Kerviel et la Société générale : bourse, mensonge et monopoly

samedi 9 février 2008.
 

Des milliards partis en fumée, un trader censé avoir agi à l’insu de tous, consacrant la faillite de tous les contrôles, un système de l’argent fou qui marche sur la tête et un gouverneur de la Banque de France qui conclut : "C’est le hasard, c’est pas de chance, c’est comme ça, c’est la vie" ? Bienvenue dans le monde de la finance internationale !

Jérôme Kerviel, le trader de la Société générale, héros involontaire de l’énorme scandale financier qui fait la Une depuis plusieurs jours, a été remis en liberté hier soir, contre l’avis du Parquet. Il n’est finalement mis en examen "que" pour "abus de confiance", "faux et usage de faux" et "introduction dans un système de traitement automatisé de données". Exit la qualification d’abus de confiance "aggravé" et l’accusation de "tentative d’escroquerie" réclamées par le même Parquet, qui montre décidément un acharnement un brin suspect. Et l’on commence à voir un peu plus clair dans cette sombre histoire. La faute du jeune homme est d’avoir "explosé sa ligne de crédit", comme il l’avoue lui-même : il n’était certes pas censé engager pour 50 milliards de transactions. Mais s’il a outrepassé les règles, ce n’est que guidé par une forme de zèle. L’objectif de tous les membres de sa profession est en effet de dégager des profits maximum par la spéculation. Et plus on joue gros, plus on a de chance de décrocher le pactole. Du reste, il affirme que cette pratique est courante parmi ses collègues, connue et "tolérée" par la direction. Alors il a pris des risques - trop - et a finalement perdu sa partie de monopoly. Mais c’est bien le système qui l’a conduit à de tels actes, mû par sa volonté d’apparaître comme "un trader d’exception, un anticipateur des marchés", comme le résume le Procureur Jean-Claude Marin. Dans le but de faire gagner un maximum d’argent à son employeur, et d’en être remercié en empochant une juteuse prime de rendement. De 300 000 euros, précisément : c’est la somme qu’il comptait percevoir à ce titre. Quand on sait que sa rémunération annuelle ne dépassait pas les 100 000 euros, on mesure à quel point le jeu pouvait sembler pour lui en valoir la chandelle . Et là où il faut à nouveau incriminer ce système financier international devenu fou, c’est que Kerviel faillit réussir !

En 2007, il parvint ainsi à engranger, pour le compte de la Société générale, des gains de 55 millions d’euros dans le cadre de sa gestion "classique", somme augmentée de quelque 1,4 milliards d’euros réalisés de façon litigieuse, en misant davantage qu’il n’en avait le droit. Que la tentation est donc grande ! Alors re-belote pour 2008 : "Les événements se précipitent au début de cette année, raconte la Tribune de Genève. La Bourse est en pleine déprime. Jérôme Kerviel anticipe alors un retournement du marché et table sur une hausse. Il engage... 50 milliards d’euros sur les marchés à terme ! (...) Si le marché avait pris l’ascenseur, Jérôme Kerviel aurait sans doute été distingué comme un génie de la finance. Or, au contraire, le marché a poursuivi sa baisse. Et le courtier est devenu le paria de sa banque. Le pot aux roses est découvert vendredi 18 en fin d’après-midi. A midi, le courtier était encore gagnant. Le soir, il perdait 1,4 milliard. La Société Générale décide de « déboucler » dès lundi les positions litigieuses de Kerviel alors que la Bourse est toujours aussi neurasthénique. La perte atteint 4,9 milliards d’euros." De génie de la finance à paria en une demi-journée ! Mais si l’on compte bien, on s’aperçoit que c’est la Société générale, en "débouclant" les positions litigieuses, qui a creusé le trou d’1,4 à 4,9 milliards, ce que lui reprochent les avocats de Kerviel, selon lesquels la banque "a choisi dans des conditions tout à fait anormales de liquider des positions qui auraient pu se redresser avec le temps (et) a ainsi provoqué elle-même des pertes". Liquider, le mot semble juste : en pleine dégringolade boursière, la Société générale a vendu dans la précipitation la plus totale. Une décision de son Président, Daniel Bouton, dont le Gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, juge qu’elle a été exécutée de façon "très professionnelle". Bilan : 3,5 milliards de perte supplémentaire ! Or la banque "n’était pas obligée" de procéder ainsi, admet le Procureur Marin, qui justifie néanmoins cette démarche par le risque que tenir "une telle position spéculative sur les marchés pouvait accroître la perte très au-delà de 5 milliards". Monopoly, encore ! Sacrifions tout de suite 3,5 milliards pour éviter d’en perdre davantage ensuite, en vendant au pire des moments, ou bien attendons que la dégringolade de la bourse stoppe pour, sinon redevenir bénéficiaire, du moins limiter les dégâts : voilà le type de décision auquel sont aujourd’hui confrontés les acteurs de la finance internationale. Bouton a-t-il pris la bonne ? La question est posée.

