La compétition : moteur du progrès ou suicide collectif ?

samedi 7 mai 2022.
 

Article original : http://robertmascarell.overblog.com...

Mais avant de vous entraîner dans les arcanes de la question, je voudrais délimiter ce que j’entends par compétition. Il est de bon ton, en effet, d’assimiler nos pratiques réfléchies aux lois générales et naturelles de la vie. Histoire de se donner bonne conscience, sans doute. Ainsi, tous les errements entraînés par l’esprit de compétition seraient naturels, inévitables. Les riches le sont par une sorte de loi immanente, les pauvres aussi, évidemment. Pour les croyants adeptes de cette thèse, il s’agit là d’une loi divine. Les adeptes non-croyants, eux, s’en remettent à la nature des choses. Les deux démarches ou attitudes philosophiques, radicalement opposées en apparence, aboutissent à la même conséquence : laissons libres dans le même enclos, poules et renards. Dieu ou la nature fera le reste.

Aux tenants de ce dogme, je crie : assez ! Comment peut-on comparer le comportement d’un animal unicellulaire ou même complexe avec celui d’un homme, animal lui aussi certes ? Chez les premiers tout est instinct de survie, sélection naturelle. Ils ne pensent pas. Ils n’ont donc aucunement la volonté d’être meilleurs que leurs alter ego ou que l’espèce différente de la leur ou alors sur l’instant, au coup par coup, parce qu’il y va de leur vie ou de leur prérogative à posséder un territoire ou une femelle. Ils ne s’entre-dévorent ou ne se battent que jusqu’à satisfaction de leurs besoins naturels. Chez l’homme, il peut exister exceptionnellement des circonstances identiques, justifiant des comportements aussi primitifs. Mais heureusement, dans nos contrées, nos motivations ne sont plus seulement vitales. Elles sont de plus en plus culturelles, intellectuelles, si nous avons une vision noble de nos conduites. Si nous avons une vision moins timorée des choses, nous pouvons constater que chez nombre de nos semblables les motivations sont, pour une bonne part, superficielles voire même artificielles. Pourquoi ? Répondre à cette question est tout l’objet de ce texte.

Les tenants du libéralisme à tout crin, plus particulièrement, affirment que seule la compétition sans limites permet aux sociétés humaines d’avancer et, pour étayer leur assertion, appellent la nature à leur rescousse, où paraît-il, subsistent les plus forts seulement. Ils expliquent : quand deux êtres se font face dans un milieu hostile et aux ressources limitées, l’un gagnera et éliminera l’autre. Le gagnant étant le meilleur. Il se trouve que justement, en réalité, dans la nature cette affirmation est fausse. D’abord, prétendre que les meilleurs survivent n’est qu’un a priori arbitraire. Ni Lamarck ni Darwin n’ont affirmé un tel principe... bien qu’on le leur ait souvent attribué. Les vrais savants ont toujours eu à l’esprit la complexité des problèmes liés à l’évolution.

La lutte pour la vie n’est pas réductible à une compétition sans règles, et le plus souvent au contraire, elle prend la forme de ce qu’il faut bien appeler une coopération, même si certains individus y laissent leur vie. L’exemple des chèvres et des loups cher au professeur Albert Jacquard, grand généticien, est maintenant banalisé, mais reste une parabole qui je le pense mérite d’être contée : "Sur une île, l’herbe grasse et verte croît de façon constante. Un navigateur y dépose quelques couples de chèvres. Les chèvres se multiplient, broutent l’herbe... jusqu’au moment où il n’y a plus assez d’herbe... et les jeunes chèvres meurent de faim avant d’avoir l’âge de la procréation, et l’espèce chèvre disparaît. Est-ce une victoire de la compétition entre les chèvres et l’herbe ?

