Les mouvements sociaux préparent la rentrée en France (ATTAC)

mardi 18 août 2020.
 

A l’occasion de la crise de la covid-19 s’est affirmé un rapprochement entre organisations syndicales et associatives, qui s’est traduit par la publication d’une tribune, d’une pétition puis d’un plan d’urgence intitulé « Plus jamais ça ! 34 mesures pour un plan de sortie de crise » signé par ActionAid, Alternatiba, les Amis de la Terre, Action non violente COP21, Attac, la CGT, la Confédération Paysanne, la Convergences nationale pour les services publics, la Fondation Copernic, Droit Au Logement, la Fédération Syndicale Unitaire, Greenpeace, Notre Affaire à tous, Oxfam France, Reclaim Finance, l’Union syndicale Solidaires, l’UNF, l’UNL, Youth for Climate, 350.org

Animateur·rices d’Attac France, Julien Rivoire et Aurélie Trouvé représentent leur association au sein de cette coalition. Ils reviennent pour Contretemps sur cette dynamique unitaire « Plus jamais ça ! », ses enjeux, ses limites et ses liens avec le champ politique. Il et elle parlent ici en leur nom propre.

Contretemps : Au sein de cette coalition, plusieurs organisations ont particulièrement œuvré à des rapprochements et à un travail commun qui sont antérieurs à la crise du Covid-19. Pouvez-vous nous expliquer quelle a été la genèse de tels rapprochements et en quoi cela constitue une expérience relativement inédite ?

Julien Rivoire et Aurélie Trouvé : Le croisement des questions écologiques et sociales était en germe bien avant 2020 et s’est traduit notamment au moment de la COP21 en 2015 avec la formation d’une coalition syndicalo-associative en vue de préparer les mobilisations parallèles à la COP, même si à ce moment-là on avait du mal à incarner clairement une perspective écologique et sociale. Depuis la fin des années 2000, Attac s’inscrivait par ailleurs dans les mouvements pour la justice climatique qui existent dans différents pays, et du travail collectif avait été abattu sur l’articulation des questions écologiques et sociales.

Après 2015, cela s’est traduit par un travail commun entre syndicats et association autour d’une plate-forme et d’un rapport Un million d’emplois pour le climat en France, à l’image de ce qui existait déjà dans les pays anglo-saxons. Mais même si à l’époque, il y a eu des volontés, les mobilisations sociales et les mobilisations environnementales restaient chacune dans leurs couloirs. Il y a eu ensuite des accélérations avec l’approfondissement de la crise climatique et la massification du mouvement pour le climat qui interpellent fortement les syndicats, et puis le mouvement des Gilets Jaunes, qui touche à la fois les syndicats et les mouvements environnementaux ; Greenpeace par exemple multiplie des prises de positions en faveur des questions sociales, et assume le fait qu’il n’y aura pas d’avancée sur la question climatique sans prise en compte des enjeux sociaux.

Donc avant tout, c’est l’impact des mouvements d’ampleur dans la société qui percutent les organisations. Il y a aussi des effets liés à des directions d’organisation, des équipes militantes, voire des personnes, des configurations internes qui ont permis cette accélération, d’où parfois une difficulté à inclure dans cette volonté l’entièreté des organisations respectives, même si des dynamiques locales existaient déjà également. C’est ainsi que 8 organisations ont commencé à se rencontrer fin 2019, marquant une volonté de travail en commun au moment de Davos.

La crise du Covid-19 a ensuite bouleversé l’agenda et a conduit l’alliance initiale de 8 organisations (quatre syndicats, FSU, CGT, Solidaires, et Confédération Paysanne, et quatre associations Attac, Greenpeace, Oxfam, et Les Amis de la Terre) à s’élargir pour publier une tribune le 27 mars et lancer un appel « à toutes les forces progressistes et humanistes […] pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral ». A la suite de cette prise de position, une pétition pour défendre des mesures urgentes et de plus long terme a été initiée, et atteint aujourd’hui près de 200 000 signatures. C’est dans la foulée, que le collectif Plus jamais ça ! a publié le 26 mai dernier un plan de sortie de crise, 34 mesures pour engager une bifurcation écologique et sociale.

