La réflexion inachevée de Branko Milanovic sur le capitalisme contemporain

jeudi 15 octobre 2020.
 

L’économiste Branko Milanovic, connu pour sa « courbe de l’éléphant » des inégalités mondiales, réfléchit dans son dernier livre à la situation d’un capitalisme devenu sans rival. Une lecture stimulante, mais qui n’évite pas quelques impasses.

Branko Milanovic, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, est un des économistes les plus connus de sa génération, principalement en raison de la « courbe de l’éléphant ». Cette courbe, expliquée et discutée dans son précédent ouvrage Inégalités mondiales, publié en 2016 en anglais et traduit l’an passé à La Découverte, décrit l’évolution des niveaux de vie dans la population mondiale par déciles.

On y remarque un fort enrichissement au centre et parmi les plus riches et une relative stagnation pour les plus pauvres de manière absolue et les plus pauvres des pays riches, ce qui donne cette impression d’éléphant à la queue baissée et à la trompe relevée. Elle est devenue le symbole des effets de la mondialisation.

À l’image de Thomas Piketty, dont les travaux sont à la fois proches et complémentaires des siens, Branko Milanovic ne se contente cependant pas de décrire le mouvement des inégalités, il cherche désormais à saisir le moment dans lequel se trouve l’économie mondiale. C’est l’objet ambitieux de son dernier ouvrage, Le Capitalisme, sans rival (Capitalism, Alone), qui vient d’être traduit, toujours aux éditions de La Découverte.

Branko Milanovic part d’un constat que chacun peut faire : le capitalisme est désormais le mode de production dominant sur l’ensemble de la planète. Une situation « inédite dans l’histoire », selon lui, puisqu’à chaque moment de l’histoire plusieurs modes de production concurrents auraient été en présence. Évidemment, pour s’en convaincre, il faut en passer par une tentative de définition du capitalisme, ce qui n’est pas une mince affaire.

Mais, et c’est un des grands mérites de ses travaux, l’auteur avance toujours avec un souci de précision et de se confronter aux difficultés. Cela ne donne pas toujours un résultat convaincant, mais l’ensemble est, de ce fait, parfaitement cohérent. Concernant la définition du capitalisme, Branko Milanovic mêle plusieurs traits issus de Karl Marx, Max Weber et Joseph Schumpeter : « Une production tournée vers le profit utilisant une main-d’œuvre salariée et libre d’un point de vue légal, un capital majoritairement privé et une coordination décentralisée. »

Cette définition, on le verra, peut-être certainement discutée, mais elle permet d’étayer le propos de l’économiste : les systèmes issus du modèle soviétique n’étaient pas des capitalismes et leur effondrement signe la domination mondiale du capitalisme.

L’auteur estime que cette domination « ne souffre aucune contestation » et s’accompagne de celle de « l’idéologie selon laquelle gagner de l’argent est non seulement respectable, mais aussi l’objectif le plus important de la vie des gens, une motivation comprise partout dans le monde et dans toutes les classes sociales ». Or, « cette coïncidence entre les objectifs individuels et systémiques est une des plus grandes réussites du capitalisme ». S’il rejette l’idée courante dans les cercles libéraux et conservateurs d’un capitalisme « naturel », il estime, dans la lignée d’un John Rawls, qui reste une référence régulière du livre, que le capitalisme a été le système le plus efficace pour créer les conditions de sa stabilité.

Cette domination mondiale n’est cependant pas uniforme. Branko Milanovic distingue deux grands types de capitalismes à l’heure de cet apogée. Le premier est appelé le « capitalisme méritocratique libéral » et correspond grosso modo au capitalisme occidental. C’est un système où, à la différence du « capitalisme classique », la richesse n’est pas liée uniquement aux revenus du capital, mais aussi à ceux du travail. Mais c’est aussi un système où, à la différence du « capitalisme social-démocrate », la redistribution est faible et les inégalités croissantes. Les élites économiques ont tendance à se marier entre eux et à perpétuer leur domination financière entre les générations.

Pour Branko Milanovic, la « mondialisation » rend inopérants les mécanismes de redistribution sociaux-démocrates et la mainmise des riches sur les décisions politiques via le financement des campagnes électorales. Dès lors, ce capitalisme occidental dérive vers une forme de ploutocratie qui ne dit pas son nom.

