Suicides au travail et justice : « En France, on ne met pas les patrons en prison » – Quelle sera la portée du procès de France Télécom ?

vendredi 9 août 2019.
 

L’avocate Rachel Saada, membre du Syndicat des avocats de France (SAF), est une des figures de la défense des salariés de l’Hexagone. Elle a notamment défendu les familles de plusieurs de ceux qui s’étaient donné la mort lors de la vague des suicides chez Renault, en 2006-2007. Alors que le procès des pratiques managériales à France Télécom de 2006 à 2010 prend fin ce jeudi 11 juillet, elle analyse les deux mois d’audience, et l’impact que le jugement pourrait avoir dans des dossiers similaires.

Dan Israel - Le procès France Télécom s’achève ce jeudi 11 juillet. Si les ex-dirigeants de l’entreprise sont condamnés, cela aura-t-il une conséquence dans les dossiers similaires traités par les avocats spécialisés ?

Rachel Saada : C’est certain. Comme la défense et les parties civiles n’ont pas cessé de le dire durant le procès, il n’y a pas encore de décision judiciaire claire au pénal sur l’existence d’un harcèlement stratégique et managérial de la part d’une entreprise. Cela existe au civil, on l’a fait juger très rapidement [après le vote de la loi l’instituant en 2002 – ndlr], mais cela n’existe pas encore au pénal. C’est important, très important.

Comment sont traités aujourd’hui les dossiers que vous et vos confrères défendez ?

Sur le harcèlement moral, il n’y a absolument aucune politique pénale, cela repose malheureusement sur la bonne volonté de certains procureurs, qui vont prendre le dossier en main. Si on mettait autant d’énergie à réprimer les infractions commises dans les entreprises qu’on en met pour réprimer celles qui se passent dans les quartiers de banlieue…

Sur le travail clandestin, la justice met la gomme, parce que ça touche des étrangers, et que ça empêche l’Urssaf de récupérer des cotisations. Pour ces choses-là, on poursuit. Mais quand il s’agit de réprimer la discrimination, l’atteinte au droit de grève, le harcèlement moral, l’entrave au fonctionnement des instances représentatives du personnel, il n’y a plus personne.

Vous avez suivi une partie des audiences pendant deux mois. Quel regard portez-vous sur la tonalité de ce procès ?

Dans ses réquisitions, le 5 juillet, la procureure a évoqué le caractère exceptionnel de ces audiences. Et notamment le comportement des prévenus, et leurs nombreuses répliques à ce que disaient les parties civiles et les témoins… Et que je te reprends la parole, et que je réponds à la réplique, etc. Sans aucune limite. La procureure a dit à la présidente Cécile Louis-Loyant qu’à sa place, elle aurait interrompu ces prises de parole, plus dirigé les débats. Puis elle a reconnu que c’est évidemment la façon de faire de la présidente qui était la bonne. Mais c’est très rare, je ne l’avais jamais vu.

Comment l’expliquez-vous ?

Cela tient au caractère exceptionnel du procès, certes, mais aussi à la qualité des magistrats qui ont mené les débats. L’audience, c’est vraiment ce qu’en font les magistrats. Il peut y avoir des procès absolument extraordinaires, des cours d’assises avec des dossiers passionnants, si le président ne mène pas convenablement les débats, ça fait « plouf ». Dans ce procès, la présidente a très bien mené les débats.

Le parquet aussi était exceptionnel : il a été peu bavard pendant les audiences, mais extrêmement attentif, et on voyait qu’il connaissait parfaitement le dossier : quand quelqu’un hésitait sur une date, la substitut donnait la bonne date et la bonne cote du dossier !

La procureure a terminé ses réquisitions en disant que ce procès était exemplaire. Et ce, à double titre : le tribunal va devoir rendre une décision qui va servir d’exemple, mais elle signifiait aussi aux prévenus qu’ils ont eu de la chance de bénéficier d’un tel procès.

Est-ce un privilège réservé à une élite économique ?

Est-ce que ce caractère exemplaire est lié au fait que les prévenus sont des patrons, issus de la classe dominante ? Il est vrai que la justice ne s’adresse pas de la même manière à tout le monde. Mais je suis certaine que cette présidente, face à des prévenus venus des cités, sera tout aussi respectueuse. Son respect n’était pas lié à une crainte ou à une déférence, mais à sa droiture. Les prévenus ont-ils fait bon usage de cette qualité de débat ?

À mon avis, pas du tout. Je suis un peu sidérée, je dois dire. Leur défense m’a semblé très contre-productive. D’abord, parce que tous les prévenus ont la même et qu’ils sont donc apparus comme un groupe cohérent. Ils s’épaulent, ils se complètent, l’un vient au secours de l’autre, etc. Ce qui prouve qu’ils ont bien mené ensemble une politique d’entreprise, et que devant le tribunal, ils sont restés ensemble. C’est bien de rester ensemble, mais à partir de là, il fallait qu’ils assument collectivement. Et ils ne l’ont pas fait.

La procureure l’a dit : c’est incroyable, jamais un patron ne reconnaît le harcèlement moral. Il y a toutes sortes d’infractions que les gens vont reconnaître, mais jamais le harcèlement moral.

La comparaison a été faite avec des « chauffards de la route ». C’est très parlant, mais ce ne sont pas seulement des chauffards, ce sont des chauffards dominants. Il faut prendre en compte la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. La procureure l’a relevé en décrivant leur position : « Je suis quelqu’un de bien, j’ai sauvé l’entreprise et vous ne connaissez rien à l’économie. »

Ils ont cette conviction profonde, et je ne suis pas du tout certaine que ces deux mois et demi les aient conduits à une révolution personnelle. Je pense d’ailleurs que si certains d’entre eux devaient faire cette révolution et admettre ce qu’ils ont fait, ils s’écrouleraient.

Le parquet a requis les peines maximales possibles, un an de prison et 15 000 euros d’amende, pour les trois principaux dirigeants, et 8 mois de prison et 10 000 euros pour leurs adjoints…

Je ne suis pas du tout surprise par ces réquisitions. Je sentais venir la demande de peine maximum. Parce que depuis que les faits ont été commis, les textes ont changé et les peines ont été durcies [elles ont été doublées en 2012 mais ne s’appliquent pas aux faits antérieurs – ndlr], mais aussi au regard du comportement des prévenus, qui ne reconnaissent absolument rien.

Ce qui est frappant, c’est que la procureure a demandé le maximum de l’emprisonnement, sans évoquer la possibilité du sursis. Souvent, le procureur requiert une peine de prison, puis dit qu’il laisse au tribunal le soin d’apprécier s’il faut l’assortir de sursis. Pas cette fois.

Et de la prison ferme pourrait donc être prononcée ?

Personnellement, je n’ai jamais vu une peine de prison prononcée dans un cas de harcèlement moral au travail, même avec un suicide à la clé. En France, de toute façon, on ne met pas les patrons en prison, surtout pour des infractions au droit du travail.

Mais la procureure veut aussi rendre la condamnation très publique, avec une demande que la peine soit publiée dans la presse. Cette demande de publication, je la dépose systématiquement quand je défends des parties civiles. Je ne l’obtiens jamais.

Dan Israel


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