Comment passe-t-on maintenant de cette volonté de responsables d’organisations à une prise en charge par l’ensemble des militant-e-s, et au-delà par la population ? C’est l’enjeu pour la dynamique Plus jamais ça ! dans les prochains mois, de savoir amplifier les initiatives locales en germe, puisque nous recensons une trentaine de collectifs locaux actuellement.

Ce n’est cependant pas la seule ni la première initiative en ce sens. Dans le mouvement associatif et syndical, déjà des tentatives de convergences sont apparues, avec d’autres orientations. Comment cela a-t-il été perçu ?

En effet, il y a eu avant Plus Jamais ça !, par exemple, ce qu’on appelle le pacte Hulot-Berger, ou pacte du pouvoir de vivre, initié par la CFDT et la Fondation Nicolas Hulot (FNH), rassemblant le pôle réformiste du syndicalisme et toute une série d’associations qui ne se limitent pas aux environnementalistes. Si les associations environnementales avec lesquelles on travaille ont fait le choix de Plus jamais ça !, c’est que le mouvement des Gilets Jaunes a arbitré en interne des débats qu’elles avaient sur le rapport au changement systémique. Ça les a percutés et a consolidé l’idée qu’on n’y arrivera pas dans le cadre du système et avec des solutions marchandes.

Très concrètement, la taxe carbone et les solutions de marché sont apparues comme un risque de nourrir un sentiment populaire anti-écologiste, parce que ce sont les plus pauvres qui payent, et donc qu’il faut construire d’autres solutions. Il y a aussi eu des évolutions dans la CGT, notamment lors du dernier congrès fédéral, préexistant à Plus jamais ça !, avec des débats sur les enjeux environnementaux et la création, pour la première fois dans l’histoire de ce syndicat, d’une commission écologie.

Le pacte Berge-Hulot, d’une certaine façon, a aussi été un déclic supplémentaire, parce qu’il nous a poussés à faire des propositions à nos partenaires sur le changement de système. Et un dernier élément important, notamment dans Attac, c’est la façon dont les choses se passent dans d’autres pays, à la fois du côté des coalitions écologico-sociales, notamment autour de la création des emplois verts, et à propos des débats sur le Green New Deal aux États-Unis.

Ces avancées ne sont-elles pas aussi une réponse à la crise que les organisations – notamment syndicales – connaissent, et qui appelle un besoin de se réinventer face à un épuisement de l’action syndicale telle qu’elle a longtemps existé ?

En effet, et cette ouverture, on ne la ressent pas seulement dans le cadre de Plus jamais ça ! Elle a aussi été présente dans les mobilisations sur les retraites, avec une ouverture sur les mouvements sociaux, des actions communes, des recherches d’alliances nouvelles, ce qui avait été déjà symboliquement marqué en 2016 lorsque Philippe Martinez était venu à Nuit Debout.

Comment la crise du Covid-19 a provoqué une accélération de ces processus ?

C’est vrai que jusqu’à la crise du Covid, on n’était pas du tout dans le même rythme. Mais à un moment donné, des organisations se sont rendues compte que cette crise nécessitait d’accélérer les croisements économique, social, environnemental. Et très rapidement dans les discussions de directions, quelque chose est revenu très vite : il ne faut pas qu’on se plante comme en 2008.

Le slogan « Plus jamais ça ! » ne concerne pas seulement la crise sanitaire et l’incapacité de l’État à faire face, mais c’est aussi une manière de dire qu’il faut être à la hauteur car les effets du confinement vont être socialement terribles et que la stratégie du choc néolibérale va continuer, qu’on a donc besoin d’offrir d’autres voies de sortie et d’autres perspectives ; c’est donc “plus jamais” ces années d’austérité qu’ils nous promettent, plus jamais la relance d’un modèle insoutenable sur le plan écologique.

C’est là que la question des articulations entre temps court et temps long, réponses immédiates et réponses de plus long terme, se pose très rapidement et concrètement. Une des clés de cette dynamique, c’est qu’on est partis du fond de nos propositions avec un premier texte qui pointe les responsabilités de ce gouvernement et des précédents, ainsi que la crise d’un système néolibéral et productiviste. D’où une alliance solide formée sur une base d’idées claires et radicales.

