Irak : « C’est l’effondrement de l’appareil d’Etat qui permet la guerre civile et non l’inverse » (par HARLING Peter, dans La Libre Belgique)

samedi 10 juin 2006.
 

Les communautés chiite et sunnite sont-elles désormais géographiquement complètement séparées à Bagdad ?

Le processus de décantation sectaire de Bagdad est en grande partie achevé, à quelques exceptions près. Cependant, il faut éviter de caricaturer cette « géographie sectaire » de la ville. On est loin de se retrouver avec une rive sunnite et l’autre chiite. Il y a encore de larges enclaves chiites sur la « rive sunnite » et inversement.

Les Etats-Unis ont lancé en février un important plan de sécurité destiné à faire diminuer la violence et les attentats à Bagdad. Plus de 80.000 hommes, soldats américains et soldats et policiers irakiens, sont actuellement déployés dans la capitale. Cette opération massive a-t-elle ramené la sécurité ?

Il y a des zones relativement calmes. Le plan de sécurité de Bagdad a porté quelques fruits, qui sont toutefois assez superficiels à mon avis. Mais la vie reprend dans certains quartiers. Des quartiers chiites ont continué, notamment le grand quartier chiite de Sadr City, à connaître une situation quasiment normale avec quelques attentats espacés. Mais les gens pouvaient sortir faire leurs courses, travailler dans le quartier, etc. C’est moins vrai des quartiers sunnites qui ont été soumis à une très forte pression de la part de la coalition et de l’appareil de sécurité irakien et qui sont assez dépeuplés aujourd’hui.

La coalition se montre incapable de mettre en oeuvre une politique homogène qui engloberait l’ensemble des quartiers de la ville. Vous avez une sorte d’attention fluctuante de la part de la coalition qui se concentre sur des points chauds. Un certain nombre de quartiers sunnites qui constituaient des fiefs de l’opposition armée voit toujours une présence, réduite mais visible, de cette opposition dont certains des membres continuent à circuler librement.

La ville connaît donc aujourd’hui un calme relatif mais extrêmement précaire dans la mesure où les différentes cibles du plan de sécurité se sont fondues dans la nature, que ce soient les principaux groupes armés sunnites ou les milices chiites. Tous ont pris une décision de redéploiement dans les zones de vide créées par la concentration de l’attention et des ressources américaines dans la capitale. Les groupes armés cherchent à éviter la formation de front, des pertes coûteuses, sachant que ce plan de sécurité a toutes les chances d’être un phénomène assez éphémère.

Les violences dans Bagdad sont-elles essentiellement de nature « religieuse » ?

La frontière entre criminalité, résistance et terrorisme est assez floue. Que ce soit du côté chiite ou du côté sunnite, on rackette des commerçants et la population en général, au nom de leur protection. Aucun de ces acteurs, de ces groupes armés ne peut prétendre à la pureté. Notamment, les escadrons de la mort exécutent des Sunnites et ensuite revendent leurs voitures, s’approprient leurs biens. Il y a toute une industrie qui se met en place dans ce contexte de guerre civile et qui rend le conflit très largement indépendant de ressources extérieures.

La situation de Bagdad se retrouve-t-elle dans le reste du pays ?

Ca dépend des zones. On peut vivre tout à fait normalement dans certains gouvernorats, à Kout, par exemple, petite ville provinciale où les gens ont souvent du mal à croire les histoires qu’ils entendent de la part de gens venant de Bagdad. Au Kurdistan, il y a aussi des zones d’un calme remarquable. La situation est extrêmement grave à Bagdad et dans les gouvernorats sunnites, surtout dans la province d’al-Anbar où la population vit dans des conditions effroyables, sans aucun service public, avec des attentats quotidiens, c’est certainement la partie du pays où la situation est la pire.

Quelle identité prédomine aujourd’hui chez un Irakien ?

Je crois qu’on se situe dans différents niveaux de discours. Beaucoup d’Irakiens font part de leur attachement à l’unité de l’Irak, à une identité irakienne qui transcenderait les clivages entre sunnites et chiites. Et dans le même temps, ils sont animés d’énormément de préjugés à l’égard de l’autre et ont tendance à rechercher la protection des groupes armés de leur confession.

Il y a aussi l’identité tribale traditionnelle. Peut-elle être vue comme un contre-poids de nature à apaiser le conflit inter-confessionnel ?

Les tribus jouent un rôle secondaire. Sous l’ancien régime, le pouvoir des chefs de tribu leur était concédé par le pouvoir central qui leur fournissait un certain nombre de ressources, que ce soit du prestige, des armes, des emplois pour les membres de la tribu dans l’appareil de sécurité ou ailleurs. Ces tribus qui étaient soutenues par le régime, se sont retrouvées démunies et désorientées à la chute de celui-ci. Dans l’ensemble, il ne faut pas exagérer l’importance des tribus qui, dans la période d’après-guerre, tendent à rechercher des ressources auprès des acteurs politiques de premier plan dans les partis et les groupes armés. Elles jouent plutôt un rôle secondaire et vendent leurs services au plus offrant.

