Avenir des Républiques

vendredi 9 février 2024.
 

Dans un contexte de désintégration socio-économique et d’effondrement civique, les républiques démocratiques se délitent dans des formes plébéiennes et autoritaires… Quand elles ne sont pas menacées de disparition par le souverainisme.

La démocratie a surgi, dans les dernières années de la vie de notre espèce, comme une Bonne Nouvelle, une sorte d’Evangile, traçant le tour du globe, annonçant la sortie des grandes masses des ténèbres inertes de la tyrannie. Comme une étoile filante, à présent, elle a presque disparu derrière l’horizon. Mais la nuit est toujours éclairée par les impacts sans cesse plus rapprochés des missiles, par les lumières toujours plus arides des projecteurs dirigés vers la scène où se tiennent, en surplomb, les nouveaux rois et reines qui, face caméra, appellent notre déférence. Le progrès fabuleux de l’éducation et de l’extension des libertés civiques n’aura servi, au final, qu’à nous donner les capacités de comprendre, avec plus de détails, le sort qui nous est fait, et l’avenir décadent sous forme de torture porn qui attend l’espèce humaine. La cruauté de ce retournement de situation réside dans le fait qu’il est absolument neutre et factuel, impersonnel, et donc, plus terrible encore.

Les démocraties se sont faites au sein des républiques (une monarchie constitutionnelle étant une forme coquette et maniérée de république) - mais les républiques n’ont jamais produit d’elles-mêmes des démocraties. Un rapide passage par le Larousse nous informe qu’une république est la « Forme d’organisation politique dans laquelle les détenteurs du pouvoir l’exercent en vertu d’un mandat conféré par le corps social. (En ce sens « république » s’oppose à « monarchie », mais ne se confond pas avec « démocratie », dans l’hypothèse, par exemple, d’une restriction du suffrage.) ». On pourrait ajouter ici aussi, et plus pertinemment dans l’époque moderne, que la « chose publique » se réfère à l’intégrité et à l’autonomie de l’Etat, et donc à sa souveraineté ; elle lui revient de droit et celui ou celle qui en dispose, aussi pleinement que ce soit, le fait en théorie par délégation de l’Etat et à travers lui.

Il est donc évident que la république n’est absolument pas consubstantielle de la démocratie (bien que probablement l’une de ses conditions nécessaires). Ainsi, bien que la démocratie, sous différentes formes, ne recouvre qu’une partie du globe, la république, elle, semble s’être étendue à la quasi entièreté de la planète ; elle très souvent le régime corrélé à la souveraineté de l’Etat, la forme politique originellement européenne aujourd’hui complétement universalisée. La République Populaire de Chine est une exception notable, en ce que le Parti Communiste est le siège de la souveraineté en Chine ; cependant qu’elle demeure tout de même une république despotique avec un Etat de droit sous son contrôle, et non une tyrannie ou une monarchie[1].

Je ne vous ferai pas l’affront d’un rappel scolaire de la dégradation de l’état des démocraties dans le monde, ce qui au passage flatte ma tendance procrastinatrice. Après tout, ceci est un billet de blog. Vous aurez en tête les différents classements annuels qui exposent cette tendance et amènent même le frileux The Economist à considérer la France comme une démocratie défaillante [2]. J’essaierai ici de formuler quelques réflexions générales sur les processus de construction de nos démocraties (historiquement situées), sur les facteurs de déclin à l’œuvre, et sur l’avenir des républiques qui nous abritent à la lumière de ces considérations, certes un peu apocalyptiques. Prenons cette prospective comme étant la projection la plus négative envisageable.

