Césarisme, fascisme : le bruit des bottes

mardi 23 janvier 2024.
 

Des centaines de fascistes exécutant le salut nazi dans le centre de Rome, des menaces terroristes de l’ultra droite de plus en plus présentes, l’irruption de l’extrême droite politique et de l’autoritarisme dans toutes les strates des pouvoirs, l’ombre brune du fascisme s’infiltre dans toutes les plaies sociales laissées béantes par les partis historiques. C’est la voie ouverte au « césarisme ».

https://blogs.mediapart.fr/yves-gui...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20240111-210647%20&M_BT=1489664863989

On aurait pu croire à des images en noir et blanc, tournées en 1922, lors de la marche sur Rome de Mussolini à la tête de ses Faisceaux italiens de combat (Fasci italiani di combattimento). Mais c’est pourtant bien en 2023 que des centaines de fascistes, en rangers et chemises noires, alignés en sections de combat, éructent en cœur avec saluts nazis en mémoire d’un de leurs militants, assassiné un siècle plus tôt, mais aussi à la gloire de leur idéologie néonazie.1 Cela se passe dans la ville qui a vu la naissance de cette idéologie mortifère mais qui vient, aussi, de voir une militante d’extrême droite accéder au pouvoir par la grâce d’élections. S’imaginer qu’il s’agit là d’un épiphénomène, d’une grosse blague de jeunes sanguins, d’une minorité agissante, serait une erreur. Il faut la mettre en perspective, la juxtaposer aux multiples exactions fomentées, perpétrées, par des groupes d’ultra-droite à travers l’Europe démocratique, à l’apparition épidémique de régimes autoritaires et illibéraux, à l’infiltration de militants présentables dans tous les rouages des conseils élus, jusqu’aux sommets de décision, et à la percolation de leurs idées fascisantes dans les ruines des partis traditionnels, de droite mais aussi, parfois, malheureusement, chez d’ex-militants d’extrême gauche.

S’agit-il d’un bégaiement de l’histoire, d’un effondrement de la démocratie représentative, ou de « symptômes morbides » de la fin d’un monde en crise, avant que n’apparaisse un autre monde, sans que l’on sache s’il sera meilleur. « La crise consiste en ce que l’ancien se meurt et le nouveau ne peut naître ; pendant cet interrègne, une variété de symptômes morbides apparaissent. » 2 Antonio Gramsci, théoricien politique et de la révolution, membre fondateur du part communiste italien, décrivait, depuis sa prison mussolinienne, la situation de l’Italie de l’entre-deux guerres qui a vu la naissance puis la montée en puissance du fascisme, « symptôme morbide » s’il en est, après l’échec de la révolution ouvrière des Conseils d’usine turinois.3 Que cette crise soit conjoncturelle ou organique4, Gramsci y voit le germe d’un autre danger, celui du « césarisme », autrement dit l’émergence d’une personnalité opportuniste, se présentant « comme solution à l’incertitude du moment, voire comme sauveur ou rédempteur de la nation ».5 Pour lui, « la situation immédiate devient délicate et dangereuse, parce que la voie est libre pour des solutions de force, pour l’activité de puissances inconnues représentées par des hommes providentiels. » 6

Symptômes morbides

Gramsci n’était pas prophète et les années 1920-1930 italiennes ne sont pas le XXIe siècle européen, encore moins français. Mais on ne peut s’empêcher de traduire la théorie gramscienne dans le contexte (marasme ?) politique actuel. L’ancien monde est incontestablement en train d’agoniser. Celui de l’après-guerre et des Trente-Glorieuses, des partis politiques institutionnalisés et des barons de la politique professionnelle, du mouvement ouvrier révolutionnaire et de la paysannerie nourricière… En France, les principaux signaux sont l’effondrement brutal des partis de gouvernement, de droite comme de gauche, l’impuissance des syndicats à contrer le rouleau compresseur de la technocratie libérale, la disparition pure et simple de la paysannerie, l’appauvrissement des classes moyenne inférieure et prolétaire. La politique, au sens noble, a sombré avec les partis traditionnels, perclus de kystes créés par le capitalisme : affairisme, corruption, avidité de pouvoir, situations de rentes…

Quant au nouveau monde qui pourrait advenir, il suscite l’anxiété, voire la peur, l’incertitude d’une trajectoire aléatoire qui ne nous promet que catastrophes climatiques et écologiques, contrôle et surveillance des masses, transhumanisme, pandémies et apprentis sorciers visant mars ou tentant de manipuler le climat, le génome humain…

Nous sommes donc dans un de ces interrègnes identifiés par Gramsci, qui voit l’apparition de « symptômes morbides » comme cette montée de l’idéologie néonazie citée plus haut. Préalablement, face à des politiciens sans politique, arc-boutés sur des réponses technocratiques et budgétaires, les gouvernances sont devenues les terrains de jeu des technocrates (cabinets de conseils, notamment), des énarques administrateurs, des communicants porteurs de propagande bourrée de slogans anxiolytiques, tous substituts à l’absence de réflexion politique et de démocratie intégrale. Autres symptômes socialement morbides, l’enchaînement obsessionnel des plans sécuritaires, la surveillance généralisée, la surenchère dans la répression militarisée des oppositions de la société civile, les offensives juridiques et législatives contre l’information libre et le journalisme indépendant, marquent la reprise en main de fer de la société, initiée par l’ère du clan Sarkhozy (le début de la fin de la droite), et aujourd’hui menée par un indéboulonnable Darmanin. La politique se fait sur des tableaux de bord statistiques, perdant de vue l’humain. L’individu lambda a la sensation d’une perte de contrôle sur sa vie, son environnement et logiquement son avenir.

