Henri de Saint Simon, critique du capitalisme ?

dimanche 18 octobre 2020.
 

Le saint-simonisme, une question d’origine

par Michèle Riot-Sarcey, Historienne Michel Bellet Économiste

Il en va de Saint-Simon, comme de tant d’autres personnages historiques  : leurs actes comme leurs représentations ont toujours été et restent mis au service des politiques contemporains pour accroître ou simplement asseoir leur légitimité. Nombre d’interprétations approximatives font le plus souvent fi, non pas de l’histoire, – laquelle appartient à tous, y compris aux fantaisies des autorités et à leurs servants –, mais de l’historicité, et donc du sens de l’œuvre des petits comme des grands personnages de l’histoire. Après la pensée de Ricœur, dont les traces seraient manifestes dans les actes de l’actuel président Macron, c’est d’Henri de Saint-Simon dont il est question dans la presse. Cet héritier de l’autre Saint-Simon, critique le plus virulent du siècle de Louis XIV, est posé en référent d’un Jupiter si singulier. Sans doute les thuriféraires du macronisme peuvent-ils faire l’économie d’une histoire dont ils ne connaissent que des bribes… Mais l’enjeu est d’importance.

Sait-on que, dès les années 1840, les libéraux de l’époque vilipendaient ces «  utopistes  » porteurs d’illusions et de promesses vaines qui répandaient auprès du peuple des espoirs sans lendemain  ? Sait-on que parmi ces utopistes figurait Saint-Simon, en compagnie de Charles Fourier et de Robert Owen  ? Sait-on que ces utopistes ont été rendus responsables de la révolte des canuts en 1831, et plus encore de la révolution de 1848 tout entière  ? Alexis de Tocqueville, grand penseur libéral, constamment cité, leur attribuait la catastrophe de juin 1848, issue de celle de février qui aurait été déclenchée précisément par ces illusionnistes  ? Sait-on que nous devons au saint-simonisme cette «  incongruité  » du XIXe siècle qu’était la «  femme libre  », dont les prolétaires saint-simoniennes avaient fait le titre de leur journal, en 1832, il est vrai  ?

Sait-on que les propositions de réforme de Saint-Simon ne s’attachaient pas seulement à la distribution des revenus issus de la production, mais surtout à «  la constitution de la propriété  », devançant les mises en cause d’un capitalisme patrimonial de rentes immobilières, mais aussi boursières  ? Sait-on que Saint-Simon opposait à la vieille tutelle étatique (jupitérienne  ?) du «  gouvernement des hommes  » l’«  administration des choses  », expression dont l’interprétation ne peut se réduire unilatéralement à la gestion managériale de la société  ?

Sait-on encore qu’Émile Zola, avant d’écrire son fameux «  J’accuse  », venait tout juste de lire le brûlot de Saint-Simon intitulé  : le Nouveau Christianisme, nécessité d’autant plus grande, de son point de vue, que le christianisme dans les années 1820 avait, pensait-on alors, totalement failli à sa mission  ? On pouvait lire ceci dans le texte de Saint-Simon  : «  J’accuse le pape de se conduire en hérétique sous ce troisième chef, je l’accuse de tenir une conduite gouvernementale plus contraire aux intérêts moraux et physiques de la classe indigente de ses sujets temporels que celle d’aucun prince laïque envers ses sujets pauvres.  » Nous pourrions aujourd’hui inverser le propos, en accusant celui à qui l’on attribue l’héritage de Saint-Simon, de négliger profondément les intérêts de la «  classe la plus pauvre  », pour citer encore Saint-Simon qui, en 1822, prend conscience d’un manque profond dans la nouvelle société issue de la Révolution.

Il n’y a pas d’idéologie saint-simonienne, contrairement aux affirmations d’un économiste qui s’est exprimé récemment dans la presse. Il y a simplement des interprétations multiples contemporaines de saint-simoniens au XIXe siècle, et surtout celles plus tardives qui ont choisi de mettre au service du libéralisme les idées foisonnantes d’un Saint-Simon reconnu d’abord et en son temps comme un utopiste. Celui-ci dans cette première moitié du XIXe siècle si mal connue de nos contemporains avait, comme bien d’autres penseurs du temps, ouvert la voie, certes au libéralisme, mais également au socialisme et, selon les mots d’Edgar Quinet, «  à l’impossible  », sans doute. Particulièrement à l’utopie, dont l’horizon si souvent assombri s’ouvre à nouveau aux espoirs renaissants, ceux des dominé·es notamment, avec les allures modernes d’une utopie réelle  !