Ce qui a rendu visible, au moins médiatiquement, ce cadre d’alliances, c’est la publication d’un plan d’urgence de 34 mesures. Ce n’est pas la première fois qu’existe un catalogue de revendications. En quoi ce plan peut-il être utile, quelle démarche cherche-t-il à mettre en œuvre ? Comment faire pour que ça soit davantage qu’une tribune commune ?

Un des points de départ de ce plan de sortie de crise, c’est la volonté de ne pas se cantonner au commentaire ni être fixé sur l’agenda du gouvernement. Il fallait donc qu’on arrive à dire quelles mesures on veut porter sur des dimensions sanitaires, sociales, écologiques et de financement. Il fallait donc développer une démarche politique à partir de nos analyses et nos revendications, avec des organisations qui n’ont pas nécessairement l’habitude de cette démarche.

Cela permet d’incarner plus concrètement des éléments de rupture avec le système, même s’ils sont incomplets : rupture avec les logiques libérales de financement par le marché ; rupture avec le productivisme sur quelques éléments… On a essayé d’aller au-delà des mots d’ordre et des slogans, avec un élément important clarifiant les lignes politiques, c’est le rapport aux modes de financement des politiques publiques. Parce que la fiscalité est un des enjeux majeurs, qui trace des lignes de démarcation, ce qui explique que parmi les discussions qu’on ait eues, celle sur la taxe sur les transactions financières a été un peu difficile, alors qu’on aurait pu attendre des débats plus compliqués sur d’autres questions.

L’évidence pour tout le monde qu’il fallait faire ce travail programmatique est aussi liée à l’incurie de la gauche politique et à son incapacité à avoir un discours fort du fait de sa fragmentation, chacun restant dans son entre soi. Il y avait donc la volonté dans les mouvements sociaux de ne pas attendre ad vitam aeternam que ça avance. Donc on prend nos responsabilités pour montrer la possibilité d’un chemin différent, même si ces 34 mesures ne font pas forcément rêver, ça permet de montrer qu’il y a une alternative entre l’extrême-droite et le néolibéralisme de Macron.

Le fait que, parmi cette diversité d’organisations, on arrive à se mettre d’accord sur toute une série de questions, qui ne concernent donc pas seulement un domaine particulier, est assez inédit. C’est sans doute la première fois qu’existe un embryon de programme politique porté à la fois par les organisations qui se battent sur la contradiction capital-travail et celles qui se battent sur la contradiction capital-nature. Et c’est important de parler de ces contradictions, ce qui dessine des options différentes dans les mouvements syndicaux et associatifs.

Greenpeace ou les Amis de la Terre reconnaissent cette contradiction entre le capitalisme et la défense des écosystèmes, ce qui n’est pas le cas d’autres organisations environnementales, et on arrive à se retrouver parce qu’on est d’accord sur l’analyse de ces contradictions avec d’un côté le vivant et le travail, et de l’autre le capital. On part donc d’un même logiciel.

Une des limites de ce plan d’urgence qui a déjà été pointée, c’est la question démocratique, alors qu’on assiste depuis quelques années à une montée de ces enjeux (Gilets Jaunes, Convention Citoyenne pour le Climat…), à un désir démocratique pouvant s’exprimer également comme critique des organisations traditionnelles. Cette question démocratique constitue-t-elle un impensé des organisations ou du moins cela révèle-t-il une certaine difficulté ?

La construction de Plus jamais ça ! s’est faite sur l’articulation entre urgence sociale et climatique, à la suite des mouvements climat, gilets jaunes, retraites… C’est vrai que derrière ces mobilisations, la question démocratique n’est jamais loin, mais chaque chose en son temps. On va sans doute y être confrontés avec ce que le gouvernement va annoncer suite à la Convention Citoyenne pour le Climat et s’il organise un référendum. Mais ces manques sont aussi inscrits dans une histoire de séparation du travail politique entre les mouvements sociaux et les partis politiques.