Deuxième scénario : Avant la fin de l’espèce chèvre, un navigateur dépose quelques couples de loups, sur la même île. Ceux-ci survivent en mangeant quelques chèvres, et cette fois-ci la quantité d’herbe reste suffisante : l’espèce chèvre est sauvée par ses prédateurs. Qui est vainqueur des loups, des chèvres ou de l’herbe ? Mais s’agit-il de désigner un vainqueur en cette occurrence, quand il n’y a pas de compétition mais en fait une coopération pour servir l’existence harmonieuse de la vie. »

Le problème est très complexe et les résultats souvent beaucoup plus éloignés de ce que pourrait laisser imaginer le simple bon sens ou même l’intuition d’un extralucide. Les mécanismes naturels de la vie, peu à peu élucidés par des recherches sérieuses, sont d’une complexité telle, qu’ils font apparaître bien simplette et irréaliste la notion darwinienne de sélection naturelle. Qu’il s’agisse des relations entre individus ou entre groupes, le comportement adopté n’est pas systématiquement celui de la lutte. La coopération est une attitude très fréquente. Et il apparaît même, qu’elle a assuré pendant plusieurs milliards d’années le succès des bactéries, le succès de l’évolution, le succès de la vie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il y a 2000 ans disent les chrétiens... Pardon, je m’égare.

Au bout de quelques millions d’années, les bactéries dominaient notre planète. Elles avaient bénéficié ou "imaginé" d’innombrables métabolismes pour s’adapter à leur milieu : froid, chaleur, milieu acide ou milieu basique... Certaines tiraient de leur nourriture l’énergie nécessaire à leur survie, d’autres la trouvaient dans la lumière du soleil... Certaines ont même été capables de fixer sous forme d’acides aminés l’azote de l’air, tandis que d’autres (et à leur suite tous les êtres vivants) utilisaient ces acides aminés pour synthétiser les substances constituant leur organisme.

Les cyanobactéries quant à elles décomposèrent l’eau en hydrogène sulfureuse et en oxygène, se nourrissant ainsi de soufre après avoir vécu en épuisant les soufres des volcans. Beaucoup de bactéries disparurent, tuées par l’oxygène terriblement toxique... D’autres "inventèrent" la respiration. Bref, la diversité triompha.

A ce stade, la coopération entre les bactéries atteignit la perfection. De même que les déchets des unes étaient la nourriture des autres, les unes consommaient l’oxygène produit par la photosynthèse nécessaire à la survie des autres. Il y a un peu plus d’un milliard d’années, la victoire des bactéries fut complète. De l’oxygène, ce poison, elles avaient fait un aliment. Grâce à la coopération, elles avaient dirigé l’aventure de la vie dans une voie jusqu’ici irréversible. Cette coopération ne fit que s’accentuer. La réussite des bactéries ne fut jamais individuelle... Elles ne purent survivre qu’en s’associant.

Et là, je vous renvoie à Lynn Margulis, qui dans "L’univers bactériel" (Albin Michel) écrit : "ainsi étroitement emmêlées les bactéries occupent leur environnement et le modifient de fond en comble. Par la multitude de leurs changements, elles accomplissent des tâches dont elles seraient incapables individuellement."

De cette association fructueuse, les bactéries passèrent à l’intégration. Certaines se réunirent pour former une super cellule, acceptant une enveloppe commune pour présenter un ensemble unitaire... Je vous fait grâce, mes frères, des stades "eucaryotes", "procaryotes",... Passons de même sur les différents stades des méduses, et constatons simplement et avec humilité, que de collaboration en procréation, puis en intégration se constituèrent les actuels êtres vivants qui nous entourent et que nous sommes. Entre temps, a été "inventé" la procréation, puis la procréation sexuée et son corollaire : la mort individuelle.

Ce disant, je suis bien tenté de conclure que la coopération est le moteur du progrès et que s’il y avait eu compétition il y aurait eu suicide collectif. Et en tout cas, je suis tenté d’affirmer qu’encore aujourd’hui, concernant les mammifères que nous sommes, une non-coopération entre les sexes pour la poursuite de la vie serait un suicide collectif. La coopération m’apparaît plus que jamais nécessaire même sur le plan de la pensée, qu’elle soit rationnelle ou symbolique. Dans notre humanité, la pensée sous-tend l’action et l’action sous-tend la vie, laquelle sous-tend le devenir de notre espèce. N’oublions jamais que, heureusement, la compétition est volontairement encore freinée par la crainte de la destruction de la planète. Je vous laisse rêver à la similitude entre l’aventure bactérienne et l’aventure humaine. Elles sont de même nature et sans doute une seule et même aventure, celle de l’évolution de la vie. Unique en son genre.

