Irak : la mobilisation contre le gouvernement a repris dans le sang

mercredi 4 décembre 2019.
 

« Ils ont volé nos droits, ils doivent tous dégager » : les jeunes exaspérés dans le sud de l’Irak. A Bassora, dans une région qui fournit 90 % des exportations pétrolières du pays, le chômage et la violence des milices ont poussé les habitants à la révolte.

Une épaisse fumée se dégage de pneus en flammes à la sortie de Bassora, la grande ville du Sud irakien. Des dizaines de jeunes hommes, certains masqués de foulards et de capuches, un bâton à la main, bloquent l’accès des véhicules vers le port d’Oum Qasr, à soixante kilomètres au sud. L’ambiance est tendue, la foule en rage défiante face aux visages étrangers, ce 18 novembre au matin.

Un mois et demi après le début de la contestation contre le pouvoir, ils veulent durcir le mouvement : imposer la grève générale et bloquer l’entrée du seul port d’importation du pays et des installations pétrolières qui truffent le paysage désertique. « C’est la seule façon pour que ce gouvernement de voleurs nous entende ! Ils doivent tous dégager : le gouvernement, le Parlement et le conseil provincial. Les manifestants se font tirer dessus, arrêter, kidnapper », crie Abou Ali, la voix étouffée par sa cagoule.

L’ouvrier de 22 ans fait la liste des plaies qui accablent cette région à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate, pourtant assise sur une véritable richesse d’or noir : les pénuries d’eau et d’électricité, des services de santé et d’éducation en désuétude, le fléau des drogues, le manque de logements et surtout d’emplois. Alors que Bassora fournit 90 % des exportations pétrolières du pays – qui tire de 85 % à 90 % de ses ressources du pétrole, soit 79 milliards de dollars (71,4 milliards d’euros) prévus en 2019 avec 3,88 millions de barils par jour –, un tiers de ses jeunes sont au chômage. Ils composent la moitié des 4,5 millions d’habitants de la province.

Délogés par la force

Les compagnies pétrolières internationales emploient surtout des cadres étrangers et une main-d’œuvre venue d’Asie, plus malléable et moins chère, au mépris des quotas de travailleurs irakiens imposés par la loi. Le reste des emplois du secteur, et dans les autres industries de la région, est une manne que se partagent les partis religieux chiites et leurs milices qui règnent en maître sur Bassora depuis 2003. « Les compagnies pétrolières, le port et l’aéroport sont contrôlés par les partis, ils se remplissent les poches et prennent des commissions sur les contrats. C’est une corruption en millions de dollars », accuse Abou Ali. Il dénonce leur complicité dans la mainmise accrue de l’Iran. « L’économie iranienne dépend de nous. Pour pouvoir importer ses biens de consommation et développer ses sociétés, l’Iran détruit notre agriculture et nos industries », abonde Ali, un ouvrier de 53 ans.

Depuis 2011, Bassora vit au rythme des manifestations. Après celles de l’été 2018, suscitées par les pénuries d’eau et d’électricité, qui ont fait vingt et un morts, la mobilisation a repris le 1er octobre. Partie de Bagdad, elle a gagné le Sud chiite avec les mêmes demandes : la chute du « régime » et la fin de l’ingérence étrangère. Réunissant de quelques centaines à plusieurs milliers, parfois, de manifestants, place Al-Bahariya, au centre de Bassora, le mouvement vivote, bridé par la répression et la menace des milices chiites qui tiennent la ville. Du 29 octobre au 7 novembre, des centaines de jeunes des villes périphériques ont aussi paralysé le port d’Oum Qasr, avant d’en être délogés par la force.

« On ne trouve pas de travail au port. Tous les travailleurs viennent d’ailleurs, par relations ou en payant des pots-de-vin »

Enhardis par le soutien renouvelé du haut dignitaire du clergé chiite, l’ayatollah Ali Al-Sistani, au mouvement, ils ont repris leur blocage, dimanche. L’appel à une grève générale du chef populiste chiite Moqtada Al-Sadr, qui compte de nombreux partisans à Bassora, a étoffé leurs rangs. « On ne bloque que quelques heures. On laisse passer les vivres et les médicaments mais pas les camions-citernes de pétrole des partis. C’est le jeu du chat et de la souris avec les forces anti-émeute », reconnaît Haïder, un activiste de 33 ans de Oum Qasr, sur le sit-in à l’entrée du port. Ils ont été échaudés par les heurts meurtriers des 5 et 6 novembre avec les forces fédérales, qui ont tiré à balles réelles pour les disperser.

