L’écologie peut-elle être apolitique ?

mardi 3 mai 2022.
 

Source : http://robertmascarell.overblog.com...

Après une succession de découvertes scientifiques qui nous avaient, pour un temps, rendus semblables aux dieux, nous sommes arrivés à une prise de conscience assez sereine des limites de l’homme et de la Terre.

Nous n’avons plus tout à fait le sentiment qui animait Pascal le croyant lorsqu’il écrivait : « En regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable et qui s’éveillerait sans connaître où il est, sans moyen d’en sortir. Et sur cela, j’admire comment on entre point en désespoir d’un si misérable état. »

Il y a eu un écho contemporain de ce cri d’angoisse. On le trouve dans le livre titré « L’Homme » d’un athée, le biologiste Jean Rostand : « Que l’homme terrestre soit ou non, dans l’univers, seul de son type, qu’il ait ou non des frères lointains et disséminés dans les espaces, il n’en résulte guère pour lui de différence dans la façon d’envisager sa destinée. Atome dérisoire perdu dans le cosmos inerte et démesuré, il sait que sa fiévreuse activité n’est qu’un petit phénomène local, éphémère, sans signification et sans but. Aussi n’a-t-il d’autre ressource que de s’appliquer à oublier l’immensité brute qui l’écrase et qui l’ignore. » Et le même savant de pousser dans « Pensées d’un biologiste » un cri de colère : « L’espèce humaine passera, comme ont passé les dinosauriens et les stégocéphales. Peu à peu la petite étoile qui nous sert de soleil abandonnera sa force éclairante et chauffante. Toute vie alors aura cessé sur la Terre qui, astre périmé, continuera de tourner sans fin dans les espaces sans bornes. Alors, de toute la civilisation humaine ou surhumaine, découvertes, philosophies, idéaux, religions, rien ne subsistera. Il ne restera même pas de nous ce qui reste de l’Homme de Néanderthal dont quelques débris au moins ont trouvé un asile dans les musées de son successeur. En ce minuscule coin d’univers sera annulée pour jamais l’aventure falote du protoplasma, aventure qui, déjà, peut-être s’est achevée sur d’autres mondes, aventure qui en d’autres mondes peut-être se renouvellera. Et partout soutenue par les mêmes illusions, créatrice des mêmes tourments, partout aussi absurde, aussi vaine, aussi nécessairement promise dès le principe à l’échec final et à la ténèbre infinie. »

J’ai tenu à citer en entier cette page salubre parce qu’elle nous accule absolument à découvrir ce qui rend acceptable d’une part la nature de l’homme et d’autre part, la condition humaine.

Mais puisque, décidément, notre présence sur Terre n’est qu’une aventure passagère, constatons que l’aventure humaine oppose deux forces, comme Nietzsche l’a si bien démontré.

La première c’est physis (étymologiquement nature), certains hellénistes disent aussi phusis, c’est-à-dire la loi de la nature. Le libéralisme économico-politique a son origine dans ce mouvement naturel. Le personnage platonicien de Calliclès dans Gorgias éclaire la philosophie de ce mouvement, « qui oppose ce qui est vrai et beau selon la nature, c’est-à-dire le déploiement spontané de la force vitale, aux multiples entraves que, sous le nom de « lois », la coalition des faibles a progressivement établies pour empêcher LA JUSTE DOMINATION DES FORTS. »

La seconde c’est nomos (étymologiquement loi). C’est l’effort des hommes à travers des institutions pour maîtriser les effets de cette force. Il est à l’origine de la loi des hommes.

Nietzsche voyait dans la loi des hommes l’expression et le moyen pour les plus faibles de survivre en empêchant les plus forts de vaincre.

En résumé, physis la nature, ce sont les tenants de l’inné, l’individu, l’individualisme. Nomos, la loi, ce sont les tenants de l’acquis, le peuple, le collectif, la masse.

Tel Janus, ces deux composantes de notre monde ont depuis des temps très lointains pris différentes apparences.

Physis, la nature, et sa loi, maîtresse incontestée des êtres, des choses, pendant des millénaires, fut un jour menacée par l’apparition de l’imaginaire et plus précisément de la conscience. Nomos s’incarna et devint l’Etat moderne avec sa justice et sa police. Le rôle de la police résulte de la délégation par la collectivité d’un droit légal à la violence, pour la survie du plus grand nombre. Les deux conceptions de l’existence se rejoignent pourtant dans la mesure où il faut sauver le total et penser au salut individuel.