Certaines tentatives de coopération sont restées infructueuses : c’est le mythe, par exemple, de la Tour de Babel qu’on ne put construire. C’est que la diversité des langages humains est porteuse de plus de richesse que ne le serait leur uniformité. Ne le regrettons pas. Regrettons seulement que cette nécessaire non-coopération se soit souvent transformée en compétition aux moyens de coups de triques, coups d’excommunications, coups de fusils, coups de canons.

Compétition, compétitivité, ces deux mots sont devenus une notion clé de nos sociétés modernes. Que ce soit à l’échelle de l’individu ou à l’échelle de la société, plus que jamais, l’esprit de compétition imprègne le moindre de nos faits et gestes. Notre vie intime, notre vie professionnelle, nos loisirs même en sont considérablement influencés.

Dans notre vie intime, l’évolution des mœurs veut que le mari, par rapport à son épouse et réciproquement, vive sa relation dans les affres de la concurrence, à moins que celle-ci ne l’excite… Je veux évidemment parler de la concurrence. La libération sexuelle, dont je me félicite, a eu pour effet de fragiliser les couples. Chacun se doit de maintenir son être et son paraître, voire de les améliorer, sous peine de faire les frais du plus petit relâchement au profit d’un troisième personnage. Cela a toujours existé me direz-vous, le succès des vaudevilles l’atteste. N’empêche que ce qui était l’exception hier est quasiment devenu la règle aujourd’hui.

Au plan professionnel, l’esprit de compétition est tout aussi ravageur. Chômage aidant, c’est à qui, côté demandeurs, sera contraint de s’abaisser le plus pour obtenir, parmi cent congénères, le poste tant convoité. Côté offrant, c’est à qui sera le plus cynique. Les relations humaines dans l’entreprise en sont plus mauvaises. C’est le chacun pour soi.

La détérioration atteint même les activités de loisirs, le sport plus particulièrement. Supporters ou pratiquants, amateurs ou professionnels, le comportement de la plupart d’entre eux n’a pas de quoi vous réconcilier avec le genre humain. Tous les moyens sont bons pour gagner ou faire gagner ses favoris.

Mais laissons là ces avatars individuels de l’esprit de compétition, ils ne sont rien, comparés à ceux qu’il provoque à l’échelle de la société, plus particulièrement dans la sphère des relations économiques. A tel point d’ailleurs, que les ennuis personnels qu’il entraîne, et que je viens de survoler, sont précisément et souvent le résultat de l’altération des relations économiques.

De nos jours, aucune activité ne se mesure par rapport à son utilité sociale, à la préservation de l’écosystème, à l’avenir de l’humanité, à la qualité de la vie. Tout est évalué à l’aune de la production, de la productivité, de la consommation, de la croissance. Peu importe les conditions de la productivité, le contenu de la production, de la consommation, de la croissance. Ce qui compte, c’est de faire du chiffre, d’améliorer le PIB comme disent les économistes, d’accumuler immédiatement de l’argent, de la richesse, de battre le voisin. Tant pis si des hommes restent sur le carreau, si les réserves de ressources naturelles consomptibles s’épuisent, si l’air respiré par les générations à venir sera de plus en plus pollué. Procréez, consommez, enrichissez-vous tout de suite ! Enfin, pas tout le monde, les gagneurs, les initiés seulement. Les autres n’ont qu’à crever ou qu’à se laisser exploiter.

