Angleterre : le premier mouvement ouvrier et socialiste de masse

samedi 14 octobre 2023.
 

Les historiens admettent généralement que le mot socialisme est apparu d’abord en Angleterre avec un sens assez usuel dans la première moitié du 19ème siècle.

Ce pays connaît alors un développement industriel très rapide : + 39% de 1810 à 1820, + 47% de 1820 à 1830, + 46% de 1830 à 1850. De grandes villes poussent comme des champignons (Birmingham, Manchester, Liverpool, Leeds...). En 1841, les secteurs de l’industrie, du commerce et des transports représentent 54,7% de la population active. Un prolétariat moderne de grandes entreprises remplace de plus en plus les artisans et les travailleurs à domicile.

Les familles ouvrières britanniques connaissent alors des conditions de travail (horaires, cadences, hygiène...) et de vie (salaires, chômage, logement, protections sociales) particulièrement effroyables. La littérature nous a décrit par exemple la surexploitation des femmes et des enfants.

Quelles étapes ont marqué la naissance du mouvement ouvrier et socialiste britannique appelé plus tard chartisme ?

A) Des penseurs socialisants avant 1789

C’est le cas par exemple de Thomas Paine qui a défendu le droit à sortir de la misère grâce à un impôt sur les propriétés foncières finançant un petit capital donné à chaque citoyen pauvre lors de sa 20ème année. Il s’engage aux côtés de la révolution aux Etats Unis puis en France. Il rédige Rights of Man en 1791, est élu député en 1792, critique le christianisme en 1794 (Le Siècle de la raison), propose en 1795 une organisation sociale comprenant une forme de revenu minimum (Agrarian justice).

B) L’impact de la révolution française

Sous l’impact du mouvement social qui se développe de Paris jusqu’à la moindre commune rurale, le Royaume-Uni voit se développer sur ses terres des "Sociétés de correspondance", tout d’abord à Londres puis dans d’autres villes. Elles portent deux objectifs : d’une part la conquête de lois démocratiques, d’autre part le vote de lois de protection ouvrière. Ce mouvement initié surtout par des travailleurs comme Thomas Hardy (cordonnier écossais) s’affirme non violent. Il va pourtant subir une répression très dure et s’évanouir en 1799.

C) Un premier mouvement ouvrier de masse écrasé en 1813

Les manuels d’histoire lui donnent le nom de luddisme avec un sens identique à celui donné par Wikipedia "La lutte des membres de ce mouvement clandestin, appelés luddistes ou luddites, s’est caractérisée par le « bris de machines ».

Ce serait donc une réaction primaire contre les machines qui prennent le travail des hommes. La réalité s’avère plus complexe. Plusieurs anciens Jacobins des Sociétés de correspondance réapparaissent à ce moment-là avec un rôle influent. En raison des guerres napoléoniennes, l’activité économique tourne au ralenti, les salaires baissent, le chômage se développe, les prix flambent. L’annonce à ce moment-là de nouvelles machines (textile, métallurgie) faisant chacune le travail de 10 hommes représente le brin de paille qui allume un foyer social.

Le 13 janvier 1813, George Mellor (ouvrier qualifié du textile), est exécuté avec deux de ses proches pour ses activités. Plusieurs études ont montré que leur action collective dans le Yorkshire était nettement politique, qu’ils n’étaient pas opposés au progrès en soi. Ils défendaient les intérêts immédiats et concrets des travailleurs, focalisant leur ressentiment en particulier contre les moulins équipés des nouvelles machines haïes. Le 11 avril 1812, environ deux cents luddistes approchent d’un moulin ; la milice recrutée par le propriétaire tire, faisant deux morts et de nombreux blessés graves. William Horsfall, patron d’usine traite les luddistes de lâches ; il est assassiné. De nombreux luddistes sont arrêtés, 64 sont inculpés, 17 sont exécutés, même sans preuve comme pour Abraham Charlston (12 ans).

Signalons le rôle du poète Byron :

* Il dénonce en février 1812 la loi décrétant la peine de mort pour tout bris de machine (parmi les exécutés de 1813, la majorité n’a participé ni à un bris de machine, ni à l’assassinat de Horsfall).