Ainsi, l’homme est pris entre le désir de dépasser les autres et la nécessité d’être avec les autres à l’exemple de la communion chrétienne et de l’égalitarisme socialiste. La maçonnerie tendant à vouloir équilibrer le désir et la nécessité. Notre histoire n’est que l’alternance et l’opposition de ces deux forces. Tantôt, Physis règne : c’est la guerre (« que le plus fort gagne », « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts »), c’est le temps des pulsions où l’homme dépasse en férocité l’animal qui se borne à détruire par instinct et donc sans aucun sadisme son ennemi. La perversité atteint son summum quand Physis, pour continuer à dominer, convoque délibérément Nomos à son service. Ce que Jean-Jacques Rousseau a constaté avec beaucoup de pertinence : « Nul n’est assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. »

Tantôt, mais très rarement, Nomos, non perverti, règne : c’est la paix civile (« aidons-nous les uns les autres »).

L’enjeu est donc de résoudre cette contradiction sans faire disparaître l’un des deux composants, car inéluctablement le composant disparu renaîtrait sous une autre forme.

Aujourd’hui, alors que « la maison brûle », comme l’a si justement dit le président de la République, Jacques Chirac, en 2002, à Johannesburg, de la résolution de cette contradiction il dépend que l’échéance menaçant la survie de notre espèce et de toutes les espèces vivantes, soit retardée.

La bataille est loin d’être gagnée. Pour preuve, les propos tenus en 2000 par le président du Medef à ce moment-là, Monsieur Ernest-Antoine Seillières, dans la revue des sociétés d’assurance « Risques » : « Autour du risque, on retrouve une sorte de succédané de la lutte des classes » (que voilà une parole de connaisseur. Au passage, je suis heureux de ne pas être le seul à en constater l’existence). Et Seillières d’expliquer que : « Les batailles sur le risque, la sécurité alimentaire ou sanitaire, la sécurité des produits, sont aussi la manière moderne de lutter contre les entreprises innovantes, une manière d’en contester la légitimité ». « Quand on ne peut plus combattre l’entreprise au nom du profit et de l’exploitation, on utilise le risque, la protection de la santé et de l’environnement. » Monsieur Seillières en déduit donc que la société se divise « en riscophiles et en riscophobes », et il se dit convaincu que « dans une période de transformations aussi fortes que celles que nous connaissons, l’avenir appartient davantage aux riscophiles qu’aux riscophobes ».

Soulignons que nos « bons » riscophiles se ménagent des parachutes dorés et ne prennent des risques qu’avec la peau des autres.

Quand je vous disais que l’opposition entre la physis et la nomos continue à faire rage.

Ainsi, non contents d’être à l’origine des pollutions industrielles du passé, voilà que des entrepreneurs revendiquent le droit de continuer à polluer, sans état d’âme, au nom de la liberté de produire et de créer de la valeur.

A propos de liberté, je ne résiste pas au plaisir de citer Albert Einstein : « Je me refuse à croire en la liberté et en ce concept philosophique. Je ne suis pas libre, mais tantôt contraint par des pressions étrangères à moi ou tantôt par des convictions intimes. » ; ou bien encore Lacordaire, chrétien social : « Entre le pauvre et le riche, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».

Arrivé à ce stade de ma planche, je ressens que certains frères se disent : « Mais où Robert veut-il nous emmener ? Quand va-t-il répondre à la question posée dans le titre de sa planche ? ».

Vous allez voir, je l’espère, que le détour que j’ai pris n’est pas si incongru que cela, et qu’aujourd’hui encore, Physis et Nomos ne sont pas mortes, y compris et surtout dans les débats relatifs à l’environnement.

Avant d’en arriver à traiter le cœur du sujet annoncé dans le titre de cette planche, s’est posé à moi un problème de méthodologie :

soit, m’appuyant sur les travaux de scientifiques produits lors de la convention de Rio en 1992, ou à l’occasion de la ratification par quelques pays du protocole de Kyoto en 1997, ou à l’occasion de la tenue de la conférence internationale sur la gouvernance écologique à Paris en février 2007, je vous assène une quantité astronomique de chiffres prouvant tous que le réchauffement climatique va s’accélérant et que l’homme en est le principal responsable, soit, nous convenons tous ensemble que ce phénomène n’est plus discutable et, dès lors, nous pouvons passer à l’étape supérieure de la réflexion. Celle qui consiste à tenter d’analyser les raisons d’une telle situation, voilà pour hier, et à réfléchir sur les moyens de faire face à sa dégradation, voilà pour demain.