Ce n’est pas nécessairement un impensé, et d’ailleurs dans le plan de sortie de crise il y a des éléments sur la réappropriation de notre avenir en tant que salarié-e-s, sur le contrôle de la production, et tout ce qui touche à la démocratie sociale, bref ce qui concerne le champ d’activité des syndicats. Mais sur le champ de la démocratie institutionnelle, consciemment ou inconsciemment, pour les organisations du mouvement social, c’est perçu comme n’étant pas vraiment notre affaire, et relève du travail des partis politiques. On voit bien qu’il y a des gros problèmes démocratiques, que la Cinquième République est une catastrophe, mais on travaille sûrement trop peu ces questions.

Et pourtant, les problématiques écologistes sont aussi très institutionnalisées, comme on le voit avec la Convention Citoyenne pour le Climat ou avec l’Affaire du siècle avec les usages du droit ; il y a des organisations qui ne sont pas déconnectées des pratiques institutionnelles…

En effet, c’est quelque chose qui avait été pointé notamment par la Ligue des Droits de l’Homme, la nécessité de retravailler sur les questions institutionnelles, sur la notion de droits, sur l’architecture du droit international… Mais cette faiblesse collective est liée à la nature des organisations les plus investies dans Plus jamais ça !, qui traitent peu de ces enjeux.

On voit aussi que de nombreuses organisations ne sont pas forcément à l’aise avec la revendication de référendum d’initiative citoyenne portée par les Gilets Jaunes, avec peut-être deux raisons : l’une est liée à l’histoire de la gauche anticapitaliste traditionnelle, qui pense les questions de droits et les problèmes institutionnels comme secondaires par rapport à la contradiction capital-travail ; et la seconde liée à la séparation entre le politique et le social.

Pour autant, on envoie des messages sur le plan démocratique, d’une part sur la nécessité de s’emparer de ce plan d’urgence, d’en faire un outil de débats, d’autre part de ne pas limiter nos approches politiques à chacune de nos organisations mais de faire avec d’autres, de confronter les approches et les cultures militantes pour construire ensemble. Ne serait-ce que vis-à-vis de la gauche politique, ça envoie un message sur la méthode.

A la sortie du confinement, les mobilisations les plus visibles ont été les mobilisations antiracistes, ce qui était très largement imprévu. Or, ce côté imprévu des mobilisations caractérise la période contemporaine. Une autre dimension à souligner est le caractère transnational de ces mobilisations récentes, ce que soit les mobilisations populaires, féministes, climatiques ou antiracistes. Ce double caractère des mobilisations, international et souvent construit à côté des organisations, a-t-il des effets sur la culture des organisations et sur la façon dont elles se vivent par rapport aux formes diverses de contestations ?

Il s’agit d’abord d’agir pour légitimer ces mouvements et leur apporter notre soutien, ce qu’on a fait à Attac avec les Gilets Jaunes en insistant sur les exigences sociales et écologiques qu’ils portaient, alors qu’au début des réticences s’exprimaient et se braquaient sur la taxe carbone.

Le fait qu’on appuie ces mobilisations a joué un rôle positif, de même qu’à l’occasion de la manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, c’était important que les organisations soient là, ou encore lors de la première manifestation post-déconfinement le 11 mai, contre les violences policières. Ce n’est pas ça qui fait que les mobilisations soient massives, mais qu’il y ait déjà un appui, c’est très positif, on ne va pas se substituer aux collectifs et organisations qui font ce travail, notamment antiraciste, tant mieux si ça nous dépasse, mais au moins on a ce rôle de soutien.

Par ailleurs, il faut faire attention à ne pas voir dans le passé une époque où les organisations encadraient les mobilisations d’ampleur, avec un comité central qui déclenche et organise les mouvements sociaux. D’ailleurs dans la période récente des mobilisations contre les réformes de retraites, le mouvement social plus “traditionnel”, l’intersyndicale, a eu une vraie fonction pour rythmer le calendrier, mais les forces et limites du mouvement résident aussi dans l’auto-organisation, l’émergence d’initiatives qui dépassent le calendrier de nos organisations, la capacité ou non à mettre en mouvement bien au-delà des forces militantes des organisations.