* Il écrit un beau texte en l’honneur des luddistes

D) 16 août 1819 : le massacre de Peterloo

Après l’écrasement de l’empire napoléonien, l’Europe subit la loi des princes, des évêques, d’infâmes exploiteurs, de polices omniprésentes. A ce moment-là, le luddisme prend l’aspect d’actes de désespoir. Trente machines sont brisées par des tisserands à Nottingham. Des ouvriers agricoles incendient des granges en arborant comme devise sur leurs drapeaux "Du pain ou du sang".

Des manifestations ouvrières se déroulent dans de grandes villes (particulièrement contre le chômage).

Le 16 août 1819, environ 20000 personnes se rassemblent ainsi pacifiquement à St Peter’s Fields (Manchester) pour demander l’abolition des lois sur le blé (qui le rendent très cher à cette époque où il représente l’aliment principal des familles populaires urbaines) et la réforme électorale. La cavalerie survient et tire dans le tas. Voici le récit de Samuel Bamford, ouvrier tisseur, témoin oculaire :

" Dix minutes après le commencement du massacre le champ était presque désert... L’estrade était encore là, avec quelques mâts cassés, des hampes de drapeaux brisées, et une ou deux bannières déchirées qui pendaient ; tandis que sur le champ de bataille on voyait des casquettes éparpillées, des bonnets, des drapeaux, des sabots, des chaussures, des vêtements d’hommes ou de femmes, déchirés, tailladés, ensanglantés. La milice avait mis pied à terre, quelques-uns détachaient la sangle de leurs chevaux, d’autres arrangeaient leurs harnachements et d’autres essuyaient leurs sabres. Plusieurs tas d’êtres humains étaient restés là où ils étaient tombés, écrasés, étouffés. Certains gémissaient encore, d’autres les yeux hagards, essayaient de respirer et d’autres ne respireraient plus jamais..."

Le poète William Shelley rédige alors son Chant aux hommes d’Angleterre : " Pourquoi labourer pour les lords qui vous tiennent sous leurs pieds ? Pourquoi tisser avec peine et souci les riches robes que portent vos tyrans ?"

E) Les premiers succès du mouvement ouvrier

Une loi de 1799, renforcée en 1819, avait interdit toute association ouvrière (trade union). En 1824, le combat inlassable de groupes divers comme les sociétés de secours mutuel aboutit à une loi qui autorise la liberté de coalition. Rapidement se développent plusieurs syndicats et fédérations de branches professionnelles (mécanique, métallurgie, bâtiment, chantiers navals...).

Jacques Serieys

Il y a 200 ans, la bourgeoisie anglaise massacrait des ouvriers·ères à Peterloo

Source : http://www.contretemps.eu/bamford-m...

Nous publions ici un extrait du livre de Samuel Bamford : La vie d’un radical anglais au temps de Peterloo, Paris, Les Éditions sociales, 442 pages, 25 euros. Traduction par Laurent Bury ; édition par Fabrice Bensimon, avec le concours de Robert Poole.

Présentation

Manchester, lundi 16 août 1819. Quelque 60 000 personnes, surtout des ouvriers du coton, sont rassemblées pour des réformes démocratiques. A peine le meeting a-t-il commencé que la troupe charge et sabre la foule, tuant 15 personnes : c’est le massacre de Peterloo.

Le tisserand Samuel Bamford (1788-1872) a conduit les habitants de sa ville jusqu’au rassemblement. Il a laissé le récit de l’événement le plus saisissant qui nous soit parvenu. Il raconte son engagement dans l’agitation radicale entre 1816 et 1821, une époque de crise économique et politique, de confrontation et de violence. Bamford emmène ses lecteurs dans les tavernes pour des réunions radicales, dans les prétoires et les prisons et sur les routes du pays qu’il traverse à pied.

Il nous fait rencontrer les radicaux célèbres de l’époque, mais aussi une foule d’anonymes des classes populaires. Ces mémoires exceptionnels, écrits d’une plume alerte entre 1839 et 1842, « une lecture essentielle pour tout Anglais », selon l’historien E.P. Thompson, sont enfin parus en français.