J’exagère ? Eh bien ! regardez donc combien le comportement de nos capitaines d’industrie, à peu près civilisé quand ils agissent sur notre territoire ou dans l’hémisphère nord, devient parfaitement odieux quand ils "délocalisent" leurs entreprises dans les pays du Tiers monde. Là, plus question de droits sociaux, de droits de l’homme, c’est l’exploitation des hommes à outrance. Ils ne se donnent même plus la peine d’habiller d’oripeaux humanitaires le transfert de leurs activités dans les pays pauvres, à l’inverse de ce que faisaient leurs devanciers du temps des expéditions coloniales au 19ème siècle. Evidemment, ils ne font que respecter les lois du marché mais également les lois iniques en cours dans ces pays, prétextent-ils. Justifications dérisoires ! Ils sont en fait alléchés par la promesse d’une production équivalente à celle dont nous sommes capables, mais à des coûts salariaux 5, 10, 100 fois moindres. Ainsi, comme l’écrivait dans Le Monde du 23 février 1993, Jean Gandois, alors qu’il n’était qu’un des responsables patronaux d’inspiration chrétienne, avant de devenir président du CNPF : "Il est devenu flagrant que les intérêts des entreprises ne coïncident plus avec ceux de la société. Et ce contrairement aux croyances des années 80, quand on se disait que de la réussite économique des unes dépendait le bien-être collectif." Fin de citation. On le sait maintenant, la profitabilité peut s’obtenir contre l’emploi et, plus encore, au détriment de la cohésion nationale. Il n’est que de voir les hausses boursières consécutivement à l’annonce d’un plan de licenciement d’une entreprise cotée en bourse. "La mondialisation de l’économie place l’Etat en porte à faux, qui s’évertue à défendre un intérêt national dont la logique est dépassée pour les chefs d’entreprises." Cette dernière phrase d’Alain Lebaube, journaliste au Monde, montre à quel point le genre humain est dominé par une poignée d’affairistes sans scrupules, qui jouent de l’ignorance ou de la crédulité ou de la complaisance du plus grand nombre pour, compétition oblige, exacerber les divisions entre ceux qu’ils tiennent pour leurs sujets.

En bien des endroits de la planète, ils réussissent même le prodige de culpabiliser les plus pauvres des plus pauvres, en leur faisant admettre qu’ils doivent être encore moins rémunérés, toujours au nom de la compétitivité économique. Pas question, bien entendu, de parler des immenses fortunes de ces magnats. Si vous vous y hasardez, il se trouvera toujours un jocrisse plus ou moins féal, qui volera à leur secours en vous expliquant que si même on les en dépouillait, pour les rendre à la société, ça ne ferait pas reculer la misère d’un iota. Outre que cela se discute, il s’agirait là d’actes de salubrité publique, de nature à apaiser bien des rancœurs trop souvent mauvaises conseillères.

Il importe maintenant d’essayer de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à ce point, où le moindre événement peut dégénérer, en divers endroits de la planète, y compris chez nous, en une véritable implosion ou explosion sociale ou en un véritable chaos économique. Mais il y a pire à craindre encore : l’explosion nihiliste. A l’instar de ce qui se passe dans certaines banlieues de nos grandes villes.

A mon sens, tout est parti en juillet 1944 de la conférence de Bretton Woods, placée sous l’égide de ce qui allait devenir l’Organisation des Nations Unies. Il s’agissait alors de relancer les échanges internationaux et de reconstruire les économies détruites par la guerre. La situation des Etats-Unis, à l’époque, est très florissante, ses capacités de production sont à leur niveau maximum, son stock d’or est le plus important du monde. Le traité qui sera l’aboutissement de cette conférence, crée le Fonds monétaire international qui mettra en place un système monétaire baptisé Gold Exchange Standard (étalon du change-or), où, au même titre que l’or, le dollar est considéré comme une monnaie de réserve ayant valeur d’étalon pour toutes les autres monnaies. Et ce qui devait arriver arriva. Puissance américaine aidant, la plupart des transactions commerciales internationales se sont faites en dollar. Très vite, la masse de dollars circulant à travers le monde a été d’une valeur considérablement supérieure à la valeur du stock d’or des Etats-Unis. Les conditions d’une banqueroute étaient donc réunies, pour peu que des créanciers étrangers demandent, simultanément, à échanger leurs dollars contre de l’or. Pour sortir son pays de la nasse, Richard Nixon, le président d’alors, a décrété en plein mois d’août 1971, que désormais le dollar ne serait plus convertible en or.