L’autre aspect, qui marche aussi bien pour les Gilets Jaunes que pour les mobilisations antiracistes, c’est l’impact des réseaux sociaux qui permettent d’autres modes de mobilisation. Bien sûr, les militant-e-s antiracistes sont aussi structuré-e-s en organisations pérennes, avec un long travail de mobilisation préalable aux initiatives de rue massives. C’est le cas par exemple du collectif Adama, de collectifs de familles contre les violences policières, mais elles n’ont pas nécessairement de dimension nationale, et l’usage des réseaux sociaux, notamment, permet d’avoir un poids sur l’ensemble du territoire.

On retrouve d’une certaine façon des dynamiques similaires dans les mouvements féministes où existent de fortes mobilisations sans de grandes organisations nationales qui les chapeautent. Pour les organisations, notamment syndicales, cela pose nécessairement des questions culturelles : comment accompagner des mobilisations et leur être utiles sans se sentir menacées par des mouvements plus spontanés, construits autour de coordinations locales ?

Les mouvements syndicaux et sociaux se trouvent face à une autre difficulté : développer un cadre revendicatif peut être vu comme des demandes faites à l’État d’accéder à ces demandes. Mais après trente ou quarante ans de contre-réformes libérales et de défaites sociales, peu de gens croient à la possibilité que Macron ou un autre satisfasse même à minima quelques revendications. Les stratégies révolutionnaires sont certes peu audibles, mais d’un autre côté, on peut se dire qu’adresser un plan de revendications au pouvoir date d’une autre époque. Que faire alors de ces revendications face à un État néolibéral autoritaire ?

Nous ne pouvons résumer notre plan de sortie de crise à une adresse au gouvernement. Ces revendications sont là pour être reprises et portées dans les mobilisations, alimenter la construction d’un rapport de force. On ne fait pas du lobbying auprès du gouvernement, on a fait le choix de la confrontation. On agit donc au sein de ce rapport de forces, à partir de la nécessité de changer de logiciel, de gouvernement et de façon de diriger l’État. Il s’agit d’ailleurs de distinguer l’État, ses institutions, en partie contradictoires car issues des rapports de force dans la société, et le gouvernement néolibéral de Macron.

L’autre question qui se pose à nous concernant la prise en compte plus ou moins importante des questions liées à l’État, c’est la capacité des mouvements à faire vivre la politique en dehors de toute référence à l’État ou à la politique institutionnelle. Les traditions des mouvements sociaux en France ne sont pas porteuses d’une très grande pratique d’auto-organisation sociale dans les territoires, qui permettrait de gagner l’hégémonie culturelle autrement que par la seule opposition aux politiques gouvernementales et des revendications en matière de politiques publiques.

Il y a une vraie faiblesse de ce côté-là, même si des militant·e·s sont impliqué·e·s dans des pratiques locales et radicales comme la Zad, des alternatives locales et concrètes… Dans la période récente, il y une sensibilité qui se développe et des expériences comme le réseau covid-entraide, les brigades de solidarité populaires, ou encore quelques initiatives comme celle de la confédération paysanne distribuant des paniers alimentaires aux soignant.es de Lyon en lien avec la CGT Santé, et qui questionnent la réappropriation de la politique localement, dans les quartiers, au-delà des cercles convaincus…

On est sans doute issus d’une gauche plus “étatiste”, même si ce n’est pas le bon mot, en tout cas une gauche qui a des difficultés à articuler son opposition aux politiques néolibérales avec des alternatives et solidarités concrètes. On peut travailler avec des organisations dont la spécialité est la solidarité concrète, comme Emmaüs ou ATD-Quart Monde, mais c’est vrai que les organisations regroupées dans Plus jamais ça ! n’ont pas porté un message commun sur la mise en œuvre d’actions concrètes de solidarité, même si nombre de militant-e-s étaient impliqué-e-s dans ce type d’actions ; et il y a là sans doute un problème de tradition et de culture, qui ont pu exister à certaines époques, notamment dans la sphère communiste, mais qui se sont effilochées.

