L’Europe pille-t-elle l’Afrique ? Entretiens croisés

vendredi 1er février 2008.
 

Entretiens croisés avec : Olivier Blamangin, responsable Afrique, espace Europe/International de la CGT ; Bernard Bachelier, directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM) ; Thierry Cornillet, député européen (Modem), rapporteur sur l’aide humanitaire. Comment caractériser aujourd’hui les rapports économiques des pays africains avec les grandes puissances économiques mondiales ?

Bernard Bachelier. En fait, l’Afrique reste à l’écart de la dynamique économique de la planète. Elle est de plus en plus marginale dans le commerce mondial. Elle représente à peine 2 % des échanges commerciaux alors qu’elle pesait 8 % il y a une dizaine d’années. Certes, le taux de croissance économique de 5,8 % en 2007 n’a pas été aussi élevé depuis longtemps, mais il est dû essentiellement à l’exportation de matières premières brutes, notamment pétrole, minerais, cacao, coton ou café. Or 60 % des Africains tirent leur revenu de l’agriculture. Les produits agricoles représentent environ 25 % des exportations, mais il s’agit de produits non transformés. Les investissements sont insuffisants. En outre, la dérégulation des filières expose les producteurs directement aux fluctuations du marché mondial. Le continent est balkanisé, les marchés sont cloisonnés. Or, historiquement, le marché intérieur a toujours été nécessaire au développement de l’agriculture.

Olivier Blamangin. L’Afrique subsaharienne est aujourd’hui dans une situation paradoxale : à la fois marginalisée dans et par le processus de mondialisation mais totalement intégrée au marché mondial. De la colonisation, elle a hérité une structure économique presque exclusivement centrée sur l’exportation des produits de base. Cette « économie de rente », de plantation et d’extraction minière, tout comme la forte polarisation sur les anciennes métropoles coloniales, caractérise toujours le continent. Si l’on exclut l’Afrique du Sud et quelques zones franches à Madagascar ou à Maurice, l’Afrique exporte presque exclusivement des produits non transformés. Le degré d’ouverture moyen des pays africains dépasse aujourd’hui 50 %, alors qu’il se situe généralement entre 20 % et 25 % pour les économies développées. Dans le même temps, l’exclusion du sous-continent africain des grands flux économiques mondiaux est massive : moins de 2 % du commerce mondial, entre 1 % et 2 % des investissements étrangers.

La récente augmentation des prix des matières premières redonne quelques marges de manoeuvre à certains pays africains, qui attirent de nouveaux investissements. Elle ne change pas fondamentalement la donne : c’est un approfondissement de cette division internationale du travail qui fait de l’Afrique une économie de « rente », extravertie, avec un marché intérieur sous-développé.

Thierry Cornillet. Le problème est en fait de faire rentrer l’Afrique dans l’économie mondiale afin qu’elle profite de la croissance et qu’elle y trouve des raisons de se développer. L’Afrique ne peut pas rester indéfiniment que vendeur de matières premières, d’autant que les Africains ont le talent et le courage nécessaire pour devenir des compétiteurs craints.

L’enjeu des accords de partenariat économique (APE) est-il vraiment là ?

Thierry Cornillet. Les APE sont un moyen de développer l’Afrique. Ils n’obéissent pas à une logique qui ne serait que commerciale. Si le système existant (préférence généralisée, « Tout sauf les armes », quotas, etc.) (système prévoyant des franchises de droits de douanes ou des tarifs douaniers préférentiels sur certains produits exportés par les pays ACP vers l’UE - NDLR) était satisfaisant et aidait l’Afrique à se développer, cela se saurait. Il faut donc en changer et « déclencher » le développement africain. En ce sens, les APE, parce qu’ils créent des marchés régionaux suffisants pour créer une demande propre, vont dans le bon sens.

Bernard Bachelier. L’Union Européenne s’était engagée à signer des accords avec chacune des six grandes régions des pays de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) avant fin 2007 pour leur maintenir un accès privilégié au marché européen, les régimes commerciaux préférentiels antérieurs n’étant plus conformes aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les négociations n’ayant pas abouti avant la date butoir, l’Union européenne a proposé des accords intérimaires aux pays ACP non membres des pays les moins avancés (PMA), tels que la Côte d’Ivoire ou le Ghana, pour préserver les conditions de cet accès. L’enjeu majeur pour les pays ACP est la constitution de marchés régionaux qui protègent les produits agricoles locaux, notamment les céréales, les légumes, le lait et les viandes. C’est fondamental. L’avenir de l’agriculture africaine en dépend pour de lon- gues années. Il faut de grands marchés intérieurs pour que les revenus des agriculteurs dépendent plus du commerce intrarégional que des exportations aux prix toujours très fluctuants. À première vue, les accords intérimaires risquent de compromettre cet objectif. Sauf si la Commission européenne et les dirigeants des ACP sont conscients de l’enjeu pour les paysans africains et profitent du temps qu’ils se sont donné pour signer des accords globaux favorables à l’intégration régionale. Je veux encore croire aujourd’hui que cette volonté existe.

