Offensive sur l’or noir africain

lundi 15 août 2005.
 

Naguère quantité négligeable aux yeux de Washington, l’Afrique devient une priorité géopolitique pour les Etats-Unis. Dans la préparation de sa guerre contre l’Irak, l’administration Bush redessine la carte de ses approvisionnements pétroliers. Le continent noir, avec ses réserves de bonne qualité, à l’abri des grands conflits, pourrait fournir 25 % du brut américain d’ici à 2020. Partout dans les principaux pays pétroliers - Nigeria, Guinée-Equatoriale, Angola... - Washington multiplie les gestes, implante conseillers militaires et compagnies pétrolières.

Pendant que les Etats-Unis fourbissent leurs armes contre l’Irak, une autre bataille, tout aussi stratégique, est engagée par Washington à quelques milliers de kilomètres du Golfe. Cette « calme offensive », selon l’expression du quotidien nigérian The Vanguard (1), est « faite en partie pour ne pas brusquer les alliés du Moyen-Orient, en partie pour éviter une perception générale selon laquelle l’Amérique ne s’intéresse qu’aux ressources de l’Afrique (2) » et vise le pétrole subsaharien. Selon M. Walter Kansteiner, sous-secrétaire d’Etat américain chargé des dossiers africains, le pétrole du continent noir « est devenu un intérêt stratégique national pour les Etats-Unis (3) ». De son côté, l’influent sénateur républicain de l’Etat de Californie Ed Royce, président du sous-comité Afrique au sein du comité de la Chambre des représentants pour les relations extérieures, déclare que « le pétrole africain devrait être traité comme une priorité pour la sécurité nationale de l’après-11 septembre (4) ».

Reste encore au Congrès et à la Maison Blanche à officialiser cette stratégie. En attendant, cette évolution semble corroborée par plusieurs interventions discrètes mais significatives dans des pays producteurs, notamment le soutien apporté aux pourparlers de paix au Soudan, début 2002, et les appels du pied adressés au Nigeria afin qu’il quitte l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). En outre, M. Colin Powell a effectué en 2002 une visite historique au Gabon - une première pour un secrétaire d’Etat américain -, alors que le président George W. Bush a offert un tout aussi emblématique petit déjeuner, le 13 septembre 2002, à dix chefs d’Etat d’Afrique centrale. Enfin, un haut responsable du commandement militaire des Etats-Unis en Europe, le général Carlton Fulford, s’est rendu à Sao-Tomé-et-Principe en juillet 2002 afin d’étudier la question de la sécurité des opérateurs pétroliers dans le golfe de Guinée tout comme l’éventualité d’y installer un nouveau sous-commandement régional militaire américain inspiré de celui existant en Corée du Sud.

Ce regain d’intérêt pour l’Afrique - dont le candidat Bush expliquait pourtant, en 2000, qu’elle n’était « pas une priorité stratégique nationale » - s’explique par d’alléchantes projections chiffrées. La Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) estime les réserves totales du continent à 80 milliards de barils de pétrole, soit 8 % des réserves mondiales de brut (5) et, selon les prospectives du National Intelligence Council américain, les Etats-Unis pourraient importer 25 % de leur pétrole d’Afrique subsaharienne d’ici à 2015 contre 16 % aujourd’hui.

Mainmise sur la Guinée-Equatoriale D’ores et déjà, l’Afrique noire, avec plus de 4 millions de barils de pétrole par jour, produit autant que l’Iran, le Venezuela et le Mexique réunis. Sa production a augmenté de 36 % en dix ans, contre 16 % pour les autres continents. Le Soudan, qui a commencé à exporter son pétrole il y a trois ans, extrait aujourd’hui 186 000 barils par jour (6). Le Nigeria - premier exportateur africain de brut - devrait augmenter sa production quotidienne de 2,2 millions de barils à 3 millions d’ici à 2007, avant de passer à 4,42 millions en 2020. L’Angola, deuxième grand producteur continental, sorti au printemps 2002 de quinze années de guerre civile, devrait, d’ici à cette même date, multiplier sa production par deux et atteindre les 3,28 millions de barils. Durant le même laps de temps, les eaux de la Guinée-Equatoriale, qui détiennent actuellement le record mondial (avec l’Angola) du plus grand nombre de permis de recherche pétrolière en cours, pourraient permettre à ce pays de devenir d’ici à 2020 le troisième producteur africain de brut (devant le Congo et le Gabon) en fournissant 740 000 barils/jour.