• Oripeaux de la démocratie

La démocratie moderne reposait sur une conjonction de facteurs, un cadre économique précis et bien évidemment, l’action politique. A existé, dans les siècles récents, une conception libérale vivace dans des pans de la bourgeoisie. L’activisme d’une petite bourgeoisie éclairée alliée aux classes moyennes nouvelles, amenées historiquement à prendre la place d’intermédiaire de la première, oblitérée par le développement capitaliste. Et, bien évidemment, l’action organisée, de masse et au long cours, du mouvement ouvrier, et à sa suite des partis communistes occidentaux, des partis socialistes et socio-démocrates, alliés en circonstances aux partis libéraux susmentionnés. L’idéal-type de ce processus étant le cas anglais, cas typique également du développement capitaliste. De la feuille de route du mouvement chartiste en 1832 à l’adoption du suffrage universel dans les années 1920, l’alliance du travail organisé et de composantes bourgeoises (Pensons à John Stuart Mill ou à l’inter-classisme des suffragettes) a abouti à l’extension progressive des droits de suffrage, des libertés civiques et syndicales qui aujourd’hui sont considérées comme le pilier de la démocratie, juridiquement et dans le sens commun. Ce système politique démocratique atteint une forme d’apogée au lendemain de la guerre, de façon peut-être plus spectaculaire aux Etats-Unis où l’on passe, en quelques décennies, du Gilded Age à la Affluent Society post New Deal et ci-après, à la suppression légale de la ségrégation. Une nouvelle vague lui succède, messianique, la décolonisation et la chute du mur achevées : ce que j’appelle la Bonne Nouvelle Démocratique, un motif central de l’Evangile qu’on a appelé « la fin de l’Histoire ».

L’on voit que, bien que la démocratie soit une conception et une pratique qui semble enracinée dans l’esprit de nos contemporains, elle dépendait en réalité de l’activisme de camps politiques et d’un consensus, qui, au regard de l’Histoire, ne s’est établi qu’extrêmement récemment. Ce consensus est essentiel, plus encore lorsque la peinture est encore fraîche, si je puis dire. L’après-guerre en est un exemple : un consensus politique existait (suite à des catastrophes en série, j’en conviens) entre les différentes parties de l’échiquier, représentant des parts de la population, qui, bien que parfois violemment opposées, s’y reconnaissaient : l’accord autour de la démocratie de masse. Mais ce consensus politique seul ne suffit probablement pas. Un consensus économique existait quant à la nécessite de trouver, socialement et idéologiquement, un compromis dans la sphère du travail, avec une direction donnée : un capitalisme strictement encadré, où la coopération travail-capital occupait, dans la doctrine, une place primordiale. Cette coopération est le versant économique de la démocratie, nécessaire à son fonctionnement général et constitutif de ses processus de délibération, décision collective et pacification des antagonismes par leur formalisation. Enfin, ces sociétés permettaient à chacun de trouver sa place dans un avenir prévisible et économiquement « prospère » (il ne faut pas trop regarder dans les détails), nonobstant quelques secousses nécessaires pour en ajuster les paramètres (l’année 68).

Ceci a évidemment volé en éclat. La crise des années 70 a entamé la dissolution du travail organisé, accélérée d’un côté par l’ascension sociale de prolétaires transformés en classes moyennes étonnement dépolitisées, et de l’autre, par l’atomisation dans le chômage de masse. Gauche et travail n’ont pas réussi à trouver de solutions alternatives à la crise économique, dès lors que les gains de productivité s’émiettaient et que la production se globalisait - ou n’ont en tout cas pas obtenu de succès stratégiques suffisants. La social-démocratie s’est rendue au réformisme, qui lui-même s’est échoué on ne sait trop où. Le communisme s’est volatilisé. La nouvelle droite, elle, a entamé sa longue marche, tuant son aïeul avant de mordre aux mollets de la gauche et puis d’à-peu-près tout le monde. Les Etats, alors pris dans un jeux impérial dur mais organisé, ne se sont pas fait prier pour tirer des bénéfices commerciaux de cette situation nouvelle, souvent aux dépends du "Tiers Monde" où la crise a, dans de nombreux pays, plongé leur développement économique en état de mort cérébrale, mettant leurs régimes, démocratiques comme despotiques, dans une situation de passivité face à des crises intérieures insolubles, ou à la captation oligarchique par des élites tirant leur puissance de la rente. Ici sont posées les bases des dégradations ultérieures qui sont concomitantes de nos difficultés, dans le cœur capitaliste.

Mais pour autant, on peut admettre que l’édifice tenait. Des affrontements politiques rangés et dans les règles se produisaient, des retombées économiques demeuraient ; des possibilités de réalisation sociales s’ouvraient dans les entreprises, dans de nouveaux marchés, par l’éducation. Des bouleversements politiques mondiaux étaient à l’œuvre, occultant ne serait-ce qu’un temps les nuages à l’horizon.