Aujourd’hui, les relations économiques internationales ont toujours lieu sous l’empire de la révocation du traité de Bretton Woods. Aucun des accords commerciaux internationaux n’a mis fin à ce privilège exorbitant. Dès lors, il faut être naïf, complaisant ou tricheur, pour croire un seul instant ou faire croire que les échanges commerciaux internationaux pourraient être régulés comme par enchantement. Soulignons à ce propos que, clairvoyant comme à son habitude, le général de Gaulle, et je n’ai jamais été gaulliste, pressentant le danger, militait depuis le début des années 60 pour le retour à l’étalon-or exclusif.

Conséquence de la décision de Nixon, du jour au lendemain, de nombreux pays, dont beaucoup très pauvres, exportateurs-importateurs obligés en dollars, se sont retrouvés encore plus ruinés. Comble du cynisme, loin de prendre la part essentielle de l’effort à accomplir pour assainir le déficit astronomique de leur pays, les dirigeants américains et une grande partie de leur opinion publique, hormis leurs exclus de plus en plus nombreux, continuent à surconsommer insolemment, à gaspiller, à vivre artificiellement, entourés de gadgets ridicules. Pourquoi se gêner, les autres pays, pauvres surtout, sont là pour faire les sacrifices à leur place. Nous, peuples de l’Europe de l’Ouest, portons également une part de responsabilité. Nous avons trouvé notre compte au pillage des ressources du Tiers monde.

En fait de compétition, le monde est mis en coupe réglée par les Etats-Unis, selon la loi du plus fort, c’est-à-dire la loi de la jungle. En France, et probablement ailleurs, les thuriféraires des Etats-Unis, à l’instar de ceux que comptait l’Union Soviétique, font preuve du même aveuglement devant ses turpitudes et peignent en rose sa triste réalité. La preuve de la supériorité de son système c’est, disent-ils, que son taux de chômage y serait beaucoup plus faible qu’en France, moins de 5 %. Délibérément ou non, ils oublient simplement de préciser que sont considérés comme chômeurs aux Etats-Unis, celles et ceux qui pendant 155 jours, seulement, perçoivent une aide publique. Passé ce délai, même sans travail, ils ne figurent plus dans les statistiques du chômage. En outre, les hommes et femmes en état de pauvreté absolue s’y comptent par dizaines de millions. La Grande Bretagne bénéficie, elle aussi, d’un égal traitement de faveur, par les mêmes le plus souvent. Alors que la pauvreté y est aussi développée qu’aux Etats-Unis et que la précarité sociale et de l’emploi y est élevée à la hauteur d’un dogme. Le passage de Margaret Thatcher à Tony Blair via John Major n’a rien changé à cet état de fait.

Voilà où mène le libéralisme économique. Si compétition économique il doit y avoir, elle n’est admissible à l’extrême limite que si les règles du jeu sont identiques pour tous et que si l’égalité des chances est absolument reconnue à tous.

Pour nos parangons de vertus économiques, la France devrait, au nom de sa nécessaire modernisation, renoncer aux fonctions de régulation sociale de son Etat, pour s’en remettre aux contraintes imposées par l’Union Européenne, elle-même peu résistante aux règles édictées par les hérauts de la mondialisation, vocable pudique pour cacher qu’en réalité le monde est en marche vers son américanisation. Puissions-nous n’avoir jamais à nous dire un jour, comme l’a écrit en 1930 Georges Duhamel dans « Scènes de la vie future » : « …que cette brillante civilisation dont l’Amérique est, aujourd’hui, le protagoniste, le héraut, le prophète, semble nous conduire vers une de ces périodes qui figurent, dans l’histoire de l’esprit, comme de mornes lacunes… ».