La deuxième forme de capitalisme identifiée par Branko Milanovic est ce qu’il appelle le « capitalisme politique », qui recoupe à peu près le capitalisme des pays émergents, à commencer par la Chine. Cette forme de capitalisme est perçue comme la poursuite du « communisme ». C’est d’ailleurs une des idées les plus intéressantes de l’ouvrage : la forme soviétique du communisme est conçue comme un système de transition entre des régimes féodaux ou coloniaux et le capitalisme.

Pour faire simple : le « communisme » aurait permis de briser les dominations des élites féodales et de créer l’accumulation suffisante pour la naissance d’un capitalisme national propre. C’est la raison pour laquelle le « communisme » a été plus efficace dans les pays colonisés ou sous-développés que dans des pays comme la Hongrie, la Tchécoslovaquie ou la RDA.

© DR © DR En s’effaçant, le régime communiste a donné naissance à un capitalisme particulier où l’État a un rôle central pour soutenir le développement capitaliste. Il se caractérise, selon l’auteur par une bureaucratie efficace, une autonomie de l’État vis-à-vis des puissances économiques et un état de droit inexistant.

Comme le résume Pascal Combemale qui signe une préface efficace à l’édition française : dans le type occidental de capitalisme « le pouvoir économique donne accès au pouvoir politique, dans l’autre, c’est l’inverse, mais dans les deux cas, la concentration des pouvoirs bénéficie à une élite qui tend de plus en plus à se reproduire ».

Efficace en régime de croissance, ce « capitalisme politique » est soumis néanmoins à deux contradictions fortes : celle d’une corruption endémique et d’une incompatibilité entre bureaucratie et état de droit inexistant. Branko Milanovic s’intéresse de près au cas chinois et y identifie la forte croissance des inégalités. Progressivement émerge une classe capitaliste plus riche que la classe bureaucratique, mais dont la particularité est de tout devoir à l’État. Les tensions au sein de ce capitalisme d’État sont donc légion, mais son succès économique vient néanmoins défier l’idée communément admise que capitalisme et démocratie vont de pair.

Quel monde pourra émerger de ce face-à-face ? Dans la dernière partie de son livre, Branko Milanovic s’interroge sur « l’avenir du capitalisme mondial ». Car, pour lui, il est évident que, sans rival, le système capitaliste va poursuivre sa domination. Il rejette avec force l’idée d’une quelconque alternative. Les avantages que procure le capitalisme en termes de niveaux de vie sont incomparables et nul ne serait prêt à y renoncer. Pour lui, la marchandisation est produite par les désirs des individus. Et même s’il reconnaît que cette évolution qui atteint désormais le plus intime de l’homme crée des tensions, il n’envisage aucun retour en arrière possible.

La seule question est de savoir sous quelle forme la domination capitaliste va perdurer. La première hypothèse est celle d’une confrontation entre les deux types de capitalisme par un conflit armé global. Pour l’auteur, les conditions d’une guerre sont réunies, mais ce conflit ne détruira pas le capitalisme qui permettra, si l’humanité survit à cette guerre, de reconstruire.

En cas de poursuite de la paix générale, qu’adviendra-t-il alors du capitalisme ? Branko Milanovic n’apporte pas de réponse, mais propose quelques hypothèses. Il est difficile de savoir lequel des deux capitalismes peut l’emporter sur l’autre, tant les tensions internes sont fortes et les avantages comparatifs sont équilibrés. L’hypothèse d’une fusion des deux formes dans une forme hybride, rapidement évoquée en fin d’ouvrage, semble assez séduisante au regard des évolutions récentes : tendance autoritaire et à la corruption à l’Ouest, développement d’une élite économique ailleurs.

Branko Milanovic, lui, plaiderait plutôt pour une évolution vers « un capitalisme populaire » ou un « capitalisme équitable » qui s’appuierait sur une facilitation de l’accès aux patrimoines financiers et immobiliers, mais aussi à une forte taxation de l’héritage et à des investissements massifs dans l’éducation.

L’ouvrage, dont on a proposé ici un résumé un peu superficiel, est dense et fouillé. Le chapitre sur les migrations, un des sujets de prédilection de Branko Milanovic, est très riche et stimulant. Sa division entre deux capitalismes types contemporains, qui reposent principalement sur l’opposition sino-étasunienne, est pertinente. Globalement, Le Capitalisme, sans rival est une invitation permanente à la réflexion sur l’état de notre monde et, en cela, son objectif principal est une réussite. Mais certains points semblent problématiques.