Evidemment, cela n’est plus. Peter Turchin[3] fait grand cas d’un certain nombre de facteurs corrélés à l’instabilité politique et à l’irruption de la violence dans les sociétés : inégalités économiques hypostasiées, compétition élitaire importante, cloisonnement des différents groupes sociaux ; ceci s’aperçoit aujourd’hui dans la méfiance grandissante envers les institutions, le désengagement politique, l’effondrement de la coopération dans toutes les sphères de la société. Les fractions dirigeantes des classes supérieures de notre époque se distinguent par leur concentration unique des revenus du travail ET du capital[4]. La classe ouvrière est devenue minoritaire dans les démocraties avancées et le mouvement du travail ne s’est jamais remis de la restructuration capitaliste des années 80. Les diplômés surnuméraires sont lancés les uns contre les autres pour des positions monopolisées par l’élite et dévalent la pente de la précarité, dans une économie par ailleurs de moins en moins productive. L’aristocratie ouvrière, quant à elle, n’accède plus à la propriété sans que les arrangements financiers nécessaires pour cela ne provoquent un effondrement bancaire au bout de 10 ans. Les parts les plus civiquement libérales de la bourgeoisie, elles, fondent comme neige au soleil. Le « néolibéralisme » a ramené avec force cet autoritarisme pro-business qui la caractérisait au XIXème siècle, accompagnée de sa morale patricienne gonflante : le mérite se manifeste en argent, l’argent manifeste le mérite, une sorte de bric-à-brac de modernité et d’archaïsme nobiliaire ; idéologie qui se répand d’ailleurs dans la grande masse désœuvrée sous le nom de « lois de l’attraction ».

Dans un mouvement circulaire, des citoyens dont le cadre de vie et d’anticipation du futur est ébranlé, désertent un jeu qui leur est devenu impénétrable, de plus en plus jalousement gardé par l’élite politique. Ainsi, après avoir porté aux nues les réformateurs de la nouvelle droite, les voilà qui se retirent de la scène publique, laissant les mains libres à cette dernière. Alors, quand vient le moment où il leur faut tout de même se faire entendre, ils débordent un cadre institutionnel devenu restrictif et inefficace, et dont ils n’ont, à vrai dire, aucune connaissance pratique, faute d’appétence. Ils se mettent en mouvement, emplissent les rues, saccagent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage, perdent un bras ou un œil, avant de rentrer au logis - sans lendemains... Dans une logique qui n’est contradictoire qu’en apparence, ils ne sortent de leur sommeil que pour se dresser violemment contre un Etat devenu sourd et autoritaire, puis ensuite espèrent, au creux de la nuit, mettre à sa tête le César qui accomplira leurs souhaits. Ils veulent désespérément mettre les mains sur le volant de l’automobile de l’Histoire et lui donner un coup sec, mais prennent peur des mouvements brusques du véhicule, et demandent promptement au moniteur d’auto-école d’en reprendre le contrôle…

Mais comment leur en vouloir ? Le monologue final de la série cynique House of Cards résume succinctement le crédo de nos contemporains : « The deck is stacked, the rules are rigged. Welcome to the death of the age of reason, there is no right or wrong, not anymore. There is only being in - and then being out.”

• Avenir des républiques : la démocratie plébéienne, le despotisme

Les conditions économiques et politiques qui ont concouru à l’établissement de la démocratie disparaissent sous nos pieds - et la démocratie est aspirée avec elles. Dès lors, quels avenirs pour nos républiques dans ces circonstances, si la même dynamique demeure à l’œuvre ? Des concepts un peu désuets prennent une couleur nouvelle et éclairent les tendances à l’œuvre. Revenons-en, encore une fois, à la République romaine. Qu’on pense à celui de "démocratie plébéienne" : un régime de plébiscite entre un chef puissant et son peuple adorateur, en lien direct, et en même temps séparés en statuts, entre patriciens et plébéiens. Voilà un régime où le leader, désigné par plébiscite (seul moment où l’intervention de la masse est requise) s’accapare les pouvoirs législatifs et dépossèdent ses citoyens de leurs droits civiques, les rendant conditionnels. Un exécutif obèse avale le reste de la structure politique. L’Etat se barricade.