Quoi qu’il en soit, de la même façon que le communisme s’est écroulé en 70 ans, le libéralisme, dont paradoxalement la pérennité doit beaucoup au communisme, s’écroulera lui aussi, d’autant plus vite qu’il n’a plus son reflet négatif. Si ce n’était le cas, alors oui le genre humain courrait au suicide collectif. En tout état de cause, sa chute indispensable ne nous empêchera pas de vivre une transition très douloureuse, avant que l’intelligence humaine ait pu faire émerger un autre mode de relations socio-économiques fondé, je l’espère, sur la coopération entre tous les hommes de la Terre. Hors de cela il n’y a point de salut.

Il n’est effectivement pas démontré que la compétition est le moteur du progrès, en dépit de toutes les affirmations contraires. Les savants n’ont pas besoin de ce carburant pour chercher et trouver. Les exemples abondent dans ce sens. Des hommes comme Léonard de Vinci, Blaise Pascal, Edouard Branly, Pasteur, Albert Einstein, les frères Lumière, Pierre et Marie Curie, le professeur Lwow, Jacques Monod, Pierre Gilles de Gennes, Georges Charpak, Hubert Reeves, Albert Jacquard, etc, se sont donnés corps et âme à leurs recherches. Ils ont même plutôt tendance à travailler en parfaite coopération entre eux. Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’en aval de leurs travaux, des politiciens, des industriels, des financiers, des militaires ont exploité ou détourné leurs découvertes à d’autres fins. Dans le domaine culturel également, les grands créateurs le sont en dehors de toute volonté de compétition. Imagine-t-on un Victor Hugo, un Van Gogh, un Mozart, un Rodin, mais je pourrai citer tous les grands écrivains, tous les grands peintres, tous les grands musiciens, tous les grands sculpteurs, œuvrant sous la pression des nécessités de la production ou d’un chiffre d’affaires à réaliser ? Non bien sûr. Il en est de même des grands philosophes. Et pourtant, qui pourrait nier que les savants, les créateurs, les penseurs ont apporté une contribution décisive aux progrès de l’humanité ?

En fait, la compétition est surtout un des moteurs de l’individualisme ou pire de l’égoïsme et, ce qui est infiniment plus grave, un des moteurs de la guerre sous toutes ses formes. Mais il est vrai, certains considèrent que la guerre est source de progrès. Naturellement, l’esprit de compétition n’est pas que négatif. Même entaché d’égocentrisme, il a permis à nombre d’hommes de se dépasser et partant de se perfectionner pour le plus grand bien de la collectivité. On peut aussi dire cela de la guerre d’ailleurs. Des siècles durant, c’est indéniable, l’esprit de compétition a permis à l’homme de vaincre les éléments naturels, de se protéger vis-à-vis des autres espèces animales, d’améliorer son habileté, en bref d’organiser sa survie. A présent, il risque de précipiter les échéances fatales.

Le salut, disais-je il y a un instant, est dans la coopération entre tous les hommes. Défendre une telle idée aujourd’hui, c’est aussitôt se faire taxer d’utopie ou être pris pour un doux dingue ou pire encore, pour un dangereux révolutionnaire. J’accepte d’encourir l’une ou l’autre de ces amabilités ou les trois à la fois. Eh oui ! Car il est encore déraisonnable d’appeler ses semblables à adopter un mode de vie plus équilibré, plus simple, plus respectueux de la collectivité et de la nature. Il est vrai que cela suppose une ascèse personnelle à mille lieues du laxisme ambiant et de la frénésie de consommation. Non mais, des fois que nous ne ressemblerions pas assez aux Américains. Vous vous rendez compte de l’horreur ?

Concrètement, la coopération passe par la mise en place d’un minimum vital, auquel devrait avoir droit chaque Terrien adulte. Facile à dire, mais impossible à réaliser protesteront aussitôt les "bien-pensants". J’admets la difficulté. Faut-il pour autant se laisser aller au fatalisme ? Peut-être vais-je en faire sursauter plus d’un, mais il se trouve que je m’inscris à contre-courant complet des thèses défendues de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par le centre bien sûr. Avec leur culture, avec leurs arrière-pensées spécifiques, tous prétendent que pour sortir de la crise il faut relancer la consommation pour favoriser la croissance.