Naturalité et historicité des capitalismes

Le premier est que l’auteur semble en permanence hésiter entre l’aspect naturel du capitalisme et son aspect historique. C’est une des contradictions de l’ouvrage. D’un côté, Branko Milanovic exclut explicitement l’hypothèse naturaliste (« nombre de ces désirs sont le fruit de la socialisation »), mais il explique néanmoins la domination capitaliste par sa capacité à assurer ces désirs auxquels nul ne souhaiterait renoncer.

Mais si ces désirs sont le fruit de rapports sociaux, alors ils deviennent caducs si les rapports sociaux changent. Et s’il est impossible de changer ces désirs, donc de changer les rapports sociaux qui les créent, alors il faut revenir à l’hypothèse naturaliste.

Autrement dit : si les plaisirs de la consommation et l’appât du gain ne sont que le produit du capitalisme, ils ne sont pas plus éternels que lui. Branko Milanovic décrit très bien les tensions internes aux individus et aux cellules familiales que crée la marchandisation. En quoi le règlement de ces tensions ne deviendrait pas un désir aussi impérieux que l’accumulation absurde d’une fortune largement inutile ? En quoi le bonheur acquis par un certain « niveau de vie », calculé uniquement sur des critères monétaires, ne devrait-il pas être concurrencé par un autre ? L’hypothèse de l’auteur est que le capitalisme a triomphé grâce à sa capacité à satisfaire les désirs de richesse de la population. Mais s’il exclut le caractère inné de ce désir, comme il semble le faire par ailleurs, son hypothèse sur la résistance du capitalisme est fragilisée.

Le second point problématique est complémentaire du premier. Le triomphe du capitalisme, ou plutôt sa domination, pourrait bien être plus problématique pour le capitalisme lui-même que ce que la lecture du livre laisse penser. Toute la question est celle de la définition du capitalisme.

Celle que propose Branko Milanovic se défend, mais elle fait l’impasse sur plusieurs autres éléments centraux identifiés par Marx et certains marxistes comme Rosa Luxemburg ou Henryk Grossmann : la dynamique du capital. Pour exister, le capitalisme doit toujours s’étendre, doit toujours produire du profit. Le travail salarié, la propriété privée ou les investissements ne sont que des moyens venant servir un but : la génération de profits. Or cette dynamique est absolument exclue du livre. On ne sait pas comment le capitalisme fait ce qu’il doit faire : du profit. Et le capitalisme mondialisé ne génère pas le profit comme le capitalisme manchestérien ou le capitalisme social-démocrate. Cette différence est cruciale.

Elle est cruciale parce qu’elle est à l’origine même du phénomène inégalitaire propre au capitalisme néolibéral qui se retrouve dans les deux types de capitalisme identifiés par Branko Milanovic. En réalité, ces deux types de capitalisme, dont, au reste, on peut discuter de la pertinence (elle semble surtout valable pour les États-Unis et la Chine, même si la présidence Trump a brouillé la distinction), ne sont que les modes d’organisation sociale permettant au capitalisme de fonctionner, donc de produire du profit. S

auf que la dynamique actuelle est très inquiétante pour le capitalisme. Il est limité par la dynamique des inégalités, mais aussi par l’épuisement des gains de productivité, fait majeur ignoré par le livre, et par la crise écologique, là aussi passée sous silence ou largement sous-estimée. Or, si la capacité d’extension du capitalisme est réduite en termes de productivité, d’expansion géographique et par le réchauffement climatique, ce système ne peut survivre que par une intensification du taux d’exploitation du travail. Une intensification qui le fragilisera.

Autrement dit : la crise structurelle du capitalisme, celle qui le remet en cause, est peut-être contemporaine de son triomphe. C’est l’hypothèse que faisait dans les années 1920 l’économiste marxiste Henryk Grossmann. Plus récemment, Robert Kurz, le fondateur de la théorie critique de la valeur (la « Wertkritik ») a émis l’hypothèse dans son ouvrage Kollaps der Modernisierung (« L’Effondrement de la modernisation »), en 1991, que la chute du Mur était le signe de l’épuisement structurel du capitalisme. Le Capitole du capitalisme pourrait donc prendre les allures de roche Tarpéienne.

