L’ état est-il devenu une entreprise ?

jeudi 5 janvier 2017.
 

Table ronde avec Pierre Musso, philosophe et auteur (1), Thibault Le texier, sociologue et auteur (2) et Corine Eyraud, sociologue et auteure (3).

Les faits

Tapie, Berlusconi, Trump… De plus en plus de chefs d’entreprise accèdent au pouvoir ou deviennent chefs d’État  : que révèle ce phénomène et quelles conséquences pour la démocratie  ?

Le contexte

Après la primaire de droite qui annonce privatisations et suppressions d’emplois dans les services publics, trois intellectuel-le-s décryptent la crise de l’État et du politique, et proposent des alternatives.

De plus en plus de chefs d’entreprise arrivent au pouvoir et deviennent chefs d’État. Comment analysez-vous ce phénomène  ?

Pierre Musso En effet, c’est un indice supplémentaire de la crise de la représentation politique. L’appel à des chefs d’entreprise semble signifier, d’une part, que, étant hors système politique traditionnel, ils seraient plus compétents pour exercer le pouvoir politique réduit à une gouvernance dite « efficace », et, d’autre part, que l’instance politique deviendrait un frein dans la compétition économique mondiale. Le capitalisme post-1989, c’est-à-dire libéré d’une alternative critique après la chute du mur de Berlin, vise-t-il à se passer des formes classiques du politique, avec ses partis et ses institutions, voire d’envoyer des États à la poubelle de l’histoire  ? Ou bien, en période de crise majeure, fait-il appel à un « césarisme régressif », comme le nommait Antonio Gramsci, marqué par la personnalisation extrême du pouvoir confié à un chef  ? Au-delà de la crise du politique, l’État nation comme forme historique s’affaiblit au profit des marchés financiers et des firmes tentés d’exercer directement tous les pouvoirs dans la société  : économique, technologique, culturel et même politique. Tant qu’à rechercher « l’efficacité », la performance et la compétitivité comme ne cessent de le revendiquer la plupart des politiques, autant confier le pouvoir aux managers et aux grands actionnaires. Cela signifie aussi que l’entreprise devient le lieu stratégique de la conflictualité politique parce que l’hégémonie culturelle et politique « naît dans l’usine », comme le soulignait Gramsci.

Thibault Le Texier Dans les années 1980, en France, on a eu Tapie. Il faut se souvenir de l’engouement qu’il a suscité. Il était la personnalité non politique préférée des Français. Dans un sondage Ifop Journal du dimanche d’avril 1985, 44 % des personnes interrogées se disaient prêtes à voter pour lui s’il se présentait aux élections, 36 % souhaitaient le voir ministre, et 25 % premier ministre. Si l’on considère que la responsabilité d’un chef de l’État, c’est avant tout de favoriser la croissance et de créer de l’emploi, ce n’est pas surprenant de voir des chefs d’entreprise accéder à cette fonction. Aujourd’hui, l’État jouit d’une image déplorable  : bureaucratique, conservateur, sans vision. Alors que l’entreprise paraît symboliser l’innovation, l’imagination, la conquête, l’efficacité. Pourtant, je ne crois pas que l’État et l’entreprise aient beaucoup changé en trente ans. Ce qui a changé, ce sont nos valeurs, nos façons de juger. Nous avons absorbé les valeurs de l’entreprise et nous jugeons l’État à l’aune de ces valeurs.

Le mode de gestion, de management d’une entreprise peut-il être un modèle pour la gestion de l’État et du service public  ?

