l’époque de Ricardo, s’il n’y a pas encore épuisement des gisements de pétrole, il y a de toutes façons rendements décroissants, donc coûts croissants, et hausse des prix, puisqu’il s’agit désormais d’un brut plus difficile à trouver, de moindre qualité, et moins facile à extraire ou à transporter. La hausse des prix se traduit par un gonflement de la rente, en grande partie accaparée par les propriétaires des gisements.

L’augmentation actuelle des prix des produits alimentaires renvoie elle-même pour une bonne part aux tensions sur la ressource pétrolière, avec la montée en puissance des agrocarburants. Mais, là encore, une tendance de fond n’est-elle pas à l’œuvre ? Ricardo craignait que le principe même de la production capitaliste (le profit) soit menacé, la mise en culture de terres de moins en moins productives entraînant un gonflement de la rente foncière, qui irait engrosser des propriétaires improductifs et finirait par capter l’essentiel des profits. Il se trompait, ayant sous-estimé deux facteurs essentiels : l’extension de la production à de nouveaux territoires (États-Unis, Canada, Australie, etc.) et l’énorme accroissement de la productivité à l’hectare. Cependant, du temps a passé, la terre entière a été explorée, et nous voilà à nouveau confrontés à la loi des rendements décroissants. Mais, cette fois, il n’y a plus de nouveaux territoires. Les terres adaptées à la culture céréalière ne sont pas extensibles à l’infini et les meilleures sont déjà en exploitation. D’autres surfaces peuvent s’y adjoindre, mais il faudra défricher, détruire la couverture végétale, et il n’est pas dit que les sols gagnés soient de même qualité. Quant aux améliorations à attendre du changement technique, elles sont bien moins importantes que par le passé, surtout si nous tenons compte des retombées négatives de ce changement sur l’environnement et sur la qualité de l’alimentation elle-même.

La flambée actuelle des prix des matières premières finira très probablement par s’atténuer, voire par disparaître, mais en sera-t-il de même pour la tendance de fond qui l’anime ? Il est permis d’en douter. Mondialisation oblige, nous nous heurtons de plus en plus aux limites des ressources naturelles disponibles. Le pétrole est le premier concerné, mais le même phénomène ne commence-t-il pas déjà à se manifester pour la production céréalière, avec les contraintes de terre, d’eau, etc., ce que paraît confirmer le tassement récent des gains de productivité à l’hectare ? Nous assisterions alors au grand retour de la rente foncière, et la très ancienne confrontation entre capitalistes et salariés se combinerait avec un conflit ressuscité après un siècle d’absence, celui opposant capitalistes et propriétaires fonciers. De ce heurt, l’âpreté de la polémique entre OPEP et pays développés ne donne aujourd’hui qu’une faible idée. Une nouvelle scission du monde s’affirmerait de plus en plus, elle ne remplacerait pas les anciennes, mais viendrait s’y rajouter, compliquant encore un peu plus un tableau déjà surchargé.

Isaac Johsua économiste, membre du Conseil scientifique d’Attac


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