Vous avez compris que je ne vais pas vous asséner des chiffres, mais je vais vous proposer de réfléchir, en vous demandant de garder constamment en mémoire le débat existant entre les notions de physis et de nomos.

Convenons que l’état écologique de notre planète est en raison directe de la révolution industrielle apparue il y a un peu plus de deux siècles. Jusque-là, l’homme vivait essentiellement des produits de la culture et de l’élevage, suivant le rythme des saisons. Avec la multiplication des inventions, nous sommes entrés progressivement dans l’ère industrielle. Le productivisme s’est installé en maître de tous nos modèles économiques, qu’ils soient d’essence capitaliste ou communiste.

Il n’y avait rien à redire à cette orientation, tant la misère était grande. Peu importait, à la limite, la façon de répartir les fruits du travail des hommes. Même s’ils étaient mal partagés, les plus pauvres voyaient, néanmoins, leur sort s’améliorer.

Les luttes des déshérités pour une meilleure répartition des richesses, pouvant aller jusqu’à vouloir maîtriser le pouvoir politique, comme la détermination des privilégiés à vouloir le garder à tout prix, avaient la même finalité : produire et consommer toujours plus. Peu importait les retombées sur l’environnement. Nul ne s’en souciait, à droite comme à gauche. C’est que les ressources de la Terre paraissaient inépuisables, et l’aptitude des forces de la nature à se régénérer indestructible.

Si bien que du strict point de vue étroitement partisan, les hommes et femmes de gauche n’ont pas davantage qualité que ceux et celles de droite à se prétendre meilleurs défenseurs de l’environnement. Si là s’arrêtait ce travail, il serait logique de dire que l’écologie peut être un courant de pensée apolitique, n’ayant à s’inspirer ni des pratiques de droite ni des pratiques de gauche.

Mais, croissance démographique et économique aidant et, à l’inverse, épuisement des réserves fossiles et réchauffement climatique de la Terre à un horizon proche avérés ont obligé l’ensemble de la classe politique de la plupart des pays à prendre en compte ces phénomènes dans leur approche du pouvoir. On pourrait s’en féliciter si l’occasion était saisie de poser les problèmes sans aucun tabou. Tel n’est pas le cas, y compris par ceux qui font profession de foi écologiste.

Pour illustrer mon propos je vais m’en tenir au débat franco-français pour cette élection présidentielle.

Trois têtes d’affiche expriment les diverses nuances du courant écologique : Nicolas Hulot, Corinne Lepage et Dominique Voynet. Deux se disent apolitiques, mais s’affichent dans les entourages de Jacques Chirac pour l’un, de François Bayrou pour l’autre. La dernière ne cache pas son ancrage à gauche. Voilà pour leur engagement partisan. Mais au-delà, où sont leurs différences ? Elles sont ténues. Tous les trois inscrivent leur action dans l’acceptation des règles du libéralisme économique, tout en préconisant un autre mode de production et de consommation.

Autant dire qu’ils essaient de réaliser la quadrature du cercle.

Notez que, en soi, ce positionnement constitue un véritable engagement politique, quoi qu’en disent ceux qui prétendent à l’apolitisme de leur combat écologique. Si vous doutiez de la justesse de cette affirmation, je tiens à rappeler que tous les responsables écologistes, sans exception, ont pris position, le 29 mai 2005, lors du référendum, pour ou contre le traité constitutionnel européen. Les trois têtes d’affiche susdites ont d’ailleurs voté et appelé à voter pour ce projet. Des étoiles du mouvement écologiste de moindre magnitude ont, elles, voté et appelé à voter non.

Personne ne niera, j’en suis convaincu, que le traité constitutionnel avait un contenu éminemment politique, sauf à considérer que son inscription dans la perspective exclusive du renforcement des règles du libéralisme économique ne soit pas un choix politique.

A ce stade de ma planche, je tiens à dire que je ne fais reproche à aucun des écologistes d’avoir pris position pour ou contre le traité constitutionnel européen. Ce disant, je suis, en revanche, beaucoup plus sévère à l’encontre des écologistes qui, passé l’intermède du débat européen, se drapent à nouveau dans la posture de l’apolitisme, qui serait seul vertueux, par opposition à ceux dont l’engagement écologique serait sali par leur choix partisan.

Mais laissons là ces batailles picrocholines et revenons à l’essentiel, c’est-à-dire à la question : L’écologie peut-elle être apolitique ?