Prometteurs, les gisements africains présentent également des avantages politiques certains : d’une part, tous les pays, excepté le Nigeria, sont hors de cette Opep « que l’Amérique, engagée dans une stratégie à long terme, cherche à affaiblir en la pelant de certains pays émergents (7) ». D’autre part, comme le souligne M. Robert Murphy, conseiller du département d’Etat pour l’Afrique, ces réserves pétrolières sont essentiellement « offshore... à l’abri d’éventuels troubles politiques et sociaux. Les tensions politiques ou tout autre sujet de discorde dans les pays africains producteurs de pétrole ont peu de chances de prendre une tournure régionale ou idéologique qui pourrait déboucher sur un nouvel embargo ».

Le golfe de Guinée, qui compte 24 milliards de barils de pétrole de réserves, devrait ainsi devenir à terme le premier pôle mondial de production en offshore très profond. Enfin, les réserves du continent donnent déjà directement sur la côte atlantique - à l’exception des champs soudanais - en attendant l’oléoduc Tchad-Cameroun qui drainera 250 000 barils de pétrole par jour vers l’Atlantique.

Pour les pétroliers américains (tant les deux géants Exxon-Mobil Corporation et Chevron-Texaco Corporation que les plus discrets Amerada Hess, Marathon ou Ocean Energy) qui devraient y investir en 2003 plus de 10 milliards de dollars, l’Afrique pétrolière était clairement devenue une priorité géopolitique bien avant le 11 septembre 2001. Dès mars 2000, ceux-ci l’ont fait savoir au sous-comité Afrique de la Chambre des représentants lors d’une réunion consacrée aux potentiels énergétiques de l’Afrique. L’Institute for Advanced Strategic and Political Studies (IASPS) (8) s’y est fait particulièrement remarquer. Créé en 1984 à Jérusalem, ce think tank est aussi proche du parti de droite israélien Likoud, traditionnel partisan d’une stratégie de désengagement à l’égard du pétrole saoudien, que des néoconservateurs américains.

La victoire de M. George W. Bush est aussi celle des pétroliers texans et, après le 11 septembre, les idées de l’IASPS commencent à faire leur chemin chez les conseillers en énergie de l’administration et, plus globalement, chez les « faucons » de la Maison Blanche. Le 25 janvier 2002, l’IASPS a organisé un séminaire auquel assistaient M. Walter Kansteiner et plusieurs membres de l’administration Bush (tel M. Barry Schutz, spécialiste Afrique, ou le lieutenant-colonel Karen Kwiatkowksi, officier de l’armée de l’air dépendant du bureau du secrétaire à la défense), des membres du Congrès (à l’instar de M. William Jefferson, représentant de Louisiane) ainsi que des consultants internationaux, des responsables de l’industrie pétrolière et de sociétés d’investissement. De cette session est né l’African Oil Policy Initiative Group (Aopig), interface entre la sphère privée et publique, ainsi qu’un Livre blanc intitulé African Oil, A Priority for US National Security and African Development (9).

Le message adressé par les pétroliers à l’administration Bush y est particulièrement clair : « If you lead, we’ll follow [Si vous montrez la voie, nous suivrons] ». Depuis ce séminaire, la politique énergétique du gouvernement américain montre d’évidents signes de l’influence de ce lobby. Dévoilée en mai dernier par M. Richard Cheney, la politique nationale de l’énergie en porte la trace. Pour le vice-président américain, « le pétrole africain, de par sa haute qualité et son bas taux de soufre représente un marché grandissant pour les raffineries de la Côte est ». L’Aopig a également joué plus récemment les bons offices au Nigeria - où des troubles politiques et sociaux agitent la partie nord du pays -, dans le cadre d’une mission menée par « l’évangéliste pétrolier (10) » Michael Wihbey à la mi-juillet, à Lagos. Officiellement, il y aurait été question de créer une commission du golfe de Guinée réunissant les Etats pétroliers de la sous-région. Officieusement, on y aurait abordé une sortie de l’Opep, rumeur finalement démentie par Abuja.