Pour le Gouverneur de la Banque de France, aucun doute : "Cette décision est probablement la seule qui pouvait être prise pour s’assurer que l’établissement ne courrait pas aussi longtemps un risque dramatique", estime Christian Noyer. Même en plein "lundi noir" des bourses européennes ? Et quid du contrôle censé empêcher un trader de miser l’équivalent du PIB du Congo ? Faisons une nouvelle fois confiance à la fulgurante puissance d’analyse de Noyer : "Le système de contrôle de la Société générale nous apparaissait bon, or apparemment il y a eu des failles", déclare-t-il, parfait en marquis de La Palice. Mais il estime par contre qu’il a "parfaitement fonctionné sur le risque subprime". Rappelons que la perte de la Société générale liée aux subprimes, presque éclipsée par l’affaire Kerviel, se monte à 2 milliards : heureusement que le contrôle a "parfaitement fonctionné" ! A ce sujet, l’Association des petits porteurs actifs (APPAC) est très en colère : "Les actionnaires vont subir les conséquences d’une communication trompeuse et d’un manque de professionnalisme de l’équipe dirigeante" de la Société Générale, déplore son communiqué. Son président, Didier Cornardeau, en livre l’explication au micro des Grandes gueules de RMC : "en novembre - j’ai la lettre des actionnaires devant moi -, on nous dit : "ne vous inquiétez pas, (avec) la qualité du portefeuille d’actions du groupe..." On joue la transparence, c’est marqué. C’est Monsieur Bouton qui l’indique, en novembre, il nous dit : "j’ai provisionné le risque total, 230 millions, sur ces crédits immobiliers américains". Et on nous annonce 2 milliards !" L’APPAC a du coup porté plainte, au nom d’une centaine d’actionnaires de la banque, pour "diffusion de fausses informations ou trompeuses ayant agi sur le cours de Bourse des titres". Si l’information de cette plainte a bien été relayée par les médias, c’est peu dire qu’il nous a fallu longtemps pour retrouver la trace du mensonge de Daniel Bouton qui la fonde.

Entre la présentation de Kerviel comme bouc-émissaire idéal - Daniel Bouton l’a même qualifié de "terroriste" ! -, la dissimulation des pertes liées aux subprimes et le soupçon de délit d’initiés, un administrateur de la banque ayant vendu pour 120 millions d’euros d’actions dix jours avant l’annonce de la déconfiture, on a beau dire que l’argent n’a pas d’odeur, tout cela sent quand même très mauvais. Et l’on ne peut que tomber à la renverse d’entendre l’inénarrable Noyer conclure à propos des 4,9 milliards partis en fumée, au micro de RTL : "C’est le hasard, c’est pas de chance, c’est comme ça, c’est la vie" ! Et le capitalisme financier mondialisé serait, selon la pensée unique libérale dont on nous abreuve, l’horizon indépassable de l’humanité ?

Par Olivier B Groupe Actif et militant

http://www.lepost.fr/article/2008/0...

2) L’édifiante histoire du trader Jérôme Kerviel

LE MONDE BOUGE 6 février 2008 à 18h07

Jérôme Kerviel, qui a joué en Bourse l’équivalent du budget du Maroc, a enfin un visage ! Celui d’un homme somme toute ordinaire, dont les aventures ont eu le mérite de nous éclairer (un peu) sur le fonctionnement de sphères financières jusqu’ici parfaitement opaques. Et si tout cela finissait par nous énerver ?

Allez, avouez-le, la Bourse, pour vous, ce ne fut longtemps que ce grognard de Jean-Pierre Gaillard sur les marches du palais Brongniart, renfrogné les jours de « Cac 40 en petite forme », euphorique lors des franchissements d’un « nouveau seuil historique ». Peut-être avez-vous un jour craqué devant les « perspectives haussières » infinies, et vidé votre épargne Ecureuil pour quelques sicav mirobolantes, auquel cas vous avez conforté l’adage de la finance : « Quand le petit porteur rentre, il est temps de sortir. » En clair, vous avez perdu.

Mais aujourd’hui, grâce à la série Scalp qui vient de vous faire revivre sur Canal+ ces belles années 90 de la Bourse à papa - golden boys, coke à gogo et pépées brésiliennes -, vous savez enfin pourquoi vous étiez fichu d’avance : dans le déchaînement du « pit » (la corbeille), vous venez de découvrir comment des individus survoltés pratiquant la langue des signes et portant des noms mystérieux - brokers, boxmen, flasheurs - pouvaient s’entendre comme larrons en foire pour une manip de marché. A la baisse, à la hausse, et hop, le jackpot. Dans leur poche.