Nous venons de voir que ses hérauts, même quand ils s’en défendent, se complaisent dans la politique politicienne. Le devenir de l’humanité sur Terre vaut mieux que cela. Et là, je vais en revenir à physis et à nomos.

Tout d’abord je vais m’appesantir sur un paradoxe : physis, je le soulignais au début de ma planche, c’est la primauté de la loi de la nature. Or, qui dit nature dit environnement. On pourrait donc être tenté de dire que ceux qui font souvent référence au respect des lois de la nature en sont donc les meilleurs défenseurs. Mais là tout se complique.

Les proclamateurs du retour aux lois de la nature sont ceux-là même qui, au nom de ces lois, justifient que les relations entre les hommes ne sont mues que par l’esprit de compétition.

En avril 1998, je vous ai présenté un travail intitulé : La compétition : moteur du progrès ou suicide collectif ? J’y pourfendais les tenants des lois de la nature, à l’occasion lois divines, et j’y soutenais que, en résumé, avec force exemples : « La lutte pour la vie n’est pas réductible à une compétition sans règles, et le plus souvent au contraire, elle prend la forme de ce qu’il faut bien appeler une coopération, même si certains individus y laissent leur vie. »

Plus loin, je continuais : « La coopération m’apparaît plus que jamais nécessaire même sur le plan de la pensée, qu’elle soit rationnelle ou symbolique. Dans notre humanité, la pensée sous-tend l’action et l’action sous-tend la vie, laquelle sous-tend le devenir de notre espèce. N’oublions jamais que, heureusement, la compétition est volontairement encore freinée par la crainte de la destruction de la planète. »

Si j’avais un mot à changer à ce que je vous disais en avril 1998, ce serait pour dire que j’étais encore trop optimiste quand j’écrivais « que, heureusement, la compétition est volontairement encore freinée par la crainte de la destruction de la planète. »

Depuis lors, cette crainte de la destruction de la planète n’arrête plus les dirigeants économiques et politiques de ce monde. L’arrivée au pouvoir du sinistre Busch, début 2001 aux USA, entraîne l’humanité entière et toutes les formes de vie inéluctablement vers l’abîme, dans le silence complice des dirigeants des autres pays, profitant de la crétinisation des peuples à laquelle ils ont d’ailleurs pris une part active.

Partout, les Etats et les collectivités publiques, pourtant seuls dépositaires de l’intérêt général, sont tournés en dérision. Priorité est donnée aux intérêts particuliers, via les entreprises, plus précisément via les grands groupes multinationaux. Eh bien ! je ne retiens pas la doctrine selon laquelle la somme des égoïsmes individuels aboutirait à l’optimum économique. Comme Einstein dans « Comment je vois le monde ? », je pense que : « L’argent pollue toute chose et dégrade inexorablement la personne humaine. »

Un écologiste digne de ce nom ne peut pas faire l’économie d’une analyse de l’évolution du capitalisme. Car, ne nous y trompons pas, le capitalisme d’aujourd’hui n’est pas dirigé par des ultra-libéraux intrinsèquement mauvais, par opposition à des libéraux moins ultras qui le dirigeraient avec plus d’humanité. Rien ne tient à la qualité des hommes, tout dépend des changements structurels du capitalisme inscrits dans sa matrice.

Le capitalisme moderne est né il y a un peu plus de deux cents ans, et par accumulation et concentrations successives au fil des décennies, les petites entreprises, terreau du capitalisme, devenant de plus en plus grandes, ont commencé à être dirigées par leur fondateur, puis par leurs héritiers de sang, puis par des petits groupes d’actionnaires nationaux, puis par des actionnaires croisés détenant des actions dans plusieurs entreprises du même pays, puis par de gros actionnaires transnationaux, puis par des actionnaires transnationaux gros et petits. Les petits confiant la gestion de leurs économies à de grands financiers à la tête des banques, sociétés d’assurance, fonds de pension. C’est à ce stade de développement que se trouve le capitalisme aujourd’hui. Mais nous ne sommes pas arrivés au stade ultime de ces mouvements de concentration, accumulations capitalistes aidant.

Le résultat, c’est que le capitalisme, qui longtemps a vécu de la production et pour la production industrielle, via le travail des hommes et les investissements, devient de plus en plus un capitalisme financier anonyme se gobergeant du rapport de l’argent, via la spéculation, et de moins en moins de la production.