Quelle cause mettriez-vous le plus en avant dans le déclenchement des violences entre Chiites et Sunnites ?

Il y a une multitude de facteurs à prendre en compte. Un facteur important est l’introduction d’une notion de représentativité sectaire au sein du dispositif politique. L’occupant américain a pris pied en Irak avec un esprit déjà empreint de toutes sortes de préjugés, d’idées reçues sur la nature du régime, la nature de la société irakienne. Ces idées reçues ont été, finalement, assez rapidement réappropriées par la population irakienne. Il y a d’autres facteurs à prendre en compte. Certaines portions de l’opposition armée ont tout à fait contribué à l’éclatement d’une guerre civile en perpétrant des attaques aveugles contre la population chiite.

Que penser de ces opinions selon lesquelles le déchirement entre Chiites et Sunnites a été provoqué volontairement par les Etats-Unis, notamment afin de justifier leur présence et de faciliter le contrôle d’un Irak écartelé (diviser pour mieux régner) ?

C’est quelque chose qu’on entend énormément de la part des Irakiens qui ont besoin désespérément de faire sens, de rendre compte de la tragédie qu’ils connaissent. Ils ont tendance à voir les Américains comme plus machiavéliques qu’ils ne le sont réellement. Le fiasco irakien découle d’énormes bévues, d’erreurs de jugement, de politiques erronées et certainement pas d’une vision réfléchie, une espèce de tentative de « diviser pour régner ». C’est plutôt le résultat d’une politique extrêmement mal pensée, justement.

Comment est perçu le gouvernement irakien auprès des communautés sunnites et chiites ?

De façon extrêmement contrastée par les différentes composantes de la population irakienne. Pour ce qui est de la population arabe sunnite, c’est un gouvernement qui est perçu comme un gouvernement sectaire, chiite, adossé à l’Iran, envisageant une vraie politique de génocide, c’est un terme que l’on peut entendre de la part de la population sunnite.

Pour ce qui est de la population chiite, c’est un gouvernement qui a déçu dans la mesure où il a été incapable de restaurer un semblant d’ordre et de sécurité, de remettre en fonctionnement les services publics, etc. Mais en même temps, c’est un gouvernement qui est perçu comme élu démocratiquement, légitime en ce sens. Un gouvernement aussi qui assure une forme de protection de la population chiite et qui exerce, au nom de la population chiite, un pouvoir qui leur a longtemps été dénié.

C’est évidemment un gouvernement extrêmement polémique et qui ne peut pas prétendre au statut de gouvernement d’union nationale comme il se présente souvent lui-même et comme il est présenté par l’administration Bush.

Les rébellions armées chiites et sunnites constituent-elles des entités homogènes ?

Non. Au sein de l’opposition armée sunnite, vous avez, en gros, deux tendances. Une tendance islamiste qu’on ne peut pas tout à fait décrire comme nationaliste dans la mesure où c’est une tendance qui commet aussi des crimes à l’encontre de la population sunnite, des crimes qui alimentent cette dynamique de guerre civile, et à terme de partition de l’Irak. Mais une tendance qui exprime son attachement à l’Irak en tant qu’entité. D’autre part, vous avez une tendance islamiste de type djihadiste qui n’envisage l’Irak que comme un terrain de bataille dans lequel porter le djihad à l’encontre des Américains, un djihad qui s’exporterait ailleurs dans la région.

Cela crée des frictions qui sont tempérées par une certaine dépendance mutuelle. La première tendance a besoin de la seconde dans la mesure où les djihadistes ont accès à des sources de financement qui sont utiles à l’ensemble de l’opposition armée, dans la mesure aussi où ce sont les djihadistes qui mènent aujourd’hui la plupart des attentats, des opérations de type suicide à Bagdad et sans eux, la capitale serait plus ou moins perdue par l’opposition armée. Il y a une espèce d’alliance, d’unité tactique qui n’empêche pas l’existence de tensions extrêmement fortes mais qui a toutes les chances de survivre au moins quelques temps.

Du côté chiite, vous avez des tendances extrêmement différentes. Un bon exemple est le retrait des ministres sadristes du gouvernement dominé par d’autres partis chiites comme l’Assemblée Suprême pour la Révolution Islamique en Irak, le parti Darwa du Premier ministre Maliki. Vous avez des visions assez différentes parmi les chiites sur la question du fédéralisme par exemple. À Bassorah, vous avez une aspiration très répandue pour une forme de fédéralisme assez souple, une forme de décentralisation de l’autorité centrale, avec beaucoup plus d’autonomie au niveau de la gestion des affaires locales. L’Assemblée Suprême pour la Révolution Islamique en Irak aspire, lui, à la formation d’un grand bloc chiite qui rassemblerait l’ensemble des gouvernorats du sud de l’Irak. Vous avez aussi d’autres tendances qui rejettent le principe du fédéralisme.

Est-ce que le retrait des ministres sadristes constitue une grave menace pour le gouvernement ?

Je ne pense pas que le retrait des sadristes soit un facteur susceptible de provoquer la chute du gouvernement.

On a souvent l’impression ici en Occident que les Chiites sont pauvres et opprimés et les Sunnites aisés et dans l’élite. Est-ce vrai ?

