Après le Brexit, Londres risque de devenir un « super-paradis fiscal »

mercredi 5 février 2020.
 

Alors que s’ouvre mardi le sommet de Davos, un collectif d’activistes organisait, vendredi 17 janvier, une déambulation dans les rues de la City, à Londres, pour alerter sur l’impact du Brexit sur la lutte contre les paradis fiscaux et l’accroissement des inégalités. Tous redoutent de voir Londres se transformer en « Singapour-sur-Tamise ».

Le rendez-vous a été fixé à l’entrée du London Bridge, sous une sculpture monumentale en forme d’aiguille tournée vers le ciel. C’est l’une des portes d’entrée de la City, cette enclave de l’industrie financière en plein cœur de la capitale britannique, qui s’étend, plantée de gratte-ciel de verre, de l’autre côté de la Tamise. C’est aussi tout près d’ici que se trouvent les locaux du cabinet d’audit PriceWaterhouseCoopers, où a travaillé le Français Antoine Deltour, l’un des lanceurs d’alerte à l’origine des LuxLeaks.

Ils sont une vingtaine d’activistes à avoir bravé les bourrasques de vent glacial, vendredi 17 janvier en fin d’après-midi, pour se lancer dans cette visite guidée un peu particulière. Le « Brexit Tax Haven Walking Tour » est ouvert aux journalistes comme aux passants les plus curieux. Quatre arrêts sont prévus au cours de la déambulation, et autant d’intervenants différents, pour un seul objectif : alerter sur les dangers de l’après-Brexit, dans la lutte contre les paradis fiscaux.

Tous les participants en sont convaincus : le gouvernement de Boris Johnson va jouer la carte du dumping fiscal et réglementaire, après le 31 janvier, et renforcer un peu plus le statut de paradis fiscal de la City. C’est le grand rêve de certains des Brexiters les plus acharnés et nostalgiques de l’Empire : profiter de la sortie de l’UE pour transformer Londres en un « Singapour-sur-Tamise ». Même le conservateur pourtant modéré Jeremy Hunt, lorsqu’il était ministre des affaires étrangères, s’était rendu à Singapour en janvier 2019, pour nouer un « partenariat stratégique » avec la cité-État d’Asie du Sud-Est [1].

Le groupe de militants traverse le pont, puis remonte la King William Street, jusqu’à rejoindre la statue équestre du duc de Wellington (connu pour avoir « battu » Napoléon à Waterloo). Sur cette place emblématique, la Royal Exchange, première Bourse de Londres, flanquée de colonnes néoclassiques – aujourd’hui reconvertie en centre commercial –, fait face aux bâtiments de la toute-puissante Banque d’Angleterre, une ancienne banque privée nationalisée en 1946, sous l’impulsion du gouvernement travailliste de Clement Atlee.

John Christensen, patron de l’ONG Tax Justice Network et figure de la bataille contre l’évasion fiscale depuis le début des années 2000, prend la parole. Il s’en prend aux « néolibéraux allergiques à toute régulation » qui gouvernent d’après lui la Banque d’Angleterre et en vient à évoquer le Brexit.

« Notre nouveau ministre des finances est un banquier venu de Deutsche Bank, qui a fait la plupart de sa carrière de banquier à Singapour dans la gestion de comptes off-shore, assure Christensen. Il relit chaque année La Grève d’Ayn Rand, pour se rappeler ses valeurs [2], partisane d’un État minimal]]. C’est un libertarien ultra, qui ne croit ni dans la régulation, ni dans l’impôt. »

Sajid Javid, né en 1961, fils d’un immigré pakistanais, a quitté le secteur bancaire en 2009 pour se faire élire député l’année suivante. Favorable au maintien du Royaume-Uni dans l’UE en 2016, cet admirateur de Margaret Thatcher [3] est aujourd’hui devenu l’un des partisans les plus féroces du Brexit, en même temps que l’une des figures clés du nouveau gouvernement. Il présentera son premier projet de budget pour le pays en mars.

Un bonnet noir vissé sur sa tête, carnet de notes en main, Christensen s’emporte : « Nous redoutons que Boris Johnson recule sur des régulations européennes comme l’échange d’informations [financières entre pays – ndlr] ou la publication d’informations sur les compagnies, et sur les trusts en particulier, le véhicule préféré de l’élite britannique. Tout cela constitue une grave menace, pas seulement pour l’UE, mais pour le reste du monde : il s’agit d’entraîner tout le monde, des États-Unis à Hong Kong, dans une course vers des standards de plus en plus bas. »

Les spécialistes de la City, à l’instar de Nicholas Shaxson, auteur du best-seller Treasure Islands (2009) [4], décrivent un fonctionnement en « toile d’araignée ». Comme l’avait confirmé en 2016 la publication des « Panama Papers », la première place financière au monde s’est spécialisée dans la gestion, via des fonds alternatifs ultra-sophistiqués, de capitaux venus de paradis fiscaux extraterritoriaux, qui sont parfois d’anciennes colonies du pays : îles Caïman, Jersey, île de Man, Bermudes, etc.