À l’international, des mouvements évangélistes ou de l’islam politique, opposées aux nôtres par leurs valeurs et objectifs, montrent que des stratégies de conquêtes adossées à des pratiques sociales d’entraide, de prise en charge des besoins de la population face aux défaillances des États peuvent être gagnantes. Cela devrait nous interpeller si nous ne voulons pas que les mouvements de la gauche sociale et politique ne décrochent encore davantage au sein des classes populaires, d’autant que l’État néolibéral se traduit par la destruction des systèmes de protection sociale.

Néanmoins, dans une situation où les forces militantes ne sont pas extensibles, on a du mal à agir sur tous les tableaux. Il ne s’agit évidemment pas de déserter le terrain de la confrontation avec les politiques gouvernementales, mais il y a sans doute des alliances politiques à construire ou à renforcer avec des réseaux qui se développent depuis quelques années et qui ont eu un rôle très positif durant le confinement.

La question du rapport à l’État demeure donc difficile, et est souvent rabattue sur la question gouvernementale et du champ politique. On a pu remarquer à l’occasion de la publication du plan de sortie de crise Plus jamais ça !, que les partis politiques de gauche manifestaient un certain intérêt pour cette démarche. Sans trop caricaturer, on pourrait penser que le schéma implicite, c’est que les mouvements sociaux proposent des mesures, les partis politiques acquiescent avec plus ou moins d’enthousiasme à ces propositions, puis se présentent avec ce programme plus ou moins remanié en 2022.

Quel est l’état des discussions à ce sujet, avec une histoire compliquée en France des rapports entre d’un côté les mouvements sociaux (notamment syndicaux) et de l’autre le champ politique ? Comment construire l’autonomie de nos mouvements et la non-ingérence du politique sans se désintéresser de ce qui se passe dans le champ politique ?

La seule chose sur laquelle on ne souhaite pas agir directement, ce sont les recompositions des partis politiques, même si indirectement, on espère qu’on aura un poids, parce qu’aujourd’hui c’est la Bérézina. On fait donc de la politique, on agit sur les rapports de force, et on espère que ça aura aussi des effets sur la gauche politique, sur la façon dont elle sera organisée, dont elle fonctionnera. Si dans six mois on se rend compte qu’il y a quatre, cinq ou six candidatures à gauche, que la gauche n’arrivera jamais au pouvoir et que le champ politique nous conduit à l’extrême-droite au second tour voire au pouvoir, peut-on s’interdire a priori d’intervenir ?

Par rapport à des débats anciens sur l’autonomie du mouvement social, les organisations et les militant-e-s souhaitent conserver leur indépendance ; l’exemple de la Grèce et la conduite du pouvoir par Syriza montrent la nécessité de l’indépendance des mouvements sociaux vis-à-vis du champ politique. Mais dans le même temps il n’y a pas la promotion d’une autonomie totale vis-à-vis de la politique. Cela rejoint la question des défaites et de la succession de luttes sans victoires, et le fait que Macron n’a aucun intérêt à lâcher du lest sur sa gauche parce qu’il ne voit aucune menace de ce côté-là.

Cela renvoie aussi au débat sur les institutions de la Cinquième République et le pouvoir d’autant plus fort du président suite à la mise en œuvre du quinquennat, qui crée un système institutionnel hyper puissant aux mains d’un pouvoir politique minoritaire, ce qui pose un problème pour les mouvements sociaux. Ce constat conduit à ne pas se désintéresser de la question politique, y compris du champ politique, sans pour autant qu’il y ait à ce stade de réponse très précise. Mais il y a des évolutions. Avec ce programme d’urgence, on fait des propositions politiques, on invite les organisations politiques, on peut avoir des échanges avec eux, à partir de nos idées et nos propositions, plutôt que de parler des petites recompositions organisationnelles.

En effet, les partis politiques de gauche se sont montrés intéressés par la démarche de Plus jamais ça !, en même temps qu’apparaissent d’autres propositions ; on ne voit pas pour autant, du moins pour le moment, quelles dynamiques politiques, et électorales, cela enclenche. Une des réponses possibles serait de ne pas attendre de recomposition de cette gauche éclatée mais de faire d’autres propositions directement sur le champ politique, avec des candidatures issues des mouvements sociaux.