Il est fâcheux que Branko Milanovic n’entre pas dans une discussion sur ce sujet. Sa description de l’économie semble assez largement statique, faite de choix politiques et individuels dans le cadre immuable du capitalisme. Mais les questions centrales : génération de profit, taux de profit, l’exploitation et création de valeurs sont écartés. Cela affaiblit malheureusement le propos.

Le troisième point de discussion est celui de la nature du « communisme ». Branko Milanovic ne se pose, de ce point de vue, pas de question sur la définition du communisme. Il en fait une application pratique des théories marxistes et peut donc ainsi constater que l’échec de ces régimes conduit à une erreur du marxisme en termes de lecture historique. Si le communisme a échoué et que le capitalisme lui a survécu, alors l’idée marxiste que le communisme succède au capitalisme est fausse. Et toutes les prétendues alternatives se réclamant du marxisme sont sans objet. « C’est un système du passé, pas de l’avenir », conclut Branko Milanovic.

Soit. L’hypothèse est possible, mais elle suppose de faire l’impasse sur plusieurs éléments. D’abord, il faudrait que la lecture léniniste du marxisme soit la seule possible, qu’il y ait un lien organique entre marxisme et léninisme. Et que, au cœur de cette lecture, l’interprétation pratique faite par les régimes dits communistes soient aussi la seule. Rien n’est moins sûr. Pas plus que la lecture néoclassique d’Adam Smith (une des références régulières de Branko Milanovic) n’est la seule possible, la lecture léniniste n’est pas le destin unique et logique du marxisme.

Anton Pannekoek, astronome et penseur conseilliste néerlandais, dans un texte magnifique de 1938, Lénine philosophe, l’avait magistralement montré. Rejoignant Branko Milanovic dans sa vision du bolchevisme comme un régime nécessaire au décollage capitaliste de la Russie, il avait décrit Lénine comme un traducteur « bourgeois » de Marx. On oublie que le léninisme n’a jamais été la seule lecture du marxisme. On peut ignorer ces lectures, mais alors il faut dire pourquoi.

De quelle rivalité parle-t-on ?

Cela nous ramène au lien entre « communisme » de type soviétique et capitalisme, il est sans doute beaucoup plus complexe que celui d’une simple opposition. Les critiques trotskystes ou conseillistes ont beaucoup insisté sur le caractère « capitaliste » par essence du mode de production soviétique.

Certes, la définition qu’adopte Branko Milanovic lui permet de repousser ces régimes dans autre chose que le capitalisme, puisqu’il n’y a pas de propriété privée, ni de salariés libres, ni de décentralisation des décisions. Mais, en revanche, il existe des traits capitalistes dans ces régimes, à commencer par la nécessité de produire de la valeur, du profit qui est réinvesti pour le développement et qui nécessite précisément une forme de salariat où les rémunérations sont fixées à des niveaux permettant de réaliser les objectifs du plan, autrement dit la capacité à produire de la valeur.

Dès lors, la question serait moins de comprendre le capitalisme comme un ensemble clos, mais bien plutôt de réfléchir à l’emprise de la logique du capital conçu en temps que rapport social. C’est, d’ailleurs, la démarche d’un Marx qui utilise fort peu le terme de « capitalisme » : ce qui lui importe, c’est le fonctionnement du capital, son emprise et ses conséquences.

Pour Paul Mattick, dans Marx et Keynes (collection Tel, Gallimard), « Marx n’a pas prévu l’apparition de systèmes capitalistes d’État tels ceux qui sont aujourd’hui posés en accomplissement du socialisme marxien. Selon lui, le socialisme signifiait essentiellement la fin de la production de valeur et, du même coup, la fin des rapports de production capitalistes ».

On comprend dès lors, pourquoi ces régimes étaient appelés par leurs critiques de gauche, « capitalismes d’État », un terme que Branko Milanovic affirme avoir voulu écarter pour éviter toute confusion. Pourtant, il permet de mettre en lumière le lien intrinsèque entre les « capitalismes politiques » et les régimes bolcheviques. La différence ne serait plus de nature (l’emprise de la valeur est la même), mais de forme (élargissement de la propriété et privatisation de l’État et des profits).

D’ailleurs, Branko Milanovic reconnaît implicitement cette ambiguïté en défendant l’idée que le « communisme » a posé les conditions des capitalistes indigènes en Asie, notamment. Si ces régimes ont été les conditions de la sortie du féodalisme, c’est bien parce qu’ils avaient un caractère capitaliste. Ils ont permis, concrètement, l’accumulation du capital et l’organisation de la main-d’œuvre autour de la production de valeur. C’est finalement un mécanisme précapitaliste ou non capitaliste si on veut mais qui contient bien cette dynamique capitaliste en elle.