Corine Eyraud Cela dépend. L’État et l’entreprise partagent un même souci d’efficacité, et il y a forcément des points communs quand il s’agit de gérer de manière rationnelle une activité et une grosse organisation, donc certains de leurs outils peuvent être communs. L’entreprise s’est d’ailleurs très largement inspirée du mode de fonctionnement de l’État et de l’armée du XVIIIe au début du XXe siècle. Aujourd’hui, certains outils utiles à la gestion de l’État peuvent avoir été développés par le secteur privé. En revanche, on peut être très dubitatif, voire opposé à l’importation de certains des derniers modes de gestion du privé, par exemple le « contrôle interne », rendu obligatoire aux États-Unis pour les entreprises cotées à la suite de l’affaire Enron puis en France par la loi de sécurité financière de 2003. Ce système très complexe d’audit interne est mis en place depuis la fin des années 2000 dans les services de l’État et les établissements publics. On peut se poser la question de son utilité, or son fonctionnement nécessite beaucoup de moyens humains. L’Angleterre a connu cela avant nous, des chercheurs britanniques ont montré qu’entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990, le nombre d’agents publics s’occupant d’audit interne avait augmenté de 90 % tandis que le nombre de fonctionnaires diminuait de 20 à 30 %. Cela crée également de nouveaux marchés (publics) pour le secteur privé de l’audit, des progiciels de gestion, etc. On pourrait prendre de nombreux autres exemples. La part des ressources – humaines et économiques – publiques dévolues au service du public est en diminution.

Thibault Le Texier Le simple fait de parler de « gestion de l’État » montre le chemin parcouru par nos mentalités. Il y a trente ans, on pouvait considérer que les administrations publiques étaient comme des entreprises. Aujourd’hui, on considère de plus en plus que ce sont des entreprises à part entière (mais une version peu efficace, pas innovante, etc.). Et bien souvent les cadres du service public, au lieu de revendiquer leur spécificité, courent derrière le modèle managérial, encouragés par les consultants qui voient dans le marché de la réforme de l’État et des collectivités territoriales une manne pharaonique. Sous Sarkozy, la révision générale des politiques publiques (RGPP) a été conduite avec les conseils des cabinets McKinsey, Boston Consulting Group, Capgemini et Accenture. Le ministre du Budget de l’époque, Éric Woerth, était un ancien directeur de la firme d’audit Arthur Andersen. Mais en même temps, le management n’est pas forcément un mal en soi. Par exemple, importer les principes du management peut aussi être un moyen pour une administration de gagner en indépendance vis-à-vis d’une tutelle politique trop pesante.

Pierre Musso Le dogme managérial à prétention universelle combiné au grand récit du néolibéralisme réduit le politique à la gestion par des nombres et à la dictature des statistiques élaborées par des « experts » qui prétendent dire comment l’État et la société doivent être orientés et gérés. Ainsi la Cour des comptes en France ou les technocrates de Bruxelles, du FMI et de la Banque mondiale fixent-ils des seuils, des normes et des pourcentages pour encadrer l’action publique au nom d’une vision comptable du monde et du dogme de « la concurrence libre et non faussée ». Mais l’État et le service public doivent d’abord répondre à des missions d’intérêt général, de continuité et d’accessibilité pour tous et sur tout le territoire national. C’est au pouvoir politique démocratiquement élu et à la loi expression de la volonté générale de fixer ces missions et de les faire appliquer. Le « new public management » est une version de la vulgate entrepreneuriale appliquée à l’État et au secteur public, ce qui aboutit à mettre le maximum de prisonniers dans le minimum de prisons ou à réduire le nombre de fonctionnaires en leur confiant plus d’activités, etc. On entre ainsi dans l’administration des hommes et le gouvernement des choses.

Justement, les finalités de l’État et de l’entreprise sont-elles semblables, peuvent-elles être comparables  ?

Pierre Musso L’État est garant sur son territoire de l’intérêt général et doit veiller au long terme pour garantir la solidarité des générations. Il agit dans cet espace-temps et ne recherche aucun profit financier, mais assure la redistribution des richesses pour garantir la solidarité et la cohésion nationale. L’entreprise, elle, est plus éphémère, elle vise la production et la reproduction de biens et services sur un marché qui peut être local, national ou mondial  : elle doit même faire du profit pour investir et perdurer. Mais aujourd’hui un hiatus s’est créé entre l’entreprise industrielle et l’entreprise financière. La première est soumise à la seconde et, à l’intérieur même de l’entreprise, les dirigeants sont placés sous le strict contrôle des grands actionnaires. Financiarisation et court-termisme sont devenus des facteurs de crises à répétition. C’est pourquoi il faut remettre la finance au service de l’économie et de l’industrie pour investir et innover sur le long terme. Ce devrait être un objectif majeur de l’action régulatrice des États et de la coopération internationale.