Dans l’extrait ci-dessous, Bamford raconte la marche du cortège depuis son bourg de Middleton, une petite ville de tisserands située à dix kilomètres au nord de Manchester, jusqu’à Saint Peter’s Field, le lieu du rassemblement, où se produit le massacre.

Fabrice Bensimon

Extrait

À huit heures du matin, le lundi[1] 16 août 1819, toute la ville de Middleton était en émoi : les uns se rendaient au rassemblement, les autres partaient voir la procession, car jamais rien de semblable et pour un tel motif ne s’était produit dans cette région.

On choisit d’abord douze des jeunes gens les plus charmants et honnêtes d’aspect, qui furent disposés sur deux rangées de six, chacun tenant une branche de laurier en signe de paix et d’amitié. Venaient ensuite les hommes de divers districts, par groupes de cinq, puis la fanfare, excellente, et enfin les couleurs : un drapeau de soie bleue, orné d’inscriptions en lettres jaunes, « Unité et Force », « Liberté et Fraternité » ; un drapeau de soie verte, avec inscriptions en lettres d’or, « Parlements annuels », « Suffrage universel » et, entre ces devises, un joli bonnet de velours écarlate, avec un bouquet de laurier, et le mot Libertas élégamment brodé sur le devant. On disposa ensuite le reste des hommes des districts, par cinq, dans l’ordre que voici : Middleton proprement dit, ou du moins la partie de la ville proche de l’église ; Back-o’th’-Brow ; Barrowfields ; Boarshaw ; Stakehill et Thornham ; Hopwood ; Heabers ; Birch ; Bowlee ; Heatons ; Rhodes ; Blackley ; Alkrington ; Little Park ; Tonge ; Parkfield ; Wood-street et Middleton Wood. Quelques centaines d’habitants de Heywood nous rejoignirent aussi.

Chaque centaine d’hommes avait son meneur, reconnaissable à une tige de laurier à son chapeau ; d’autres, arborant le même insigne, furent nommés pour leur commander, et tous devaient obéir aux ordres d’un chef principal, qui prit place en tête de la colonne, avec un clairon pour sonner ses ordres. Telle était notre disposition sur le terrain à Barrowfields. Au son du clairon, pas moins de trois mille hommes formèrent un carré, avec sans doute autant de gens autour d’eux. Un silence impressionnant s’établit, et je leur rappelai qu’ils allaient participer au plus important rassemblement jamais organisé en faveur de la réforme parlementaire. J’espérais que leur comportement serait empreint du sérieux et de la rigueur qui convenaient à cette occasion, et ferait honte à leurs ennemis, qui présentaient depuis toujours les réformateurs comme un amas de populace : ils verraient ce jour-là qu’il n’en était rien. Je leur demandai de ne pas quitter leurs rangs, de ne pas se montrer désinvoltes ou inattentifs aux ordres de leurs meneurs, mais au contraire de marcher groupés avec aisance et distinction. De ne lancer aucune insulte ni provocation, en parole ou en geste, de ne prêter aucune attention à ceux qui voudraient leur en adresser autant, mais de leur imposer le silence autant dans la mesure du possible, car en cas de représailles, la moindre agitation pourrait servir de prétexte pour disperser le rassemblement. Si les agents de police venaient m’arrêter ou appréhender quiconque, il ne fallait opposer aucune résistance mais laisser ces gens faire leur métier. Une fois sur les lieux du rassemblement, ils devraient rester groupés au maximum, avec les bannières au centre, afin que les individus égarés ou éloignés du corps central puissent les retrouver en voyant leurs couleurs ; une fois le rassemblement dissous, ils devraient se réunir autour des bannières et quitter la ville dès que possible, car s’ils s’y attardaient pour boire ou traîner dans les rues, leurs ennemis en profiteraient et enverraient quelques-uns d’entre eux à la prison de New Bailey. J’ajoutai que, conformément à une règle du comité, ni bâtons ni armes d’aucune sorte ne seraient autorisés dans les rangs ; ceux qui en étaient munis devaient donc les ranger ou les confier à un ami jusqu’à leur retour. En conséquence, beaucoup de bâtons furent abandonnés, et seuls quelques-uns parmi les plus âgés et les plus infirmes d’entre nous furent autorisés à conserver leur canne. Je peux dire en vérité que nous formions une très respectable assemblée de travailleurs ; tous vêtus de façon simple mais correcte, et je n’en vis pas un qui ne montrât une chemise blanche du dimanche, une cravate ou quelque autre effet aussi propre, bien que modeste.