Dès lors, si ces régimes bolcheviques ne relevaient pas du capitalisme, ils ne sauraient être non plus du « communisme » au sens marxien du terme, autrement dit un régime où les classes sociales et l’exploitation auraient disparu. Et dès lors que ce n’est pas du communisme, il est difficile d’écarter l’hypothèse de Marx d’un dépassement du capitalisme parce qu’il est devenu global. Peut-être au contraire, ce dépassement est d’autant plus d’actualité que le capitalisme a rempli sa « mission historique » : le développement des forces productives à un niveau suffisant et à un stade mondial.

L’aspect « sans rival » du capitalisme triomphant est donc problématique. La lecture de Branko Milanovic qui consiste à prétendre que les systèmes économiques ont toujours été en concurrence est problématique. Il n’est pas certain que les capitalistes des temps féodaux aient eu conscience de présenter un système rival. Souvent, leurs bénéfices leur servaient à mieux s’intégrer dans le monde féodal et à jouer sur les critères de ce monde plutôt qu’à en imposer d’autres.

Dans un texte récemment traduit, L’Origine du capitalisme (Lux) l’historienne canadienne décédée Ellen Meskens Wood expliquait ainsi comment Venise et les Pays-Bas n’ont pas participé au développement capitaliste, mais ont plutôt cherché leur intégration dans le monde féodal. Et s’il a existé alors des modes de production divers, il n’est pas certain qu’ils aient été rivaux. Le système économique chinois a-t-il été une menace pour le féodalisme occidental ou inversement ?

La vision d’un capitalisme ayant besoin d’un rival pour succomber semble issue d’une téléologie de la guerre froide. Mais les régimes s’effondrent surtout sous le poids de leurs propres contradictions. C’est leur incapacité à fonctionner dans leur mode, et à évoluer pour subsister, qui donne naissance à des systèmes alternatifs, puis à des rivalités. Or c’est bien ici que revient la question des difficultés actuelles du capitalisme : est-on bien certain que la ploutocratie décrite par Branko Milanovic est tenable alors même que le bonheur des populations pourrait bien se trouver ailleurs ?

La crise sanitaire vient d’ailleurs montrer que tout ne peut pas s’acheter et que les défis liés à l’exploitation de la biodiversité et au réchauffement climatique ne peuvent être résolus par une marchandisation qui est la cause de ces problèmes. Incapable de relever ces défis, le capitalisme va se trouver sous pression. Et devra faire face à des alternatives, à plus ou moins long terme.

Il faut se garder comme de la peste des visions déformantes de l’histoire. Au XIIIe siècle, nul n’aurait pensé que Venise ou les banquiers lombards représentaient des « alternatives » ou des « rivaux » au monde féodal. Ce système a même su évoluer, en s’appuyant sur l’État pour survivre pendant cinq siècles, jusqu’à ce qu’une alternative s’impose plus ou moins consciemment, le capitalisme.

Pour cette raison, ce livre donne un sentiment d’inachevé. Certes, Branko Milanovic ne défend pas explicitement le caractère éternel du capitalisme, mais il refuse de penser que son dépassement est possible, surtout dans une optique socialiste ou écologique. Il fait alors l’impasse sur le mouvement réel du capitalisme, celui qui trahit un épuisement qui laisse apparaître tous les scénarios envisagés comme des impasses et qui nient les réflexions autour d’une éventuelle renaissance d’une autre forme de socialisme. Pourtant, cette pensée est riche en France comme dans les pays anglo-saxons.

Tout ceci donne à la lecture un goût d’impuissance, de désabusement et in fine de conservatisme. Les propositions d’un capitalisme « populaire » ou « égalitaire » s’appuient sur des réformes globalement peu convaincantes dans la dynamique actuelle du capital. Pour être réalisés sérieusement, ces projets nécessiteraient sans doute des changements plus ambitieux reposant sur la remise en cause de la domination du capital dans tous les domaines de la vie. Branko Milanovic propose de rendre la prison du capital plus agréable. Mais une fois son livre achevé, on a envie d’ouvrir les fenêtres dans l’espoir que cette prison ne soit pas éternelle.


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