La criminalité financière en col blanc

lundi 15 juillet 2019.
 

Table ronde avec Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire de la police nationale et criminologue (1). Noël Pons, ancien inspecteur des impôts, fonctionnaire au service central de prévention de la corruption (SCPC) (2). Pierre Lascoumes, directeur de recherche au CNRS, docteur en droit et diplômé en sociologie et criminologie (3).

Rappel des faits Affaire Karachi, affaire Woerth-Bettencourt, affaire Sarkozy-Kadhafi, et bien sûr affaire Cahuzac, la Ve République croule sous les affaires politico-financières qui mettent à mal jusqu’à la démocratie même 
de notre pays…

Derrière l’avalanche de ces crimes financiers, une autre vérité s’impose peu à peu au regard du tout-venant  ; derrière un système de plus en plus opaque, une sorte de superclasse diluée dans les sphères économiques, médiatiques, financières 
et politiques semble détenir les dés pipés du Monopoly national et international dont ils détiennent seuls les règles du jeu. Cette accumulation des affaires, de plus en plus mal vécue par les citoyens, a une double conséquence immédiate  : la tentation 
du «  tous pourris  » relayée par une extrême droite aux aguets, et pire encore un désintéressement à la vie politique en elle-même. Telle est la conséquence de ce que l’on doit bien appeler aujourd’hui la corruption des élites.

Avec l’affaire Cahuzac, 
le concept de crime 
en col blanc est au cœur de l’actualité. Comment définiriez vous ce concept  ?

Pierre Lascoumes. La notion de «  white collar crime  » a été inventée par le sociologue américain Edwin Sutherland, en 1939. Le terme est ambigu, dans la mesure où, à l’origine et dans beaucoup de travaux ultérieurs, il s’agit de désigner les formes de transgression commises par les élites sociales dans le cadre d’entreprises. C’est l’objet initial de Sutherland. Il vise des organisations (des systèmes de pouvoir, de prise de décision) déviantes ou délinquantes et non une catégorie de personnes. Mais la criminologie classique nous a tellement inculqué que la dangerosité est générée par des individus que c’est surtout le sens individualisant de «  criminel en col blanc  » qui est, à tort, le plus souvent repris. Jérôme Cahuzac entre dans cette catégorie en tant que membre de l’élite sociale et politique. S’il est mis en cause, à ce jour, en tant que fraudeur fiscal individuel, les enquêtes en cours montreront s’il appartenait ou pas à des réseaux ayant fourni des capitaux pour exercer de l’influence et facilité leur dissimulation par des opérations de type blanchiment d’argent.

Jean-François Gayraud. En créant le concept de crime à col blanc, Edwin Sutherland affirme d’abord que les élites, qu’elles soient politiques, économiques ou financières, ont une criminalité. Ensuite, il affirme que la criminalité ne peut s’identifier seulement aux «  basses classes sociales  » – ou perçues comme telles –, c’est-à-dire les «  cols bleus  », qui commettent surtout des crimes de rue, violents. Enfin, il définit la criminalité des élites  : elle est opportuniste et en lien direct avec leur profession  ; elle est quasi invisible socialement et judiciairement  ; les criminels en col blanc ne se perçoivent pas comme des déviants. Cependant, Edwin Sutherland a été mal lu et parfois pas du tout, seul l’expression de white collar crime ayant été retenue. J’en veux pour preuve qu’il classait certaines formes de criminalité des élites dans la catégorie du «  crime organisé  », alors qu’habituellement l’«  organized crime  » était un concept «  réservé  » aux gangsters traditionnels. Sutherland a donc l’intuition que les cols blancs sont capables de commettre leurs crimes n’ont pas seulement de manière isolée et occasionnelle, mais de manière associative et pérenne. En reprenant le fil historique de cette pensée, je crois qu’il y a aujourd’hui une hybridation ou une convergence croissante entre le crime organisé traditionnel et le crime en col blanc. C’est pourquoi j’ai proposé le concept de «  criminalité organisée en col blanc  » pour rendre compte des comportements criminels de plus en plus systématiques et associatifs des élites économiques et financières, souvent en coopération avec des politiques et avec le milieu criminel traditionnel.