« Un Etat dans l’Etat »

Dans une maison en parpaings nus d’un hameau de Oum Qasr, Taha est alité dans le salon, des pansements sur le ventre. La balle qui lui a transpercé le corps a épargné de justesse les organes vitaux. Le jeune chômeur de 27 ans dit avoir été pourchassé par les forces d’élite de la police. « Je demandais juste mes droits et un boulot. On ne trouve pas de travail au port. Tous les travailleurs viennent d’ailleurs, même d’autres provinces, par relations ou en payant des pots-de-vin », dit le jeune homme, au chômage comme 6 000 jeunes d’Oum Qasr.

Haïder, le militant, acquiesce. De 2007 à 2013, employé au port, il dit avoir été témoin du contrôle des partis, quai par quai : « Le 19 est à Asaib Ahl Al-Haq, le 17 à Nujaba, le 6 aux Atabat [l’administration des lieux saints chiites], Saraya Al-Salam en a aussi. » En 2013, il a obtenu un emploi dans une société pétrolière turque par wasta (« relations »). D’autres paient, dit-il : de 1 000 à 1 500 dollars pour être chauffeur, agent de propreté ou garde de sécurité. « Même les veuves des employés d’Oum Qasr vont toucher leur pension au bureau de la milice Asaib Ahl Al-Haq et non à la société. C’est un Etat dans l’Etat », dit-il.

Après la mort d’un jeune de 17 ans dans les heurts, le 5 novembre, le gouverneur de Bassora, Asaad Al-Eidani, a engagé des tractations avec les habitants de Oum Qasr. Dans sa résidence au bord du Chatt Al-Arab, il montre fièrement la vidéo de sa rencontre, « sans gardes de sécurité », avec les manifestants. « Nous allons donner 1 000 emplois dans le port, la municipalité et les services de la province, promet-il : aux jeunes, pas aux partis ou aux tribus. » Haïder reconnaît le travail effectué par le gouverneur depuis l’été 2018 mais, dit-il, la réalité des tractations est autre. « Les chefs de tribu ont passé des accords avec lui pour obtenir des emplois contre l’arrêt des manifestations. Ils ont retiré leurs jeunes, du coup on est moins nombreux », dit-il.

Assassinat d’un couple de militants

Ces promesses ne satisfont plus les contestataires. Elles avaient été nombreuses en 2018. « Les 10 000 emplois promis par le gouvernement ne sont pas matérialisés », reconnaît le gouverneur. Il promet davantage. « Je vais créer 30 000 emplois dans les écoles, la mairie et les services publics. J’ai en projet la construction de 140 écoles, cinq hôpitaux, des infrastructures pour l’eau, l’électricité, les télécommunications et 40 000 unités de logement. Ça prendra cinq ans », plaide-t-il. Mais les contestataires veulent davantage : la fin de l’emprise des « partis-milices » et de la répression policière qui a déjà, selon eux, coûté la vie de vingt-six « martyrs ».

Plusieurs incidents meurtriers ont émaillé la contestation, dont l’assassinat d’un couple de militants, Hussein Adel Madani et Sara Madani, à leur domicile, par des hommes armés non identifiés, le 3 octobre. Cet assassinat n’a étonné personne au vu du climat d’insécurité qui règne avec les milices, les tribus et les gangs criminels. Depuis 2018, les menaces se sont amplifiées. « Les gens ont peur de manifester, dit Ahmed, un activiste. Les milices menacent nos vies : elles kidnappent et tuent. On veut qu’elles rentrent chez elles en Iran et laissent l’Irak tranquille. »

Hélène Sallon (Envoyée spéciale à Nadjaf (sud de Bagdad)


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