L’Amérique latine ou certaines périodes de la France ont déjà donné à voir ce genre de spectacles dans la période moderne. Voilà le César attendu par les citoyens, qui reçoit à intervalles réguliers l’onction de l’élection, dans des circonstances arrangées à sa faveur, tel le président russe. La condition du citoyen devient celle du plébéien, fanatique du chef, molécule de peuple, protégé tant qu’il consent, à l’ombre de ce dernier. Ces républiques demeurent des républiques dans la mesure où, formellement au moins, l’Etat demeure autonome, propriétaire de la souveraineté, l’appareil qui édicte et fait respecter la loi, sanctionne positivement le processus de sélection du chef, qui n’est pas héréditaire. Sa souveraineté n’en est pas attaquée, bien au contraire.

Un tel régime, dans la période actuelle, est l’une des conséquences logiques de la radicalisation politique générale, sur fond de disparition des consensus et de la réticence à trouver des compromis, ainsi que du libéralisme autoritaire en vogue. Le retour de la violence de rue parachève esthétiquement ce mouvement profond d’inertie dans nos sociétés. Le tout prenant place dans un contexte économique morose, et face à la menace de la guerre. Un camp, un personnage, ou un parti obtient la souveraineté et décide de mettre un terme à sa division en différentes instances (législatives, judiciaires) ou en tout cas à leur indépendance, tout comme à l’alternance de la tête de l’exécutif. L’opposition est rejetée dans l’obscurité et le climat de guerre civile s’éloigne (en théorie, puisqu’alors les désaccords qui parviennent à s’exprimer le feront nécessairement dans la violence). La question de l’absence de compromis est réglée en supprimant la nécessité du compromis ou en le mettant en scène (l’hilarante citation de Napoléon III : « Quel gouvernement que le mien ! l’Impératrice est légitimiste, Napoléon-Jérôme républicain, Charles de Morny, orléaniste ; je suis moi-même socialiste », qui m’évoque celle, moins colorée, du Macron candidat 2022 : « L’offre politique que je construis depuis avril 2016 consiste à rassembler (...) la sociale-démocratie, l’écologie réaliste, les radicaux de gauche et de droite et le gaullisme social, et la droite orléaniste, et le centre-droit européen »).

Dès lors, une partie de la population se sera trouvé son Sauveur. Un exécutif aussi puissant saura se montrer flexible face à l’éventualité d’une crise extérieure, n’aura pas besoin de sentiments pour appliquer les réformes économiques qu’il jugera urgentes, tout en garantissant l’intégrité du capital, moyennant à l’occasion que l’Etat s’implique dans ses affaires. Mais c’est un excellent deal.

Nombre de régimes européens dérivent dans cette direction. La République française y est naturellement complétement prédestinée. Que l’on se rappelle l’affirmation sans ambages du Président Macron (en plein délire comme d’habitude) qu’il y a des devoirs avant les droits : cela signifie par conséquent qu’il peut ne pas y avoir de droits, ou qu’ils soient optionnels. La citoyenneté n’est plus accordée de nature par l’Etat mais dispensée par ce dernier aux molécules de Peuple méritantes. Des réformes des politiques sociales et migratoires récentes vont dans ce sens. La réforme constitutionnelle envisagée par Meloni est conforme à cette même doctrine, désirant propulser l’Italie dans les dimensions de la Vème République voir de l’Italie fasciste, avec un régime présidentiel et la certification des décisions du gouvernement par acclamation (ce qu’on appelle un référendum).

La démocratie en tant que telle est devenue embarrassante pour beaucoup trop de monde, problématique, contraire aux souhaits de la Volonté Générale et du Capital que le mystique sauveur devine par sa connexion spirituelle au peuple et au taux de marge. La démocratie est plutôt interprétée par les suiveurs de la doctrine plébiscitaire comme étant un ensemble restreint de rituels ; le principal étant l’élection du président, en général une formalité transformée en messe, mais qui, le cas échéant, permettra à la population de signifier au gouvernement que le compte n’y est pas, en ne lui accordant pas un score aussi important que désiré (qu’on songe aux cris d’effroi poussés en quand le général de Gaulle ne fut pas élu dès le premier tour en 1965...). La démocratie se fait mythologie, en étant réduite aux plus rudimentaires préceptes doctrinaux des révolutions qui l’ont enfantée : elle fournit le récit qui explique que le Peuple, par son désir collectif et immanent, couronne un démiurge qui prend les rênes de l’État, l’excroissance naturelle du Peuple. Point barre. Les sociétés européennes font face, à nouveau, aux contradictions et traditions parfois sombres issues de leur creuset moderne. Les excités qui hurlent au pouvoir du peuple et à la souveraineté nationale servent en réalité de chair à canons pour ceux qui savent ce que cachent ces vocables : le pouvoir de l’Etat sur le Peuple au nom de ce dernier, et la force brutale de son exercice par le biais du boss, le Président.