L’autre résultat, c’est que toutes les économies sont mesurées à l’aune de leur taux de croissance, sans considération du contenu de cette croissance. Toutes les activités économiques sont donc comptabilisées : celles utilement sociales, comme celles qui ne le sont pas, voire qui sont nuisibles. Si bien que l’humanité entière est engagée dans une fuite en avant, au péril des forêts, des ressources naturelles, de nombre d’espèces vivantes,….

Le système capitaliste mondial est donc appelé à être dirigé selon des critères encore plus contraignants que ceux d’aujourd’hui pour l’énorme majorité des hommes. Ses dirigeants nous paraîtront donc encore plus ultra-libéraux que nos plus ultra-libéraux actuels. C’est consubstantiel au capitalisme. Par égoïsme, ses dirigeants sont prêts à nous conduire jusqu’à la chute finale de l’humanité. Et le fait que le système capitaliste ait triomphé du système communiste ne le rend pas meilleur pour autant. Au contraire, et là j’en viens, paradoxalement, à regretter l’absence de concurrence.

Je ne suis pas un scientifique, mais je suis persuadé que l’irréversible est d’ores et déjà atteint. Le train du capitalisme mondial est lancé à une telle allure que, même si dès demain le genre humain était gagné par la raison, au point qu’il mette en place un système mondial philosophico-politico-économique idéal, la catastrophe n’en serait que retardée. Puissé-je me tromper.

Et une fois n’est pas coutume, je n’emprunterai pas à Marx, bien que je m’en réclame plus que jamais, pour vilipender le capitalisme, je m’en tiendrai au regard des catholiques sociaux sur le libéralisme, tel qu’il est publié dans l’Encyclopédie Universalis : « Le catholicisme social –ce trait est particulièrement accusé à ses origines- se présente doublement comme l’adversaire du libéralisme, non seulement il en récuse les thèses et les maximes, mais il lui impute la responsabilité des maux qui affligent la condition ouvrière : la libre-concurrence érigée en règle, l’intérêt particulier élevé à la hauteur d’un principe, le culte du progrès ont engendré cette société inhumaine. »

Mais même si la bataille me paraît perdue, je me battrai de toutes mes forces pour faire reculer l’échéance. Et c’est là que revient Nomos.

Seule la loi des hommes et non la loi de la nature, et encore moins la loi divine, peut permettre d’arbitrer entre les intérêts particuliers et l’intérêt général. Mon propos ne consiste pas à vouloir opposer ces deux types d’intérêt. Leur coexistence est nécessaire pour favoriser l’harmonie entre les hommes eux-mêmes, mais également entre les hommes et toutes les autres formes de vie sur Terre. Etant bien entendu, toutefois, que prééminence devra être redonnée à l’intérêt général, au détriment, s’il le faut, des intérêts particuliers.

Le choix du contenu de la croissance, par exemple, ne peut être dévolu au secteur privé. Il ne s’agit pas de produire pour produire, sans égard pour l’environnement. Si bien que l’acte de produire doit être collectivement déterminé non plus en pensant taux de croissance indifférenciée, mais en forgeant un modèle mathématique pour fixer le taux d’utilité sociale. Pour illustrer ma pensée, je prends pour exemple, a contrario, de l’ineptie économique dévastatrice de l’environnement, la pratique, se généralisant, de la production éclatée à travers le monde d’un article composite. Ainsi, dans mon exemple, l’assemblage des pièces composant cet article dont la première pièce, fabriquée en France, est ensuite assemblée avec la deuxième fabriquée en Turquie, puis avec la troisième fabriquée à Singapour, et ainsi de suite, pour enfin revenir finie en France. Que d’énergie gaspillée et de pollution générée. Or, selon les critères d’aujourd’hui fondant le taux de croissance, la multitude des allées et venues de cet article à travers le monde crée de l’activité économique de transport entrant positivement dans la détermination du taux de croissance.

Les tenants de la liberté façon renard libre dans le poulailler, peu soucieux de l’intérêt économique général, n’intègrent évidemment pas les coûts financiers occasionnés sur l’environnement par ces pratiques : gaspillage de fluides énergétiques en voie de raréfaction, production inconsidérée de CO2 provoquée par les transports multiples. Les peuples sont les cochons de payants de cette gabegie.

Pour faire cesser cette absurdité, on voit bien que seule une puissance publique mondiale, ce serait l’idéal, mais si ce n’est pas possible un service public d’échelon géographique inférieur, pourrait y mettre un frein.