« Pour éviter les erreurs commises dans le Golfe », le Livre blanc de l’Aopig préconise, entre autres, d’accorder une plus grande attention à la transparence dans la déclaration des revenus tirés du pétrole, d’élargir les facilités douanières déjà offertes par l’Amérique à l’Afrique. Il propose aussi un engagement prudent et contrôlé des Etats-Unis en faveur d’une annulation de la dette. Si ces intentions devaient se « métamorphoser un jour en véritable politique américaine (11) », il y aura alors beaucoup à faire. Pétrole et « bonne gouvernance » restent en effet antinomiques. Dans un texte publié en juillet 2002, l’Association des conférences épiscopales de la région d’Afrique centrale (Acerac) rappelle « la complicité existant entre les compagnies pétrolières et les responsables politiques dans la région », tout comme la manière dont « les revenus pétroliers sont utilisés pour maintenir des régimes au pouvoir (12) ». En Angola, pays où la société Chevron supervise 75 % de la production pétrolière, les futungo (clique compradore proche du pouvoir) auraient détourné plus de 30 % des profits tirés de la manne pétrolière en 2001, selon le Fonds monétaire international (FMI). Mais c’est un des plus petits pays producteurs qui résume le plus crûment la façon dont les Etats-Unis sont en train de redistribuer leurs cartes pétrolières : la Guinée-Equatoriale. Dans ce « Koweït de l’Afrique », dont le produit intérieur brut (PIB) a crû de 70 % en 2001 et qui disposerait de réserves estimées à 2 milliards de barils de pétrole, les Etats-Unis s’apprêtent à rouvrir un consulat (fermé sous l’administration de M. William Clinton, pour raisons budgétaires) et à rayer cet Etat de la liste de 14 pays africains mal notés en matière de droits de la personne.

Il est vrai que ce pays, décrit par le rapport annuel de la CIA comme une nation gérée « par des dirigeants sans lois qui ont pillé l’économie nationale », dispose d’un ambassadeur aux Etats-Unis (le beau-frère du président Teodoro Obiang), qui assista au forum de l’IASPS. Il est vrai également, rappelle une remarquable enquête de The Nation (13), que deux tiers des concessions pétrolières en Guinée-Equatoriale ont été octroyées à des opérateurs américains ayant « des liens rapprochés avec l’administration Bush ». Patron du pétrolier CMS Energy, M. William McCormick a ainsi contribué pour 100 000 dollars à la cérémonie d’investiture présidentielle de M. George W. Bush. De son côté, Ocean Energy, autre société pétrolière active dans le golfe de Guinée, compte comme consultant à Malabo M. Chester Norris, qui y fut ambassadeur des Etats-Unis sous le gouvernement de M. Bush père. Pour parfaire ce tableau digne d’une république bananière, les gisements offshore de Guinée-Equatoriale devraient être prochainement défendus par des gardes-côtes formés par la Military Professional Ressources Inc, société privée gérée par de hauts gradés à la retraite du Pentagone (et également présente en Amérique latine, en tant que sous-traitante, dans le cadre du plan Colombie). Comme on le résume à l’ambassade de Guinée-Equatoriale à Washington, « dans notre pays, ce sont les compagnies pétrolières qui informent le département d’Etat américain ». La visite que M. George W. Bush compte effectuer au printemps 2003 en Afrique - et en premier lieu au Nigeria - pourrait donc à plus d’un titre se révéler historique.

Jean-Christophe Servant

Notes :

1) The Vanguard, Lagos, 30 septembre 2002.

(2) James Dao, « In Quietly Courting Africa, U.S. Likes the Dowry : Oil », The New York Times, 18 septembre 2002.

(3) Conférence de l’IASPS, 25 janvier 2002.

(4) Conférence de l’IASPS, op. cit.

(5) Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement : « Les services énergétiques dans le commerce international et leurs incidences sur le développement », juin 2001.

(6) Lire Gérard Prunier, « Paix introuvable au Soudan », Le Monde diplomatique, décembre 2002.

(7) Roger Diwan, de la Petroleum Finance Company, The New York Times, 18 septembre 2002.

(8) www.iasps.org

(9) Que l’on peut consulter in extenso, avec les critiques des internautes, sur www.marekinc...

(10) Lire « US Leads Oil Boom in "Other Gulf" », Associated Press, 19 septembre 2002.

(11) Malcolm E. Fabibyi, The Wisdom in Remaining with Opec, sur www.gamji.com

(12) Conférence épiscopale des Eglises d’Afrique centrale : « L’Eglise et la pauvreté en Afrique centrale : le cas du pétrole », juillet 2002.

(13) Ken Silverstein, « Oil Politics in the Kuwait of Africa », The Nation, New York, 22 avril 2002.


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