Mon discours fut reçu par des acclamations, et par un assentiment chaleureux et unanime. La colonne s’ébranla, la fanfare se mit à jouer, les bannières brillant au soleil. Une autre musique se fit entendre, celle du groupe de Rochdale qui nous rejoignait. Nous nous rencontrâmes et les cris de dix mille hommes résonnèrent dans les bois et les vallons. Puis tout se tut, sauf la musique, et nous reprîmes notre route avec le plus grand sérieux.

Avec les gens de Rochdale, notre colonne devait compter quelque six mille hommes. À notre tête marchaient entre cent et deux cents femmes, de jeunes épouses pour la plupart, et notamment la mienne. Entre cent et deux cents de nos plus jolies filles, fiancées des garçons qui nous accompagnaient, dansaient au son de la musique ou chantaient des bribes de chansons populaires. Deux ou trois douzaines d’enfants furent renvoyés, mais certains partirent en avant, et de part et d’autre de nos rangs cheminaient quelques milliers de badauds. C’est ainsi, accompagnés par nos amis et par nos êtres les plus chers, que nous fîmes route lentement vers Manchester.

Chapitre 34 : Blackley. Harpurhey. Hunt à Smedley. Incident personnel. Newtown. Sur le chemin de St Peter’s Field. Notre situation là-bas

À Blackley, nos rangs avaient déjà beaucoup grossi, et la foule sur la route était devenue bien plus nombreuse. À Harpurhey, nous fîmes halte tandis que les musiciens et ceux qui le jugèrent bon se rafraîchirent en buvant un verre d’excellente bière à la taverne de Sam Ogden. Quand le clairon sonna, chacun reprit sa place et nous avançâmes.

D’après tout ce que j’avais entendu dire de l’humeur des autorités, je ne m’attendais guère à ce qu’on nous laissât entrer en masse dans Manchester. Il me semblait probable que les représentants de la ville, ou du moins quelques-uns, nous accueilleraient avec une escorte civile et militaire, nous liraient le Riot Act, s’il leur semblait bon, et nous dissuaderaient d’aller plus loin ; nous n’aurions plus alors qu’à tourner les talons et à nous réunir dans notre ville[2]. J’avais même imaginé qu’ils nous arrêteraient sans doute à l’octroi, où la route bifurquait vers Collyhurst et Newtown, mais quand je vis les deux voies ouvertes à nous, où cheminaient seulement un ou deux cavaliers, j’en vins à croire que j’avais surestimé la prévoyance des autorités, et j’acquis la quasi-conviction qu’on nous laisserait entrer en ville sans encombre et que, bien entendu, toute interruption deviendrait ensuite impossible.

Nous étions déjà bien avancés sur la route haute menant à Collyhurst quand un messager arriva, envoyé par Mr Hunt, pour nous demander de faire marche arrière et de prendre la route basse pour conduire sa procession jusqu’à Manchester. Je décidai d’abord de ne pas obtempérer : je n’avais pas envie de nous embarquer, ainsi que la grande masse qui nous escortait maintenant, dans la longue route creuse traversant Newtown où, quoi qu’il advienne, il serait difficile d’avancer, de reculer ou de nous disperser. Je continuai donc à marcher. Mais un second messager arriva, et on se mit à crier « Newtown », « Newtown ». Je donnai donc l’ordre de tourner « l’épaule gauche en avant » et, en courant au pas de charge, nous gagnâmes bientôt l’autre route où, pour satisfaire la vanité de notre « grand leader », nous prîmes la tête de sa procession venue de Smedley Cottage.