Cela ne correspond pas à une vérité historique. La très grande majorité de la population chiite d’Irak faisait partie du parti baas d’avant-guerre. Vous avez eu par exemple des tribus entières qui ont collaboré activement avec le parti, au détriment d’autres tribus, d’autres fractions de la population chiite. L’idée selon laquelle l’ancien régime était un régime exclusivement sunnite martyrisant les Chiites est une simplification. On ne peut pas nier le fait qu’il y avait une sur-représentation des Sunnites au sein de l’appareil d’Etat. Si on prenait le profil des ministres, avant-guerre, il y avait plus de Sunnites que de Chiites. Au sein de l’appareil de sécurité aussi il y avait une majorité de Sunnites. Mais si on commence à rentre dans les nuances, on se rend compte que c’est un régime qui fonctionnait sur le mode de la compromission massive de la population irakienne dans son ensemble. Avec des tribus kurdes, par exemple, proches aujourd’hui du gouvernement irakien, qui ont joué un rôle ambigu dans les années 80, au moment de la guerre entre l’Irak et l’Iran.

Peut-on dresser un profil-type de l’insurgé irakien sunnite ?

Non, c’est extrêmement varié. Il y a toute sorte de profils possibles. On peut dire qu’il y a eu un changement dans le profil du commandement d’un groupe comme Al Qaida. Initialement, il était essentiellement dirigé par des vétérans, ce qu’on appelle les Arabes afghans, c’est-à-dire des vétérans de la guerre de libération de l’Afghanistan à l’époque de l’occupation soviétique. Cette génération de commandants expérimentés a largement été éliminée, soit capturée, soit tuée, soit forcée à la fuite. Et a été remplacée par une génération beaucoup plus jeune d’Irakiens, moins expérimentée, ne disposant pas, dans certains cas, de la même vision politique, ne faisant preuve d’aucune nuance dans leur façon de gérer leurs relations avec la population, ce qui les fragilise d’ailleurs. Donc, vous avez des évolutions de ce type là. Maintenant, c’est très difficile de dresser le profil-type d’un insurgé.

Se dirige-t-on vers une partition pure et simple de l’Irak ?

Personne ne voit cette solution comme souhaitable. Les Etats-Unis ont cherché récemment à construire des murs séparant les quartiers et ça a provoqué une réaction très forte de la part de la population de Bagdad, malgré les tragédies quotidiennes qu’elle connaît. Cela reste un tabou. Maintenant, c’est une solution qui me paraît de plus en plus probable et qui risque de se réaliser dans les faits, que les Irakiens le veuillent ou non.

Il faut être prudent. Une partition en trois grandes zones (sunnite, kurde et chiite), c’est beaucoup trop propre pour être réaliste. Toute partition sera très sanglante et donnera lieu à des combats enragés. On peut plutôt s’attendre à une espèce de fragmentation de l’Irak, sachant que dans chacun de ces trois grandes zones apparaîtront d’autres formes de violence qui ont déjà lieu aujourd’hui à Bassorah où les enjeux sont très différents de ceux de la capitale. On assiste là-bas à une lutte fratricide entre milices chiites pour un contrôle des ressources locales que ce soit le trafic du pétrole, les institutions de l’appareil d’état, etc.

C’est vraiment une violence multiforme qui s’exerce à différents niveaux. À Bagdad, évidemment, la dynamique de guerre civile occulte les autres formes de violence : la criminalité, l’intimidation de la population civile par des partis de même confession, la compétition violente entre différents groupes armés de même confession, etc. Donc, ces formes de violence sont pour l’instant occultées mais elles ont toutes les chances de réapparaître si la question de la guerre civile est réglée. Que ce soit par un processus de réconciliation nationale ou une fragmentation du pays.

Que fait le gouvernement pour préserver l’unité du pays ?

Il y a des gestes de bonne volonté, assez hypocrites, faits par le gouvernement irakien qui est soumis à des pressions assez intenses de la part des Etats-Unis et qui doit donner l’impression de rechercher la réconciliation nationale. Le gouvernement irakien n’a, jusqu’à présent, pas fait la preuve de sa bonne volonté et n’a certainement pas envisagé des concessions significatives qui permettraient de rallier une grande partie de la population sunnite.

Comment compareriez l’époque où vous viviez en Irak et l’époque actuelle ?

J’ai vécu pendant six ans là-bas. J’avais énormément d’amis. Je ne connais pas une seule famille aujourd’hui qui n’ait pas traversé un drame, une tragédie familiale. Et je pense que je n’aurai bientôt plus d’amis en Irak : ils sont soit à l’étranger, soit morts.

HARLING Peter

*Peter Harling est analyste pour l’International Crisis Group basé à Bruxelles. À ce titre, il collabore à la rédaction de nombreux articles parus dans la presse internationale. Les plus récents ont été publiés dans El Mundo, Financial Times et Le Monde diplomatique. Il fut résident en Irak pendant environ six ans, jusque fin 2004. Depuis, il réside à Damas, en Syrie, où il dirige une équipe de consultants irakiens qui font la navette entre l’Irak et les pays voisins.


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