Aujourd’hui, notre objectif est de répondre à des besoins politiques, sociaux, programmatiques, qui dépassent 2022 et les échéances électorales. Travailler à des réponses écologiques et sociales qui soient portées par des mouvements et des luttes collectives, ce n’est pas réductible à l’agenda électoral. En ce sens, Plus jamais ça ! n’est pas un espace de recomposition de la gauche pour 2022, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas avoir des effets sur le champ politique, sur les batailles idéologiques…

On peut préférer que les partis de gauche se réunissent autour de Plus jamais ça ! plutôt que sur les propositions portées par le pacte Hulot-Berger, le centre de gravité n’est pas le même. Il n’en demeure pas moins que l’échéance de 2022 est extrêmement importante, avec un risque d’extrême droite au pouvoir dans un moment où des logiques factieuses se développent dans la police, ou une droite néolibérale décomplexée. Cinq ans de plus de Macron, ça peut être terrible pour l’ensemble de la société, un vrai coup de bambou pour les mouvements sociaux.

En ce sens, le calendrier électoral ne peut être un impensé pour nos mouvements. Il y a un vrai sentiment de peur qui nous parcourt, y compris pour les générations à venir, qui peut se vivre sur un mode défensif – on ne veut ni Macron ni Le Pen –, ce qui ne fait pas un programme politique. Pour nous, c’est notre capacité à peser sur les rapports sociaux qui va faire qu’on est utile ; ce n’est pas notre capacité à faire s’unir telle ou telle personnalité de gauche. Les responsables de gauche nous entendrons si on contribue à faire descendre dans la rue des millions de personnes, si on fait des propositions incisives et anti-systémiques.

Pour le moment, Plus jamais ça ! se résume à une dynamique d’organisations, c’est positif mais limité, et ça doit donc maintenant irriguer l’ensemble de la société, qu’on occupe l’espace public ; ça va être de plus en plus essentiel.

Vous avez évoqué les enjeux idéologiques. On est aujourd’hui quelques semaines après le jour d’après (le confinement), rien n’a changé, comme prévu. Quelles sont les batailles idéologiques de l’heure ?

L’emploi et la transition écologique. Au vu des licenciements en cours ou à venir, l’effet sur la société va être énorme. L’enjeu va être de rendre réaliste la possibilité de faire du plein emploi à partir des services publics et de la transition écologique, tout en désinvestissant des activités polluantes. Ce qui n’efface pas les autres questions, notamment l’antiracisme et le féminisme, mais qui doivent être aussi l’occasion d’un élargissement de nos alliances.

Il pourra y avoir aussi des batailles idéologiques sur la dette et le financement des États, même si pour l’instant ce n’est pas encore une question massive dans le débat public. Il faudra voir s’il y a un aussi fort chantage à la dette et à l’austérité qu’en 2008. En France les entreprises du CAC 40 ont perdu 40 milliards d’euros de marges en deux mois de Covid-19. Le capital a cédé pendant deux mois sur le fait que la vie valait plus que les profits, maintenant ils vont vouloir récupérer : destructions d’emplois, baisses des salaires, effets sur les finances publiques, cadeaux aux entreprises sans conditionnalité ni contreparties…

Une des difficultés pour nos mouvements, est de savoir défendre ensemble tous les emplois, ou tous les salarié-e-s, avec un projet de transformation du système productif. C’est sans doute l’enjeu majeur, et les réponses immédiates ne sont pas simples. Ça va être très compliqué dans les prochains mois de tenir un discours écosocialiste au vu de l’ampleur de la crise sociale. Il y a un vrai risque que les questions environnementales et climatiques passent à la trappe, même si on sait que le capitalisme peut aller très loin dans la destruction de la nature.

Pour autant, les évènements climatiques en cours dans certaines parties du monde, en Sibérie par exemple, peuvent aussi provoquer des catastrophes telles cet été que cette question-là sera inévitable. Comment alors tirer la sonnette d’alarme, appuyer très fort sur la pédale de frein du productivisme destructeur, et construire nos alternatives ? C’est tout l’enjeu des semaines et mois à venir.

Aurélie Trouvé et Julien Rivoire, Contre temps, 7 juillet 2020

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