Corine Eyraud Si l’on prend l’État au sens large de secteur public, on peut dire en simplifiant que ce dernier et l’entreprise ont tous deux pour finalité la production de services, mais ils ne le font pas dans les mêmes objectifs ni à partir des mêmes principes. Prenons l’exemple de la santé et comparons la situation des États-Unis (E.-U.) et celle de la France. La politique de santé aux E.-U. fait beaucoup appel aux acteurs privés, elle représente un coût total très important (16 % du PIB contre 11 % en France) pour des résultats moins satisfaisants, prenons deux indicateurs très utilisés pour mesurer l’état de santé d’une population  : l’espérance de vie (supérieure de 3-4 ans en France) et le taux de mortalité infantile (5,8 ‰ aux E.-U. 3,3 ‰ en France). Le recours aux acteurs privés est donc, dans ce cas, moins efficace  ; mais pourquoi est-il plus cher  ? Tout d’abord parce que l’objectif premier de l’entreprise est de faire du profit, ce n’est pas une critique, c’est un constat. Ensuite parce que le moteur du secteur privé est la concurrence. Il existe ainsi aux E.-U. une myriade d’opérateurs privés qui cherchent à développer leurs parts de marché, et pour ce faire démarchent les entreprises et les particuliers, créent et gèrent des contrats nombreux et variés, rémunèrent leurs actionnaires, payent des salaires élevés à leurs hauts dirigeants, etc., leurs frais de fonctionnement (hors soins de santé) sont donc beaucoup plus élevés. On retrouve ce phénomène en France si l’on compare la Sécurité sociale et les complémentaires santé (mutuelles et assurances), les frais de gestion de l’assurance maladie, c’est 5 % (les barèmes sont les mêmes pour tous, pas de frais de publicité, pas de démarchages, pas de créations de contrats ni d’études de marché…), ceux des complémentaires, c’est 20 à 25 %. Et finalement est-ce que c’est plus juste  ? Dans un système de santé privé, plus l’on paye plus l’on est couvert. Dans un système public, on contribue selon ses revenus, et l’on obtient selon ses besoins.

Thibault Le Texier L’État et l’entreprise peuvent avoir les mêmes finalités. Les enseignants des écoles privées ont les mêmes finalités que ceux du public par exemple. C’est l’esprit général qui habite ces deux institutions qui est fondamentalement différent. L’État et l’entreprise ont été construits et se sont développés autour de valeurs très distinctes. L’État s’est ainsi charpenté autour des principes de justice, d’indépendance, de souveraineté et de légalité. L’entreprise obéit à d’autres valeurs  : d’un côté les principes marchands de profit, de capital, de propriété, et de l’autre les principes managériaux d’efficacité, de rationalisation, de contrôle et d’organisation. Si le secteur public reste très rétif aux valeurs marchandes, il s’est converti en à peine trente ans aux principes du management. La finalité du profit reste ainsi très mal vue dans le secteur public, où l’on considère généralement que l’on travaille pour le bien des citoyens, et non pour le profit de son organisation. En revanche, l’efficacité peut y être de plus en plus considérée comme une fin en soi. C’est ce qui s’est passé dans la police, par exemple, avec la politique du chiffre  : l’arrestation, qui était l’indicateur de performance, est devenue une finalité. Cette rationalité managériale, qui tend à remplacer le jugement moral par un simple calcul d’efficacité, exerce son empire dans l’entreprise et dans l’État, mais aussi jusque dans nos vies personnelles.

Entretiens croisés réalisés par Nana Consalvi, L’Humanité

(1) Prochaine publication  : la Religion industrielle. Éditions Fayard, 2017.

(2) Le Maniement des hommes. Éditions la Découverte, 2015.


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