Noël Pons. Parler de «  crime en col blanc  » fait prendre conscience d’un glissement d’une prédation entre affairistes vers une prédation des États et des populations, grâce au développement professionnalisé de la fraude fiscale et des spéculations. La présence d’«  entrepreneurs politiques  », qui accompagnent cette dérive par leurs propres connivences dans une sorte de «  corruption douce  », a fortement contribué à cette prise de conscience. L’affaire Cahuzac fait de nous les témoins d’une invraisemblable litanie de scandales bancaires, industriels ou politiques qui n’ont pratiquement jamais de trêve  ; elle constitue le point d’orgue de ces manipulations, en attendant la suivante  ! Elle touche un ministre du Budget qui a eu une activité dans des cabinets ministériels, concerne la fraude fiscale, met en évidence les liens entre l’industrie et le politique, tout cela étant parfaitement camouflé. Elle pointe les paradis fiscaux et le savoir-faire des avocats, comptables et banquiers qui accompagnent ces dérives. En fait, elle éclaire ce qui semble être le quotidien d’une élite sans conscience. Cette affaire est le symbole des «  années fric  », des années de mépris de la part d’une élite. Ne nous y trompons pas, Jérôme Cahuzac ne doit pas être la victime expiatoire, à l’instar de Madoff, c’est le système qui est en cause, c’est lui qu’il faut recadrer.

Le capitalisme ne porte-t-il pas en soi les racines de la corruption des élites  ?

Jean-François Gayraud. Le capitalisme est par nature changeant, évolutif, adaptatif  : il a eu et aura encore de nombreux visages de prédation au cours de l’histoire et dans l’avenir. Ce que je constate, c’est que le monde post-guerre froide fait émerger une forme spécifique de capitalisme – à la fois mondialisé, financiarisé et dérégulé à l’excès –, qui me semble particulièrement criminogène, pas «  criminel  », c’est-à-dire porteur d’incitations et d’opportunités inédites à la commission de crimes par les élites. Il y a dans cette forme particulière de capitalisme des dynamiques prédatrices redoutables, et même frauduleuses. Je sais que les économistes, par positivisme étroit, se refusent souvent à intégrer les considérations pénales et criminologiques dans leur observation «  objective  » des faits. Ils ont tort, car ils se coupent ainsi d’une partie du réel. Afin d’explorer les dynamiques criminelles d’une partie de ce capitalisme, il faut interroger le «  système de formation des élites  », en particulier le mode de financement des campagnes électorales, le rôle des lobbys et la pratique du pantouflage en France. Comment et par qui toutes ces lois de dérégulation criminogènes sont-elles votées  ? Telle est la question de fond qui est au cœur de la crise des subprimes apparue aux États-Unis. La crise financière, qui a muté en brutale crise économique et sociale, fonctionne comme une mise à nu d’un pouvoir oligarchique. Passons, par exemple, au tamis la crise grecque et que verrons-nous, sous la loupe de la criminologie  ? Des élites politiques corrompues  ; une banque d’investissement, Goldman Sachs, qui truque des comptes publics et une bourgeoisie pratiquant la fraude et l’évasion fiscales à grande échelle.

Noël Pons. Marx avait pressenti que ce système mourrait de ses contradictions et de ses exagérations. Ce ne sont pas les règles du capitalisme qui posent problème, c’est l’absence de règles qui entraîne l’éclatement du système. Plusieurs faits concomitants dans une période courte ont accéléré l’évolution vers un capitalisme financier bâti sur la connivence et la corruption de l’élite. Les dérégulations engagées au cours des années Reagan et Thatcher ont ouvert des opportunités illimitées à des personnes obnubilées par la recherche du «  fric  ». Dans nombre de formations et d’écoles de commerce, les élèves apprenaient que «  greed is good  » (l’avidité est bonne), et le principe de Mandeville suivant lequel «  les vices privés font le bien public  ». La mondialisation constitue un accélérateur conséquent, qui développe les échanges dans un cadre de législations asymétriques, de paradis fiscaux et réglementaires et en l’absence de tout contrôle efficace. De plus, les montages s’apprennent au contact des pairs délinquants. Par ailleurs, la complexité des opérations a déjà absorbé la finance, le négoce financier algorithmique et la manipulation des algorithmes la rendent incontrôlable et dangereuse, le système est devenu si complexe que ce sont les programmes qui prennent les décisions dans une logique impénétrable. Dans ce capitalisme de connivence, l’accaparement des richesses au plan personnel au détriment de toute notion d’intérêt général est devenu le but ultime.