Trop de personnes dans les pays riches sont à la tête de revenus leur permettant de satisfaire leurs besoins vitaux et culturels et de nombreux besoins parfaitement superflus pour ne pas dire artificiels. Pourquoi devraient-elles gagner davantage ? Pour mieux assouvir leurs petits caprices et ainsi sombrer encore plus dans le gaspillage ? Cela ne me choquerait point s’il n’existait un nombre de plus en plus considérable d’êtres humains en état d’indigence ou de précarité absolue. En faveur de ceux-là oui, il faut tout faire pour qu’ils puissent au moins satisfaire leurs besoins vitaux et culturels.

Deux choses, entre autres, me paraissent indispensables : freiner l’expansion démographique, resserrer l’éventail des revenus, de toutes les formes de revenus, de telle façon, qu’à partir d’un seuil minimal très sensiblement relevé, ils soient contenus dans un rapport maximal qui très vite passerait de 1 à 1000, comme c’est le cas en France aujourd’hui, à 1 à 50, pour progressivement descendre à 1 à 40 puis à 1 à 30 par exemple, pour ne jamais être inférieur à 1 à 10 ou à 1 à 15. J’en entends déjà dire : mais Robert il est fou, il nous propose de bloquer l’économie. Primo, ce ne serait pas vrai pour les catégories les plus pauvres, qui auraient des moyens d’achats sensiblement améliorés. Secundo, est-il sain de faire tourner une économie sur la base d’un gaspillage fantastique des matières premières, dont je rappelle que la plupart sont consomptibles ? A ceux qui répondraient oui, je rétorque aussitôt, qu’ils ont une conception suicidaire, peut-être pas pour eux mais au moins pour les générations à venir. Je leur propose de méditer sur le sort dramatique de la forêt amazonienne, le principal poumon de la Terre.

La réflexion pour d’autres réformes devrait être engagée, comme celle, par exemple, consistant à refondre l’échelle des valeurs professionnelles. Tant il est injuste que nombre de métiers aussi bien intellectuels que manuels, d’une importance capitale pour le bien-être de la société et son équilibre, aient un statut déprécié par rapport à bien d’autres de moindre nécessité, voire nuisibles, mais qui au contraire, tels les spéculateurs de tout poil, tiennent le haut du pavé. Et puis, ne serait-il pas temps de réfléchir à la réorganisation de la distribution des ressources selon les âges et les charges ? Ainsi, une famille en train de se constituer avec son lot de jeunes enfants a des revenus souvent bien moindres à ceux de personnes dont les enfants sont déjà élevés. La pratique veut en effet, dans notre pays, que dans la vie professionnelle plus l’ancienneté est grande et plus le salaire grossit. Du strict point de vue du salarié et même de l’entreprise ce n’est pas illogique, puisque c’est un moyen de reconnaître le savoir et l’expérience accumulés. Du point de vue des intérêts de la société cela se discute. Il n’y a pas de commune mesure entre les besoins d’une famille élevant ses enfants et ceux de célibataires ou de couples sans enfants à charge. Jusqu’à ce que ma fille se retrouve sans emploi comme moi-même, je vivais cette situation. Je la trouve anormale bien qu’elle me fut favorable.

Face à toutes ces grandes questions de société, une approche écologique, au sens large et non politicien du terme, me paraît plus porteuse d’avenir, même si elle flatte moins notre égoïsme immédiat. Aujourd’hui, où 300 millions d’hommes sont encore esclaves sur terre, chaque homme devrait, maintenant, être en mesure de profiter de la richesse de tous les hommes. Cela suppose que tous soient intégrés à un ensemble cohérent capable de performances hors de portée d’un seul individu et dont chacun puisse bénéficier.

Je veux croire qu’il n’est pas vain d’espérer en la sagesse des hommes. Sinon, devrais-je admettre que la raison est utopique ? Mais là, il s’agit d’une autre question...

Robert Mascarell (extraits)


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