Ce genre d’autocraties modernes, rationalisées, monolithiques et plébéiennes, sont aussi nécessairement celles du spectacle, du show permanent, des rituels de bénédiction du peuple et de son bienveillant leader. Le monde ne manque pas de présidents Twitter, présidents clowns, présidents présentateurs télés ; le fait que Macron n’ait pas réussi à se transfigurer devant le peuple français ne cache en rien sa tentative de trumpisation, à coups d’interventions interminables et intempestives, de messes nationalistes ridicules devant des églises, etc. Mais ces mises en scènes souvent grotesques de nationalisme et d’autorité satisferont peut-être à une partie de la population pour laquelle, en période de crise, elles serviront de vitamines pour leur Surmoi, ces pauvres âmes parmi nos voisins pour qui l’Etat est un substitut de papa. Enfin, la flexibilité pratique et idéologique de ces républiques leur permettra de réaliser le programme des uns et des autres avec un pragmatisme total, moyennant des compensations symboliques : il fallait la raciste Georgia Meloni pour faire avaler la couleuvre de l’immigration de travail légale aux italiens hystérisés sur la race.

L’ironie étant l’une des dialectiques les plus constantes de l’Histoire, ces républiques de la sécurité et du show finissent en général en guerre civile ou sortent le pays où elles s’installent de l’histoire du monde pour l’enterrer dans la morosité. En tout cas, ces républiques plébéiennes, c’est à mon avis ce que recouvre le timide concept de "démocratie illibérale", si populaire. Ou peut-être ce dernier concept décrit-il le processus de dégénérescence des démocraties vers les républiques que j’ai décrites.

Comme ce que je viens d’écrire le montre, ces régimes reposent sur des bases caducs, entre "démocratie" et dérive clanique, bref, quelque chose de bien peu défini et qui donc, par manque de cohérence, s’effondre à terme, ne proposant aucune base solide de doctrine politique ou économique. Elles font rêver les masses et les hauts fonctionnaires terrorisés, mais il est tout à fait évident, en même temps, que ces régimes ne surgissent qu’en période de crise prolongée. On ne trouvera d’ailleurs aucun exemple de ce genre de républiques qui ait survécu plus de quelques décennies.

Un certain nombre de républiques ont, depuis longtemps, fait l’impasse sur la partie plébiscitaire et sont ouvertement despotiques, comme la République Populaire de Chine. La solution despotique apparaît difficile à vendre dans les démocratiques défaillantes actuelles où, au grand minimum, les citoyens tiennent à pouvoir, de temps en temps, voter pour élire le chef. De plus, nos bienveillants leaders semblent trop heureux de s’asseoir sur la loi, foutant en l’air les procédures jusqu’alors arrêtées pour désigner les individus devant prendre en charge des offices, celles entourant l’adoption des lois, le commandement des administrations, etc. Chose difficilement concevable en régime despotique sans que cela ne devienne la foire (une tyrannie).

• Autonomisation de la souveraineté et mort des républiques

Ces régimes politiques ne sont pas bien glorieux ; mais pire encore se dresse à l’horizon de nos vies. Tout ce qui a été évoqué jusqu’à présent tourne, en tâche de fond, autour d’un rapport ambigu à l’Etat, qu’on désire renforcé et transcendantal, dont on exige l’exercice plus libre de la souveraineté, dans un cadre partial (contre les ennemis) mais en même temps le plus général possible (au nom du Peuple). Mais les créatures malheureuses qui se professent du souverainisme, bien malgré elles, font plus que s’éblouir de fantasmes ou de se mettre bien malgré elles sous la coupe d’un Etat dont, au final, elles prieront de ne pas devenir la cible. Elles ouvrent la voie au souverainisme en tant que système politique.