Pierre Lascoumes. Le capitalisme ne fait que maximiser des pratiques qui s’observent sous presque tous les régimes politiques. Les régimes «  de type communiste  » ont aussi montré que l’accaparement du pouvoir et les fonctionnements sociaux basés sur des clans, de quelque nature qu’ils soient, suscitent aussi diverses formes d’atteinte à la probité  : enrichissement personnel, détournement de biens publics, trafic d’influence sur les décisions.

Ce qui est en cause, ce n’est pas l’idéologie, mais les conditions de l’exercice du pouvoir, l’existence de contre-pouvoirs et le degré de contrôle exercé sur les dirigeants.

De quels outils dispose aujourd’hui 
la République pour lutter contre 
ce genre de crime  ?

Noël Pons. La République française ne disposait, jusqu’à la fin 2011, que de moyens peu efficaces. Les réponses aux demandes internationales d’informations étaient plus qu’aléatoires, il n’existait pas, au plus haut niveau politique, de volonté réelle de lutter contre ce fléau et les outils n’étaient pas conçus pour cette lutte. Mais l’installation d’un cadre international d’échange automatique de données fiscales sur les ouvertures de comptes et les avoirs détenus à l’étranger est positive, même si elle ne concerne encore pas les trusts. Les pays qui ne se conformeraient pas à cette obligation seraient inscrits sur la liste noire synonyme de contrôles approfondis des opérations effectuées. Un changement des règles permettant aux entreprises de déplacer leurs profits semble acquis. La diffusion de données par le système OffshoreLeaks et les travaux des ONG peuvent également entraîner un réflexe de crainte susceptible de pousser à une régularisation volontaire des avoirs. Le Parlement français a voté un certain nombre de textes en complément de ceux qui ont déjà été adoptés en 2012. Ils permettent de poursuivre les fraudeurs de manière plus aisée  : des techniques spéciales d’enquête pourront être pratiquées, certaines prescriptions ont été allongées, les sanctions sont plus dissuasives. Des poursuites contre l’évasion fiscale des grandes entreprises ont été engagées dans plusieurs pays. Des actions de lobbying majeures seront initiées pour bloquer ces avancées et la formation au contrôle des montages novateurs est incontournable.

Pierre Lascoumes. La France ne manque ni de règles ni d’institutions pour lutter contre la délinquance des élites dirigeantes politiques et économiques. Ce qui fait défaut, c’est, tout d’abord, la volonté politique et, ensuite, l’attribution de moyens pour mettre en œuvre les dispositions légales. Cela reste un non-dit, mais ces formes de transgression sont considérées comme des atteintes mineures à l’ordre public, comme des transgressions de second rang. Les élites sociales bénéficient en pratique d’une présomption d’honnêteté. Il faut des circonstances bien spécifiques pour qu’elles soient mises en cause publiquement. Et l’accusation est vite retournée contre ceux qui prennent l’initiative des révélations.

Ensuite, les fonctionnaires en charge de la surveillance et de la sanction des comportements sociaux (de la sécurité au travail au financement de la vie politique) et surtout ceux qui sont à des postes hiérarchiques décisionnaires sont peu formés et peu sensibilisés au traitement des formes complexes de transgression. Démonter une organisation frauduleuse est toujours une activité coûteuse en temps, incertaine quant à ses résultats et risquée par la confrontation aux réseaux de pouvoir

Jean-François Gayraud. La France a la chance historique de posséder un État digne de ce nom, certes imparfait, mais globalement compétent, disposant de normes sophistiquées et de fonctionnaires honnêtes. Il s’agit d’un bien précieux, fruit de siècles de construction patiente. La question des outils est cruciale, mais il y a un préalable  : la prise de conscience. Il faut donc avoir l’énergie et le courage d’identifier les problèmes, de les analyser sans détours ni conformisme ou crainte révérencielle. Sans un diagnostic honnête, il ne peut exister de guérison durable. L’État doit donc s’interroger sur ses priorités stratégiques réelles  : non pas celles diffusées par la presse sous le coup de l’émotion ou de la routine, mais celles, parfois invisibles et dérangeantes, venant durablement perturber nos sociétés. A-t-on compris que la finance – légale et illégale – représente désormais un enjeu stratégique majeur pour la souveraineté nationale  ? Là est la question.

(1) Auteur de la Grande Fraude. 
Crime, subprimes et crises financières, 
Odile Jacob, 2011.

(2) Coauteur de la Corruption des élites, 
Odile Jacob, 2012.

(3) Auteur d’Une démocratie corruptible, arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts, Seuil, 2011.

Entretiens réalisés par 
Stéphane Aubouard, L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message