Je fus alors victime d’un incident intéressant. Sur le talus d’un champ ouvert, sur notre gauche, je remarquai un gentleman qui nous contemplait avec attention. Il me fit signe d’approcher, et je me dirigeai vers lui. C’était l’un de mes anciens employeurs, Mr Hole, de la firme Hole, Wilkinson et Gartside, dans Peel Street, et l’une des sommités de la ville. Il me prit la main et, d’un air soucieux mais aimable, exprima l’espoir que tous ces gens venaient sans mauvaises intentions. « Je vous jure sur ma vie qu’ils sont entièrement pacifiques, répondis-je. Ont-ils l’air de gens qui veulent outrager la loi ? Ne sont-ils pas, au contraire, de toute évidence d’honnêtes chefs de familles laborieuses ? Ou membres de telles familles ? Non, non, mon cher monsieur, mon vieux maître respecté, s’il se commet le moindre tort, la moindre violence, ce sera par des hommes d’une autre étoffe. » Il se déclara ravi de me l’entendre dire ; il était heureux de m’avoir vu, et très content de la façon dont j’avais parlé. Pensait-il que notre rassemblement serait interrompu ? lui demandai-je. Il pensait que non. « Alors tout ira bien », conclus-je en lui serrant la main. Après un échange de bons vœux, je le quittai et repris ma place comme auparavant.

À Newtown, nous fûmes accueillis à bras ouverts par les pauvres tisserands irlandais, qui avaient revêtu leurs plus beaux habits et qui nous prodiguèrent bénédictions et paroles affectueuses, dont nos patriotes ruraux ne comprirent pas le quart. Certains dansaient, d’autres restaient immobiles, les mains jointes et les larmes aux yeux, presque en adoration devant la bannière à leur couleur nationale, emblème de leur verte patrie insulaire. Pour les remercier, la fanfare interpréta Le Matin de la Saint-Patrick, qui les enthousiasma, et nous poursuivîmes notre route, laissant bondir et crier comme des fous ces Irlandais au cœur chaud.

Après nous être serrés pour traverser l’étroite ruelle en contrebas de l’église St Michael, nous prîmes Blackley Street et Miller’s Lane, puis nous continuâmes dans Swan Street et Oldham Street, fréquemment salués en chemin par les vivats des citadins. Nous apprîmes que d’autres groupes nous avaient précédés, et que la Lees and Saddleworth Union était conduite par le docteur Healey, marchant devant un drapeau d’un noir de jais sur lequel se détachaient les lettres blanches des mots « Représentation égale ou la mort – Amour », avec deux mains jointes et un cœur, le tout tracé à la peinture blanche et constituant l’objet le plus sépulcral qu’on puisse concevoir. L’image de mon ami de petite taille menant le cortège funèbre de ses propres patients était conçue de telle sorte qu’elle m’arracha un sourire, même en ce moment grave.

Nous nous aperçûmes alors que nous avions perdu la queue de notre procession, et nous comprîmes que nous étions partis du mauvais côté. Nous aurions dû descendre Shudehill, longer Hanging Ditch, passer par la place du marché et par Deansgate : c’était l’itinéraire qu’avaient pris Hunt et son groupe. Je dois avouer que je n’étais pas mécontent de cette séparation. Il me semblait que nous avions assez flatté la vanité pure de son goût pour son exhibition personnelle, qui n’était maintenant que trop manifeste.

Ayant traversé Piccadilly, nous prîmes Mosley Street, alors presque exclusivement habitée par des familles aisées. Nous contournâmes l’église St Peter par la gauche et, à cet angle, nous tournâmes en hâte dans Peter Street. Nous débouchâmes bientôt dans un large terrain vague, occupé par une immense multitude, qui nous accueillit avec des acclamations sonores. Nous avançâmes au milieu de cette mer d’êtres humains qui s’ouvrait pour nous et nous prîmes position sur les tribunes de l’autre côté de Peter Street. Et nous y restâmes, invisibles de l’extérieur, mais formant toujours une ligne quasi ininterrompue, nos couleurs au centre.

Je n’avais pas revu mon épouse depuis un moment, mais quand je l’aperçus enfin, elle se trouvait avec d’honnêtes femmes mariées et, croyant sans danger de leur laisser la responsabilité du groupe, je n’éprouvai aucune inquiétude à leur sujet et pus me consacrer au rassemblement avec plus de liberté.