Sur les ruines des partis traditionnels sclérosés

Dès lors, le « césarisme » théorisé par Gramsci sur l’exemple mussolinien, peut advenir à tout moment. Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Milei en Argentine, sont ou ont été des « César », des « hommes providentiels » pour des populations en perte de repères, plongés dans des crises conjoncturelles (économiques, financières) mais aussi organiques, qui sont la succession d’autres crises conjoncturelles : crise climatique, appauvrissement des classes populaires et moyennes inférieures, pandémie, réapparition d’un conflit majeur sur le territoire européen…). Ces « Césars » du XXIe siècle s’appuient sur des puissances inconnues jusqu’ici, entendues différentes des forces politiques traditionnelles de gauche ou de droite gouvernementales. Macron, son assurance technocratique et son macronisme inconsistant ont pu apparaître furtivement comme un recours contre les échecs cuisants des gouvernements précédents. Espoirs déçus pour ses électeurs : il n’est que le rejeton aux dents aiguisées, mandataires des capitalistes qui l’ont biberonné, et fin stratège dans la manipulation des institutions du vieux monde. Devant la vacuité du modèle politique, c’est la puissance du populisme qui récupère sans vergogne l’attention des laissés-pour-compte, abandonnés à leur sort par une aristocratie politique, économique et médiatique retranchée dans sa bulle élitiste. Le chantre du en-même-temps, assis entre deux mondes, sombre de la même manière. Certains opportunistes comme Zemmour, se voyant « César » à la place du « César », ont carrément raté leur marche sur le pouvoir élyséen. Mais un Bardella, bien propre sur lui, gueule de gendre idéal, favori des sondages, est le parfait éclaireur et potentiellement premier-ministrable, d’une Marine Lepen plébiscitée « Césarine » par une majorité de déclassés.

Georgia Meloni, Viktor Orbàn, Geert Wilders, ont déjà remporté la timbale. En Finlande, en Slovaquie, en Lettonie, l’extrême droite est dans la place en participant au pouvoir. En Suède, en Autriche, en Roumanie, en Belgique, en Estonie, elle tutoie les sommets dans les sondages, en Espagne, en Allemagne, elle s’infiltre dans les pouvoirs locaux et régionaux.7 En France, rappelons que le RN dispose déjà de quatre-vingt-neuf députés, trois sénateurs, dix-neuf députés européens, 242 conseillers régionaux, vingt-huit conseillers départementaux, 840 sièges dans 258 communes, dont neuf dirigées et deux de plus de 30 000 habitants. Parallèlement, le patron de la sécurité intérieure (DGSI), Nicolas Lerner, alertait en juillet dernier, sur « la résurgence très préoccupante » des actions violentes de l’ultradroite (forte d’environ 2000 personnes), « la banalisation du recours à la violence et la tentation de vouloir imposer ses idées par la crainte ou l’intimidation ». Dix projets d’attentat terroriste de l’ultradroite ont été déjoués depuis 2017, rappelle-t-il. Des actions « d’inspiration néonazie, accélérationniste, raciste ou complotiste avec des cibles aussi variées que des citoyens de confession musulmane ou juive, des élus ou des francs-maçons ». (francetvinfo.fr, 09/07/2023)

En face, un Macron en fin de règne joue la carte jeune Attal, bouille de premier de la classe, passé par Science-Po au moment où le journaliste et écrivain anglais Peter Gumbel y enseignait. Amoureux de la France mais aussi critique du fonctionnement de ses institutions, ce dernier n’est pas tendre avec les bébés technocrates qu’il voyait passer puis se lancer à l’assaut du pouvoir. Pour lui, ce sont des plants sélectionnés pour leurs performances, élevés hors sol, mais totalement inadaptés aux conditions de vie extérieures. « Ils sont peut-être intelligents, mais ils ne sont pas très doués pour gouverner un pays. Ce système ne leur apprend pas à penser différemment. Ils sont brillants, mais ils n’ont aucune aptitude sociale ou organisationnelle. […] Ils sont formidables pour rédiger des beaux rapports, mais ils ne sont vraiment pas les meilleurs pour mettre en pratique les conclusions de ces travaux. » (Slate.fr, 23/05/2013).

La porte est donc grande ouverte à la survenue fracassante d’un « César » ou d’une « Césarine ».

1. https://www.radiofrance.fr/francein....

2. Antonio Gramsci, Cahiers de prison [Q14, § 34]. Cahiers de prison. Anthologie, Paris, Gallimard, série : « Folio essais », 2021, 800 p.

3. Georges Hoare & Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, p. 58, éd. La Découverte.

4. Dans la théorie gramscienne, la crise organique correspond à une crise structurelle.

5. Georges Hoare & Nathan Sperber, op. cit. p. 58.

6. Antonio Gramsci, op. cit. [Q13, § 23].

7. https://www.mediapart.fr/journal/in....


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