Mais tout ça, c’est de la préhistoire. Le palais Brongniart, où le cinéaste Marcel L’Herbier avait adapté, juste avant la crise de 29, L’Argent, de Zola, a rendu l’âme. Dans le dernier épisode de Scalp, deux boss du Palais spéculent sur la révolution informatique à venir : « Ça réglera nos histoires de scalp, de magouilles et compagnie. On ne triche pas avec l’ordinateur. » Bien vu ! A la fin du XXe siècle, les agités de la corbeille ont cédé la place aux dingos de l’écran. De nouvelles tours ont poussé pour eux à La Défense. De nouveaux « produits » ont vu le jour. Dérivés, les produits. Pour en savoir plus, rendez-vous page 281 du roman d’Eric Reinhardt, Cendrillon. Auprès d’un trader londonien, on apprend le b.a-ba des investissements les plus risqués et les plus rémunérateurs : à terme et à crédit, ceux que proposent aux riches les fonds spéculatifs, les fameux « hedge funds ». Jeudi dernier, dans Envoyé spécial, un des trente mille Français de la finance londonienne résumait les miracles de la révolution numérique : « L’accès à l’information est tellement rapide que vous avez beaucoup plus de créativité. »

Et question créativité, chapeau à nos amis de Wall Street qui ont « titrisé » (transformé en obligation) et refourgué au monde entier les crédits immobiliers pourris (« subprime mortgages ») qu’ils distribuaient généreusement aux perdants de l’Amérique. En 2006, Paul Jorion, anthropologue belge émigré en Californie, spécialiste de la formation des prix dans le secteur du crédit, avait pronostiqué (1) une mégacrise... que la Goldman Sachs a anticipée, sortant à temps du marché des subprimes et dis­tribuant ainsi à ses meilleurs traders jusqu’à 100 millions de dollars de bonus. Pendant ce temps, nos bons banquiers français, Daniel Bouton en tête, entonnaient encore à l’automne dernier le thème du fameux « découplage » de notre économie, c’est-à-dire à l’abri des excès américains. Dormez, petits porteurs.

Et le trader Kerviel est arrivé. Cinq milliards de perte à lui tout seul, un champion, à faire passer les 2 milliards de la « Soc­gen » (Société générale) évaporés dans les subprimes pour une bonne nouvelle. Ou plutôt pour une non-nouvelle. Les gazettes ont parlé d’autre chose. De Pont-l’Abbé, par exemple, de la rue du Menhir, de la tante déclarant à l’envoyé spécial du Monde « qu’on lui avait donné trop de responsabilité ». Du voisin de Neuilly permettant au Figaro d’entrer « dans l’intimité spartiate » du garçon. Laissons le dernier mot au psy-reporter de Paris Match, qui a résolu le mystère du trader : « Face à l’arrogance des polytechniciens de la Générale qui ne lui parlaient jamais, Jérôme, fils d’un ferronnier et d’une coiffeuse, voulait démontrer qu’il pouvait faire gagner plus d’argent que tous les meilleurs réunis. »

Au fou ! au terroriste ! criait pendant ce temps-là la banque. Après une lettre d’excuses à ses seuls actionnaires, Daniel Bouton, au JT de France 2, l’œil humide devant la manifestation de soutien d’une poignée d’employés sur le parvis de la Dé­fense, filmés pour lui par les équipes de Pujadas, rendait hommage à ses cent trente mille collaborateurs, victimes du fou. Un brave homme, ce Bouton, qui renonce à six mois d’argent de poche (son salaire) pour sauver la banque et ne conserve que ses dizaines de millions d’euros de stock-options. Grâce à ce sacrifice, les « hedge funds » de SGAM Alternative In­vestment, filiale à 100 % de la Socgen, dont le pdg a eu la dé­licatesse de ne pas parler à M. Pujadas, devraient pouvoir continuer à se gaver de bonus.

Pour réconforter M. Bouton, il faudrait quand même lui dire que, grâce à la Société générale, on a tous beaucoup progressé. On n’ignore presque plus rien des dérivés actions, des arbitrages, des appels de marge. Et si on croisait un « front office », on ne lui ferait pas l’affront de le prendre pour un « middle » ou un « back ». On sait aussi qu’à la Socgen, avec un simple master, une bonne mémoire des codes et quelques e-mails falsifiés, on peut s’amuser avec 50 milliards d’euros, le PIB du Maroc.

Allez, il est temps de retourner au bouquin d’Eric Reinhardt, page 304. C’est toujours le trader anglais qui parle : « Le jour où ça va péter, le jour où une crise plus aiguë qu’une autre va faire descendre dans la rue des millions de salariés exaspérés issus des classes moyennes, aigris, écoeurés, désespérés, les premiers à qui ils seront tentés de s’en prendre, ce sera nous... Nous finirons avec nos têtes plantées au bout d’une fourche. »

Vincent Remy

(1) Vers la crise du capitalisme américain ? Paul Jorion, éd. La Découverte


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