Nos couleurs avaient d’abord été déposées sur les tribunes, où notre fanfare jouait déjà. Je montai les gradins et les trouvai occupés par beaucoup d’hommes que je ne connaissais pas. Je voulus les en faire descendre, afin de libérer la place pour les orateurs à venir, qui seraient bientôt là. Il me fut impossible de les chasser ; ils ne me connaissaient pas et ils laissèrent entendre que, sur ce point, ils ne céderaient ni à mes prières ni à celles de quiconque. J’arrachai donc nos couleurs là où elles avaient été attachées et ordonnai qu’elles fussent replacées au centre de notre formation, avec la fanfare. Contemplant le rassemblement, qui me parut d’une ampleur imposante, je descendis et suivis les couleurs.

Des groupes successifs continuaient à arriver, et nous fûmes peu à peu entourés, jusqu’à occuper le centre de cette vaste multitude.

Chapitre 35 : Arrivée de Hunt. Apparition de la cavalerie[3]. L’assaut. Dispersion du rassemblement. Résultats

Environ une demi-heure après notre arrivée, de la musique et des cris réitérés annoncèrent l’approche de Mr Hunt et de son groupe ; au bout d’une minute ou deux, nous les vîmes arriver de la direction de Deansgate, précédés par une fanfare et plusieurs drapeaux. Une barouche était conduite par une femme bien mise, brandissant un petit drapeau où figuraient quelques emblèmes et une inscription. À l’intérieur du véhicule, Mr Hunt se tenait debout, avec Mr Johnson, de Smedley Cottage ; Mr Moorhouse, de Stockport, Mr Carlile, de Londres, Mr John Knight, de Manchester, et Mr Saxton, rédacteur en chef adjoint du Manchester Observer. Leur approche fut saluée par un cri unanime poussé par quelque quatre-vingt mille personnes. Passant devant nous, ils se frayèrent lentement un chemin à travers la foule, sur laquelle Mr Hunt posa un regard qui me parut aussi étonné que satisfait. Le spectacle ne pouvait offrir à ses yeux qu’une impressionnante solennité. Jamais il n’avait encore vu une telle masse humaine. Sa responsabilité pesait sur son esprit. La capacité de cette foule à accomplir le bien ou le mal était irrésistible, et qui devait tenir ce pouvoir ? C’est lui seul qui l’avait créé. La tâche était immense, et non sans périls. De fait, le rassemblement était colossal. Il monta sur la tribune, et la musique se tut. Mr Johnson proposa que Mr Hunt préside ; cette motion fut approuvée et rendue effective par les acclamations. Marchant vers le devant de la scène, Mr Hunt ôta son chapeau blanc et s’adressa à la foule.

Pendant ce temps, comme les discours et les résolutions n’avaient sans doute rien de neuf à nous apprendre, et comme nous pourrions les lire dans les journaux, je proposai à un ami de nous retirer un moment pour prendre une collation, dont j’avais grand besoin, n’étant pas alors en très solide santé. Il consentit, et nous étions presque sortis de la foule lorsqu’un bruit et un étrange murmure s’élevèrent près de l’église. Comme on disait que c’étaient ceux de Blackburn qui arrivaient, je me hissai sur la pointe des pieds pour regarder dans la direction d’où venait le bruit. Je vis un bataillon de cavaliers en uniforme bleu et blanc qui s’avançaient au trot, sabre au clair ; ils tournèrent à l’angle du mur d’un jardin puis, devant une rangée de maisons neuves, s’arrêtèrent pour former une ligne.

« Les soldats sont là, dis-je, nous devons repartir voir ce que cela signifie. – Oh, répondit quelqu’un, ils se tiennent prêts, simplement, au cas où il y aurait de l’agitation. – Bien, repartons », conclus-je, et nous jouâmes des coudes pour regagner nos couleurs.

Quand la cavalerie s’avança, elle fut reçue par un cri, en signe de bon accueil, me sembla-t-il. Les militaires crièrent à leur tour, en agitant leurs armes en l’air. Puis ils lâchèrent la bride à leurs montures, et leur donnant un coup d’éperon, ils s’élancèrent et se mirent à tailler les gens en pièces.