Olivier Blamangin. En apparence, l’Europe a peu à gagner à une libéralisation du commerce avec les pays ACP, qui représente une part très faible de ses exportations. Dans une approche très idéologique, la Commission soutient que l’ouverture des marchés africains stimulera l’investissement, permettra des économies d’échelle pour les producteurs, des importations moins chères pour les consommateurs, une meilleure compétitivité, etc. On sait pourtant que, pour participer à un développement durable et équitable, les échanges commerciaux doivent être régulés. Le lien entre libéralisation des échanges, croissance économique et réduction de la pauvreté est purement théorique. Et ce qui n’est jamais dit c’est qu’avec ces accords, l’Union européenne compte bien augmenter ses parts de marché, notamment dans le secteur des services. Ces derniers mois, les pays ACP ont affiché de plus en plus clairement leur réticence à la signature des APE. Face aux pressions de la Commission, à son refus de proposer une alternative aux APE, les pays qui avaient le plus à perdre à une augmentation des tarifs douaniers européens au 1er janvier 2008 ont fini par signer des accords « intérimaires ». On voit ici toute l’hypocrisie du discours de l’UE : pendant toute la durée des négociations, elle a affiché l’intégration régionale des pays ACP comme une priorité absolue ; sur la dernière longueur, elle n’a pas hésité à contourner les ensembles régionaux en construction pour signer des accords avec quelques pays ou avec de petits groupes de pays. Ces accords « intérimaires » vont rendre plus difficiles encore les processus d’intégration régionaux.

L’UE prétend pourtant promouvoir, au travers des APE, un partenariat « d’égal à égal ». Ce discours est-il purement - idéologique ?

Thierry Cornillet. Au fond, les APE seront ce que les Africains décideront d’en faire. Ils sont accompagnés de beaucoup de financement d’adaptation et en ce sens l’UE n’a pas d’autre ambition que de considérer l’Afrique comme un partenaire économique égal avec qui commercer pour le plus grand intérêt commun.

Olivier Blamangin. Le discours sur un partenariat « d’égal à égal » entre l’UE et l’Afrique n’est pas nouveau. Il est au coeur des accords de Cotonou, signés en juin 2000. Et on a vu comment, avec les APE, l’UE a multiplié les pressions économiques et politiques sur les pays ACP pour forcer leur décision...

La nouveauté est plutôt du côté africain. De ce point de vue, le récent sommet de Lisbonne marque sans doute une rupture. Les chefs d’État africains ont clairement affiché leur refus de céder au chantage de l’UE sur les APE et réaffirmé leur volonté de relations plus équitables. La mobilisation des sociétés civiles africaines n’y est pas pour rien. Les nouvelles ambitions chinoises ou américaines en Afrique, qui ne sont pas sans poser d’autres problèmes, offrent également de nouvelles marges de manoeuvre aux pays africains. Elles cassent un tête-à-tête exclusif, et par trop déséquilibré, avec les anciennes puissances coloniales.

Bernard Bachelier. L’important est de s’engager dans des démarches d’investissement qui aient un effet sur le développement économique et social. La volonté de partenariat d’égal à égal exprimé par les Européens doit être comprise comme un respect des partenaires et une valeur égale accordée à des cultures différentes. Bien sûr, elle ne nie pas les inégalités économiques qu’elle a pour objectif de compenser.

N’y a-t-il pas contradiction entre la volonté de l’UE de libéraliser les échanges avec l’Afrique et la mise en place de politiques de plus en plus dures à l’encontre des migrants ?

Thierry Cornillet. Cela n’a rien à voir. Libéraliser les échanges c’est augmenter les échanges marchands donc la création de richesse, notamment en Afrique. Un chiffre : augmenter de 2 % les échanges commerciaux entre l’Afrique et le reste du monde correspond à la totalité de l’aide au développement de tous les pays du monde sur la totalité de l’Afrique. Par ailleurs, la migration est un phénomène naturel et il est normal que l’UE s’en préoccupe. Développer l’Afrique, c’est garantir à sa jeunesse de pouvoir vivre et travailler au pays et personne ne peut penser qu’exporter ses forces vives est une bonne chose pour le continent.

Bernard Bachelier. En théorie, les APE donnent aux Africains la possibilité de protéger certaines productions grâce à différents mécanismes et notamment des tarifs douaniers alors que le marché européen leur sera totalement ouvert. Cela dépend des autorités de pays africains d’exploiter ces possibilités d’asymétrie. Il faut qu’ils aillent au maximum possible pour les produits agricoles locaux. Cela se joue autant par l’élaboration d’un tarif douanier régional que par la détermination des produits sensibles. Les négociateurs devraient avoir pour priorité de favoriser l’amélioration des revenus des agriculteurs, donc aussi de leur famille. Il faut être très volontariste et ne pas laisser passer cette étape historique. C’est la voie de l’avenir. En ce qui concerne les flux migratoires, c’est une question politique.

Olivier Blamangin. La contradiction est évidente entre, d’une part, une politique européenne qui, à travers les APE, met en danger l’agriculture familiale africaine et réduit les perspectives de développement industriel, et, d’autre part, l’édification d’une « Europe forteresse », obsédée par le contrôle des flux migratoires. Les organisations africaines ne s’y trompent pas, puisque nombre d’entre elles réclament en contrepartie de la libre circulation des marchandises une libre circulation des personnes.

Entretiens réalisés par Laurent Etre


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