Palestiniens Le peuple de trop

jeudi 11 avril 2024.
 

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Le peuple de trop

Elias Sanbar (1), déclarait le 15 décembre dernier lors d’une émission sur France Inter, que les Palestiniens « Depuis 1948 représentent le peuple de trop qu’il faut effacer ». Pour beaucoup d’Israéliens– encore aujourd’hui- les Palestiniens n’existent pas ; ce sont des arabes qui peuvent se diluer dans l’environnement régional, ils parlent la même langue que celle des Libanais, égyptiens, jordaniens ou syriens, ils ont la même culture, la même religion et peuvent donc être absorbés par les pays d’accueil. On peut donc les repousser, les disperser, les déplacer afin de nettoyer le territoire de toute population autre que le peuple juif. Cette négation identitaire du peuple palestinien tire ses racines de la période coloniale britannique et se poursuit après 1948 en Israël et dans l’exil. Mais malgré le déni à l’existence sur une terre et toutes les tentatives d’effacement, le peuple palestinien résiste et sa cause s’universalise.

Négation : les Arabes de Palestine

Le 2 novembre 1917, Balfour déclare dans un texte adressé à Rothschild que : « Le gouvernement britannique envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non-juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les Juifs disposent dans tout autre pays ». Cette déclaration pose certes les bases du futur État pour les Juifs mais reste très ambiguë quant au sort des populations autochtones définies dans la déclaration Balfour comme une « collectivité non-juive », disposant de droits civils et religieux mais pas vraiment de statut politique. Ainsi, pour la population juive la présence de ces collectivités représente un obstacle pour l’établissement de leur nouvel État, et pour les autochtones il n’est pas envisageable de construire un État exclusivement juif. Identifier, classer et nommer les populations devient par conséquent un enjeu majeur pour les autorités britanniques qui s’efforceront de particulariser les populations juives en Palestine mandataire et d’homogénéiser l’identité « arabe » des autres collectivités.

Durant l’époque ottomane (2) l’administration turque s’est efforcée de définir les populations des provinces arabes suivant leur affiliation religieuse et communautaire. Onze communautés sont ainsi identifiées, classées dans deux groupes religieux principaux : musulmans et non-musulmans. Ces communautés religieuses se regroupaient en millet, une entité mise en place par l’Empire, permettant à chaque groupe de pratiquer et de vivre sa religion selon ses propres lois.

Entre 1918 et 1948, la Palestine est administrée par la Grande Bretagne et les autorités anglaises organisent deux recensements de la population avec pour base le dénombrement ottoman de 1914. La classification par communautés, adoptée par les Ottomans n’est cependant pas adoptée par les Britanniques, les Anglais réduisent les onze communautés à quatre courants religieux majeurs : musulmans, juifs, chrétiens et autres, et trois groupes ethniques : juifs, arabes et autres. Les autres dans ce classement étant les Druzes, les Bahaïs et les Samaritains.

Par ce classement, la Grande-Bretagne consacre la thèse d’une identité ethnique et culturelle « arabe » commune à tous les pays, impliquant que les arabes de Palestine (musulmans et chrétiens) peuvent se diluer, être absorbés naturellement par les pays avoisinants. Cette définition sera par la suite réemployée dans les thèses des défenseurs du transfert de la population arabe de Palestine pour sa réimplantation dans les pays d’accueil. Dès lors, et depuis la création de l’État israélien en 1948, plusieurs plans de transfert de la population arabe de Palestine/Israël ont vu le jour. Le plus visible et le plus historique est le Plan Dalet de 1948.

Dispersion

La révélation des archives sionistes ou celles britanniques de la présence d’un projet intentionnel d’expulsion des habitants de la Galilée confirme ainsi la thèse d’un plan qui vise à vider les villages palestiniens de leur population et à les détruire afin d’empêcher le retour. Les recherches des historiens palestiniens et des nouveaux historiens israéliens montrent que le départ des palestiniens s’est fait dans la violence et terreur des sionistes ; le massacre de Deir Yassîn n’en serait qu’un épisode. Le plan Dalet, mené par Ben Gourion, traduit la volonté de nettoyer le nouvel État Israélien des Arabes et sera à l’origine du problème des réfugiés palestiniens, estimés entre 700 000 et 800 000, expulsés de leurs foyers pour un exil qu’ils croyaient provisoire et qui dure encore aujourd’hui.