« Tenez bon, dis-je, ils nous chargent, tenez bon. » Dans notre groupe, tous reprirent ce cri de « Tenez bon ». Les cavaliers étaient déconcertés : compte tenu du poids des chevaux et des hommes, ils ne pouvaient évidemment pas pénétrer dans la masse compacte rassemblée. Ils se servirent donc de leurs sabres pour tailler un chemin à travers les mains nues et les têtes sans défense. Ils tranchaient des membres, on voyait des plaies béantes sur les crânes. Les cris et les gémissements se mêlaient au vacarme de cette horrible mêlée. « Ah ! Ah ! » « Quelle honte ! Quelle honte ! » hurlait-on. « Dispersez-vous ! Ils tuent ceux qui sont devant et qui ne peuvent pas s’enfuir. » Tous se mirent à crier : « Dispersez-vous ! » Pendant un instant, la foule hésita, puis ce fut la ruée, lourde et sans résistance, telle une houle qui s’abat. On entendit comme un tonnerre qui gronde, rempli de hurlements, de prières et d’imprécations montant de ceux qui, écrasés par la foule et condamnés au sabre, ne pouvaient s’échapper.

Hunt et ses compagnons avaient disparu des tribunes, et certains cavaliers, de nature peut-être moins sanguinaire que les autres, s’affairaient à abattre les hampes et à détruire les drapeaux.

Quand la foule se dispersa, la cavalerie changea de tactique : fonçant partout où une ouverture se présentait, elle se mit à pourchasser, à traquer et à blesser. Beaucoup de femmes apparurent quand les rangs se défirent, ainsi que des enfants ou de très jeunes gens. Leurs cris pitoyables déchiraient le cœur et auraient dû désarmer toute animosité humaine, mais c’est en vain qu’ils implorèrent la pitié. Les femmes, les jeunes filles en corsage blanc et les faibles enfants furent sabrés ou piétinés sans distinction, et nous avons des raisons de croire que la clémence si ardemment demandée ne fut accordée qu’en de très rares occasions.

Dix minutes après le début du carnage, le champ n’était plus qu’un espace vide et quasi désert. Le soleil brillait à travers l’air étouffant et immobile. Les rideaux et les volets de toutes les fenêtres étaient fermés. Quelques messieurs jetaient parfois un coup d’œil hors de ces maisons neuves dont on a parlé plus haut, près de la porte était réuni un groupe d’individus (les gardes spéciaux[4]), apparemment en conversation. D’autres secouraient les blessés ou emportaient les morts. Les tribunes restèrent debout, avec quelques hampes brisées et tranchées, quelques bannières lacérées pendaient. Tout le champ était jonché de casquettes, de bonnets, de chapeaux, de châles, de chaussures, et d’autres éléments du costume masculin ou féminin, labourés, déchirés et sanglants. Les cavaliers avaient quitté leur selle ; les uns desserraient les lanières de leurs chevaux, les autres ajustaient leur équipement, d’autres encore essuyaient leurs sabres. Plusieurs monticules d’êtres humains s’entassaient là où ils étaient tombés, écrasés et étouffés. Quelques-uns gémissaient encore. Certains, les yeux grands ouverts, cherchaient leur respiration ; d’autres ne respireraient plus jamais. Le silence régnait, en dehors de ces sons faibles, et des hennissements et piétinements des chevaux. On voyait parfois des gens observer la scène du haut de leur grenier et par-dessus le sommet des maisons, mais ils s’empressaient de rentrer chez eux, comme s’ils craignaient d’être remarqués, ou comme s’ils ne pouvaient supporter la vue d’un spectacle aussi affreux et abominable.

(Pages 168 à 176).

Notes

[1].  La « Saint-Lundi » était le jour préféré pour les rassemblements et les réunions, les artisans ayant coutume de travailler du mardi au samedi, et de réserver le dimanche au service religieux et à la vie familiale.

[2]. La lecture du Riot Act (la loi sur les émeutes, 1714) était une obligation légale avant la dispersion d’une foule par la force armée.

[3]. Yeomanry : désignait une milice à cheval, composée de volontaires, en soutien au pouvoir. Si, dans le pays, environ la moitié d’entre eux étaient des fermiers propriétaires (yeomen), à Manchester il s’agissait de marchands et de membres des professions libérales.

[4]. Special constables : il s’agit de « civils », loyaux vis-à-vis du gouvernement, qui prêtent serment pour assister les autorités lors d’une circonstance particulière.


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