Londres va-t-elle se spécialiser un peu plus dans la gestion opaque des pétrodollars du Proche-Orient et des fonds d’oligarques russes dans la foulée du Brexit, quitte à se montrer plus complaisante qu’elle ne l’est déjà envers l’argent sale ? D’après une étude de l’ONG Global Witness publiée en mars 2019, pas moins de 87 000 propriétés de luxe au Royaume-Uni, dont 10 000 environ sur la seule circonscription londonienne de Westminster, sont détenues par des sociétés écrans enregistrées dans des paradis fiscaux. Des actifs valorisés à presque 120 milliards d’euros environ. La tendance, veut croire Christensen, va encore s’accélérer cette année.

« Est-ce que tout cela servira l’économie britannique ? Pas le moins du monde, prévient Christensen. Les gens de la City seront sans doute encore plus riches. Ils attireront encore plus d’oligarques et de multinationales avides de payer moins d’impôts. Mais l’immense majorité de la population s’en tirera moins bien. […] Notamment parce que les services publics seront moins bien financés. »

La visite guidée dans le Square Mile, l’autre nom de la City, reprend. Les gratte-ciel des environs se vident doucement, les portes tournantes des halls en verre fonctionnent à plein régime. À quelques pas du Royal Exchange, sous la statue d’une femme anonyme aux allures de pietà, Susan Himmelweit, du collectif Women’s Budget Group [5], rappelle à quel point les failles dans la taxation des multinationales fragilisent d’abord les femmes au sein de la société britannique. Elle aussi assure que « le Brexit va aggraver les choses », y compris en matière d’égalité hommes-femmes.

Le groupe se remet en marche, longe les bâtiments de la Banque de Chine pour déboucher sur un parvis, le long de Gresham Street, flanqué d’une église du XVIIe siècle et d’un parc de bureaux. Ce sont les bâtiments de la City o

f London Corporation, l’autorité administrative de la City, décrite par ses adversaires comme un État dans l’État. « Le cœur noir du Royaume-Uni, si puissant qu’il échappe à toute obligation de rendre des comptes », avait écrit Georges Monbiot [6], chroniqueur vedette du Guardian, en 2011.

La plupart des représentants locaux, au sein de cette méconnue Corporation, qui rappelle un peu le fonctionnement des guildes médiévales, ne sont pas élus par la population mais par les entreprises enregistrées sur la circonscription – en clair, des banques et autres sociétés financières. Pour ne rien arranger, le Parlement de Westminster ne détient aucune autorité, en théorie, sur cette assemblée. Ses adversaires l’accusent de laisser prospérer l’opacité qui permit à la City de prendre son essor.

Au tour de l’activiste éthiopien Dereje Alemayehu de prendre la parole, devant l’administration locale. Il dirige l’Alliance mondiale pour la justice fiscale0 [7]. D’après une étude de l’Union africaine, entre 30 et 60 milliards de dollars échappent chaque année à l’Afrique, évaporés dans des paradis fiscaux. Ces chiffres vont augmenter après le Brexit, redoute Alemayehu.

« Votre ancien premier ministre David Cameron ne ratait jamais une occasion de critiquer la corruption des chefs d’État africains et leurs collections de Ferrari. Mais pourquoi ne parlait-il jamais des intermédiaires qui permettaient cette corruption ? Pourquoi n’a-t-il pas adopté des mesures, à l’époque, pour freiner ces mécanismes ? », lance Alemayehu.

Ces militants ne croient plus, à court terme, à un changement de cap au Royaume-Uni. Johnson et ses alliés ont remporté les élections législatives de décembre, avec une majorité nette qui leur donne les pleins pouvoirs à Westminster [8]. Mais ils exhortent les Européens à ne rien lâcher sur les questions fiscales dans les négociations qui vont s’ouvrir en février, pour définir la « nouvelle relation » entre Londres et Bruxelles.

Mais tout n’est peut-être pas encore joué à Londres. Au-delà du slogan facile du « Singapour-sur-Tamise », les obstacles pour transposer le modèle de la cité-État au Royaume-Uni sont nombreux [9]. Les deux économies n’ont ni la même histoire ni le même poids. Quant au régime autoritaire en vigueur à Singapour, il semble tout simplement impossible à implanter à Londres.

À court terme, Johnson est attendu au tournant sur l’enjeu clé de l’impôt sur les sociétés. Actuellement à 19 % (contre 12,5 % en Irlande, et au moins 28 % en France), il devait être abaissé à 17 % durant l’année 2020. Mais Boris Johnson a dû s’engager, durant la campagne des législatives, à reporter cette baisse, afin de conserver quelques marges de manœuvre budgétaires pour financer la création d’emplois dans l’hôpital public, en proie à une crise historique.

Ludovic Lamant


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message