L’étrange dialectique du souverainisme consiste en ce que, poussée au-delà d’un certain stade, l’adoration de la souveraineté, exprimée en vénération de l’Etat qui la détient, se retourne en désir de destruction de l’Etat, alors conçu comme obstacle à son exercice complet. Celui-ci s’exprime dans la souveraineté de décrets, ou dans les termes de Schmitt, la souveraineté de décision pure : aucune loi, aucune Constitution, aucune infrastructure administrative pour freiner la décision du pouvoir, pouvoir qui peut décider n’importe quoi, n’importe quand, de n’importe quelle manière - situation politique atteinte par le nazisme. L’Etat n’a plus aucune autonomie, ne détient plus la souveraineté, est morcelé, aboli, laissé pour compte au profit d’agences ad-hoc. C’est ce qu’Arendt décrit comme le gouvernement par la terreur. La Russie contemporaine, jusque-là république plébiscitaire, s’enfonce dans ces marécages, avec un gouvernement par décrets, qui ont un champ d’application désormais sans limite ; un pays où l’armée est concurrencée par des milices créées puis détruites par le Président et auxquelles elles répondent en court-circuitant l’état-major. Il n’y a plus ni règle ni statut, quand toute l’élite dirigeante, économique comme politique, est en permanence exécutée puis remplacée. Concomitamment, la violence se répand à l’intérieur du pays et il la projette vers l’extérieur. Le cas Trump, quant à lui, dans un développement historique absolument inédit et terrifiant, menace les Etats-Unis d’Amérique de pareille dissolution. Cependant que l’on ne sait pas encore si, dans l’éventualité de son retour, le Mussolini obèse installera une république despotique ou un régime fasciste, souverainiste.

Un régime de type pleinement souverainiste (qu’on l’appelle fasciste, totalitaire...) représente un danger existentiel pour le monde entier, quelle que soit la position de ses différents acteurs sur d’autres sujets ou leur forme d’organisation politique. L’attitude internationale envers ces derniers doit donc être unilatérale et sans bégaiement.

Nonobstant le pessimisme de ces réflexions, la chute vers la république plébiscitaire en Europe est cependant contrebalancée par l’architecture juridique de l’Union Européenne, qui, en l’état, n’autorise pas formellement l’inclusion d’un tel régime en son sein, et certainement pas de despotismes. La sanction économique d’une sortie de l’UE suffit ainsi à calmer les ardeurs des excités nationalistes ; cela est évident pour qui observera que, d’ailleurs, aucun d’entre eux n’a pu obtenir de majorité électorale sans garanties vis-à-vis du maintien dans l’UE (Italie, France, Hongrie...), et qu’ils s’alimentent d’un souffle nouveau en concurrençant les libéraux dans leur capacité à s’organiser sur le plan continental. Les fascistes avérés ont bien conscience de cela : Eric Zemmour sait que son programme est inapplicable tant que la France est tenue de respecter la charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne et demeure responsable devant la CJUE - d’où ses velléités à peine masquées de Frexit. Modérons tout de même ce point. La sanction d’un pays au régime politique pourrissant suppose le vote à l’unanimité du Conseil Européen. Dès lors, dès que deux régimes déviants s’installent sur le continent, la sanction qui peut aller jusqu’à l’expulsion est inapplicable. Ainsi, la Hongrie et la Pologne se sont mutuellement couvertes au cours des dernières années. Les innovations de la Commission en la matière sont bien maigres. Et si les traités sont rouverts sur le sujet, une Europe de Meloni et de propriétaires agricoles excités, lançant leurs engins sur Rungis, de Bardella en tête des élections de juin 2024 et consort… Si voilà les cadres qui auront la charge de rénover le droit et les modalités de décisions en Europe, alors nous devrons nous préparer à vivre à l’ombre des miradors et des dictateurs populaires pour les décennies à venir.

Notes

[1] Nathan Sperber, « L’Etat du Parti », Le Grand Continent, 2019

[2] Global democracy has a very bad year (economist.com)

[3] https://peterturchin.com/

[4] Branko Milanović, Capitalism Alone, 2019


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