En décembre 1948, l’article 11 de la résolution 194 de l’assemblée générale de l’ONU, « Décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers ». À ce jour cette résolution n’est pas appliquée d’autant que la matérialisation de la frontière avec Israël, la destruction de la plupart des villages dépeuplés en Galilée et l’occupation des maisons arabes palestiniennes par des familles juives dans les autres localités rendent le retour difficile, voire impossible. C’est la Nakba, la catastrophe, la dislocation d’une société et l’engloutissement d’un État Palestinien.

Les premiers mois qui suivent la Nakba, les pays voisins, persuadés que l’exode serait provisoire, réservent un accueil chaleureux pour les arrivants de Palestine. Mais le temps du refuge s’installe et le retour s’éloigne, chaque pays va ainsi administrer les réfugiés selon son propre système politique et sa capacité d’accueil. Le royaume hachémite accorde la nationalité jordanienne aux nouveaux arrivants, la Syrie leur octroie le statut de citoyen sans pour autant les naturaliser alors que le Liban les considère comme des étrangers, perturbateurs potentiels du fragile équilibre confessionnel et donc politique.

Durant les années 1950-1960, la lutte se pense dans l’exil au sein des mouvements nationalistes arabes où étudiants, ouvriers, cadres et intellectuels appellent à l’union des peuples pour la reconquête de la Palestine. La question palestinienne s’inscrit dans la problématique panarabe et elle est au cœur des discours des dirigeants qui instrumentalisent cette cause pour assoir leur autorité et mener la guerre en leur nom. Mais la guerre de 1967 symbolise la défaite arabe face à Israël, l’échec du panarabisme et elle coïncide avec l’émergence de la résistance palestinienne. L’image du réfugié disparait au profit de celle du combattant Feda’i et les factions armées palestiniennes opèrent à partir des pays d’accueil pour faire des incursions en Israël qui, en retour, va attaquer leurs bases en Jordanie d’abord, au Liban ensuite. Durant les années 1970, la cause palestinienne divise : les Fedayins sont des combattants de la liberté pour certains, des indésirables pour d’autres. Leur présence armée menace la souveraineté des États et fragilise les gouvernements. Chassés d’abord de Jordanie en septembre 1970 puis de Beyrouth à la suite de l’invasion israélienne en août 1982, ils sont expulsés du Koweït en août 1990.

Peuple de trop en Israël, ils le sont également dans les pays arabes, et ne peuvent par conséquent être intégrés naturellement dans les pays d’accueil. Pour Ben Gourion en 1948, comme pour Netanyahou, cette nuance identitaire n’existe pas. Ils restent des arabes génériques, qui peuvent être expulsés afin de nettoyer le territoire, l’homogénéiser, le consolider, le sécuriser, effacer toute trace d’une population indigène existante et se convaincre (et convaincre la communauté internationale) de la nécessité d’une guerre pour sauver le peuple juif et préserver l’existence de l’État d’Israël. Cependant, et malgré tout l’effort déployé et les différents plans de transfert, les Palestiniens sont là et occupent la place ; on les chante, on soutient leur cause, on appelle au cessez-le-feu et leurs morts sont pleurés par une grande partie de l’humanité. Les invisibiliser, leur nier le droit à l’existence, vouloir les transférer, les tuer en masse parce que c’est le peuple de trop est une stratégie qui ne fonctionne plus. Les Palestiniens existent et eux aussi ils aiment la vie.

Jihane Sfeir, historienne du monde arabe contemporain, professeure à l’Université libre de Bruxelles, chercheure OMAM et REPI, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

* Un slogan, souvent attribué au poète grec Dinos Christianopoulos, brandi dans les marches de soutien et associé à l’image de la pastèque. Les couleurs de la pastèque coupée en tranches - pulpe rouge, écorce vert-blanc et pépins noirs - sont les mêmes que celles du drapeau palestinien. Cette imagerie fleurit sur les réseaux sociaux pour contourner la censure.

(1) Elias Sanbar est un historien, poète et essayiste palestinien.

(2) La domination ottomane débute en 1516 et se termine en 1917.


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