Dans le même but, il revient à la société de déterminer les secteurs de l’activité économique devant être gérés sous le contrôle étroit de la puissance publique. Il devrait en être ainsi de la gestion de tous les fluides énergétiques en général, de celle de l’eau, de la production des médicaments, des services de l’enseignement, des dépenses militaires, des infrastructures des transports (routes, voies ferrées),….

Une telle organisation socio-économique va à l’encontre du tout libéral, à l’œuvre dans le monde entier. Ce disant, je ne me fais pas le chantre de la croissance zéro, encore moins de la décroissance, je défends une croissance raisonnable, mesurée à l’aune de l’intérêt général.

Que ce soit sous l’empire de la nécessité ou sous celui de la raison, l’heure n’est certainement pas si éloignée que cela où le genre humain, pour son salut, devra se détourner des billevesées des gourous du capitalisme. Quant à ceux qui se disent écologistes, ils ne pourront pas indéfiniment s’abriter dans le cocon du non-choix, sauf à se discréditer.

La domination écrasante des forces de l’argent, sous le joug desquelles nous vivons aujourd’hui, ne m’émeut guère. Sauf à accepter de se suicider collectivement, nous devrons obligatoirement passer d’une société de concurrence généralisée à une société de coopération.

In petto, certains d’entre-vous pensent probablement que tout n’est pas perdu, depuis que les ci-après Al Gore, ex-vice-président des Etats-Unis, et Nicholas Stern, ex-dirigeant de la Banque mondiale, nous alertent, le premier à travers son film « Une vérité qui dérange », le second par son rapport chiffrant à 5 500 milliards d’euros le coût de l’inaction face au changement climatique. Et ces frères de se dire, que s’il s’avère que les actions écologiques peuvent être un marché juteux, les financiers s’y engouffreront et dès lors tous les espoirs seront permis. Il n’est pas interdit de croire, et puis si cela en aide certains à vivre, grand bien leur fasse. Pour ma part, je persiste à dire qu’il est illusoire d’attendre la félicité d’un système fondé sur l’égoïsme.

Mon scepticisme se trouve renforcé par l’attitude de la quasi totalité des classes politiques à travers le monde. La nôtre ne déroge pas à la règle. Les palinodies autour de la signature du pacte écologique proposé par Nicolas Hulot ont plutôt été pitoyables. Mais là n’est pas l’essentiel. Il se trouve dans les programmes de tous les candidats à notre élection présidentielle, y compris ceux que je soutiens plus que les autres : ceux de la gauche antilibérale. Alors que chaque jour qui passe confirme la responsabilité de l’homme dans la gravité et plus encore l’urgence du péril écologique, aucun des programmes n’est infléchi radicalement.

Tous se situe dans la logique du gagner, du produire et du consommer toujours plus, comme dans celle de la nécessité d’un taux de croissance économique et démographique le plus élevé possible, sans considération de contenu.

Autant l’objectif que les plus pauvres puissent raisonnablement consommer davantage est juste, autant il faut avoir le courage de dire que ce ne sera possible que si, parallèlement, la consommation des plus riches diminue considérablement. Je vais même jusqu’à dire que cette réduction pourrait me frapper personnellement, à la marge certes, tant je suis conscient de consommer le superflu, du superflu, du superflu. Il va sans dire que, simultanément, les revenus des plus pauvres devront augmenter sensiblement, pendant que ceux des plus riches devront largement diminuer.

Là, je veux tordre le cou au principe, unilatéral, des vases communicants défendu par les plus fortunés, consistant à dire qu’il est difficile d’augmenter les bas salaires, au risque d’augmenter le coût du travail et donc d’affaiblir la compétitivité de notre économie. Curieusement, le même principe ne vaudrait pas pour les revenus pharamineux perçus par les plus riches. Il ne faut donc pas y toucher.

Ne pas poser le problème des contenus de la production, de la consommation, des taux de croissance économique et démographique, comme de celui des écarts de revenus, c’est condamner nos descendants au pire, plus vite qu’on ne le croit. Aujourd’hui cette sentence ressortit à l’utopie.

Les prudes disent fautivement que la masturbation rend sourd, les écologistes, dignes de ce nom, devraient dire : l’égoïsme rend à coup sûr sourd et aveugle.

Mais qui mieux que Albert Einstein pouvait conclure mon exposé : « Les excès du système de compétition et de spécialisation prématurée sous le fallacieux prétexte d’efficacité, assassinent l’esprit, interdisent toute vie culturelle et suppriment même les progrès dans les sciences d’avenir. »

Inverser cette réalité nécessite que dans le couple physis-nomos, nomos occupe enfin la place prépondérante.


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