Aux sources de l’industrialisme anti-étatique

par Pierre Musso, Philosophe et professeur de sciences de l’information et de la communication

L’œuvre d’Henri de Saint-Simon (1760-1825) demeure ouverte à de multiples interprétations, car elle comporte une énigme soulignée par la multiplicité contradictoire de ses héritiers. Pour les uns, Saint-Simon est le père du socialisme (Marx, Durkheim), pour d’autres celui de l’anarchisme (Proudhon), ou inversement du totalitarisme (Georg Iggers), pour d’autres encore, du libéralisme (Hayek), du positivisme (Comte) et, bien sûr, du saint-simonisme, pour ses disciples directs. Depuis le milieu du XXe siècle, il est devenu le père du management et de la technocratie. Selon les textes, on peut trouver dans cette œuvre les prémices de la démocratie planificatrice, du capitalisme financier, de la technocratie ou des socialismes. Cette diversité d’interprétations, souvent divergentes, est l’indice de la richesse d’une œuvre qui a été une source et une ressource pour toutes ces philosophies.

La clef de l’énigme est selon nous logée dans l’étrange notion d’«  industrialisme  » inventée par Saint-Simon à la fin de sa vie, et son articulation à sa théorie du dépérissement de l’État. Le seul prédécesseur à sa problématique anti-étatique est son contemporain britannique William Godwin qui, dans son Enquête sur la justice politique, affirmait  : «  L’humanité doit tendre vers cette époque heureuse qui verra la dissolution du pouvoir politique.  » La critique de l’État peut ouvrir aussi bien à une philosophie anarchiste que libérale, voire libertariste (anarchisme de droite).

Or, l’industrialisme est tout aussi ambigu  : il peut conduire à défendre l’individualisme et le libéralisme comme l’association et le socialisme. Mais l’industrialisme de Saint-Simon n’est ni anarchiste, ni socialiste, ni libéral. Il lui permet tout à la fois de marginaliser l’État, de rénover le politique et de fonder ce qu’il nomme un «  nouveau christianisme  », sous la forme d’une religion industrielle qui a pour but d’améliorer le sort de «  la classe la plus pauvre  », en donnant du travail à tous. Cet industrialisme anti-étatique célèbre la production et la communauté de travail associée dans l’entreprise. Dans sa célèbre parabole, les «  abeilles  » productrices sont ainsi opposées aux «  frelons  », consommateurs non producteurs.

Saint-Simon avait vu un monde s’effondrer avec la Révolution française, et il a découvert en Amérique un nouveau monde, avec l’émergence du capitalisme industriel. C’est pourquoi il propose de remplacer le système existant par un nouveau système social. L’industrialisme définit ainsi «  le but et le moyen  » du changement social. Le but, c’est le «  système industriel  », le moyen, c’est le pouvoir confié aux industriels. Ne dissociant jamais théorie et action, Saint-Simon précise donc les modalités concrètes d’organisation et de formation du parti politique «  industrialiste  ». Ce parti maniant symboles, manifeste et presse vise l’hégémonie culturelle par sa capacité à penser le changement social et à l’incarner.

L’industrialisme prendra par la suite un sens bien différent, presque opposé par son caractère apolitique. Tel est le lot de bien des concepts vulgarisés (en l’occurrence par les saint-simoniens). Ainsi l’industrialisme désignera tout autant le socialisme que le capitalisme, le technocratisme, voire «  la fin des idéologies  ». Saint-Simon ne pouvait imaginer les développements ultérieurs de son industrialisme anti-étatique. Le risque dont est porteuse cette notion – et qui s’étale sous nos yeux – est sa traduction en norme utilitariste et managériale. Délesté de toute interrogation sur les fins morales ou politiques, l’industrialisme peut être réduit à la «  gestion efficace  ». La question du changement social – clef de voûte de la philosophie de Saint-Simon – est ainsi évacuée. Le «  managérialisme  », ou l’américanisme (Gramsci), est le relais contemporain de l’industrialisme. Jean Jaurès avait noté et l’ambiguïté et la richesse de cet industrialisme saint-simonien  : «  Le saint-simonisme avait prévu le grand capitalisme, mais il l’avait magnifiquement transfiguré en socialisme.  »

Dernier ouvrage paru  : la Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise. Fayard, 2017.


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