Le traitement des gilets jaunes par la justice renforce « l’idée qu’il y a les puissants d’un côté, et les autres »

mardi 16 avril 2019.
 

Assiste-t-on à une justice d’abattage, taillée sur mesure pour le mouvement des « gilets jaunes » ? Les condamnations à la prison ferme ou avec sursis recensées par Basta ! montrent l’ampleur du volet judiciaire dans la répression du mouvement des gilets jaunes. Des comparutions immédiates très nombreuses, des dossiers vite ficelés, des condamnations parfois sans preuve concrète des faits reprochés, ou simplement pour avoir eu la volonté de participer à une manifestation qui a ensuite dégénéré.

Des gilets jaunes jugés en grande partie en comparution immédiate, des peines allant d’un mois de prison avec sursis à plus de trois ans de prison, des jets de projectiles majoritaires parmi les motifs des condamnations : les chiffres que nous avons publiés donne une idée du traitement judiciaire du mouvement des gilets jaunes, qui représente un nombre considérable de procédures : 2000 participants au mouvement des gilets jaunes ont été condamnés entre mi-novembre et fin mars, 1800 autres personnes sont en attente d’être jugées, selon le ministère de la Justice.

Derrière ces chiffres, ce sont à chaque fois des histoires singulières qui se dessinent dans les comptes-rendus des journaux que nous avons épluchés. La gravité des faits reprochés est très variable : de l’appel au blocage (6 mois fermes à Toulouse, le 8 janvier) à des violences physiques sur les forces de l’ordre (30 mois fermes à Caen le 4 février), en passant par des dégradations de biens (12 mois fermes à Béziers le 21 janvier).

Beaucoup reconnaissent les accusations et regrettent, à la barre, leurs agissements. Ils n’ont pas mesuré la portée de leurs gestes, déclarent-ils. « Ce sont souvent les mêmes profils : des gens peu ou pas du tout habitués aux manifestations, pris dans un mouvement de foule », souligne l’avocat Raphaël Kempf, qui a défendu plusieurs gilets jaunes, dans une interview au journal CQFD.

Condamnés avant d’avoir commis un délit ?

Quelques-uns nient les faits qui leur sont reprochés. Certains semblent avoir été là au mauvais moment. La présence d’un gilet jaune sur le lieu d’une manifestation qui dégénère suffit parfois pour prononcer une condamnation à de la prison. Le délit de « participation à un groupement en vue de commettre une exaction » est parfois invoqué. Pas besoin de prouver, par exemple, que la personne interpellée a effectivement lancé des projectiles sur les forces de l’ordre pour condamner un gilet jaune à une peine de prison. A Montpellier, le 9 mars, l’un d’entre eux a été condamné à six mois avec sursis et une interdiction de se rendre à Montpellier le samedi pour avoir détenu des pierres et des masques, à côté de tracts « anarchistes ».

A Caen, un gilet jaune a été jugé le 21 mars pour « participation à un groupement en vue de commettre une exaction » et possession d’armes. Arrêté avant la manifestation avec un couteau dans sa poche, il a passé toute la journée au commissariat, sans pouvoir participer aux violences qui se sont déroulées l’après-midi de la mobilisation. Trois mois de prison avec sursis ont été requis contre lui. Le verdict sera rendu le 23 mai. « Cette infraction est difficile à qualifier, et volontairement floue pour pouvoir placer plus facilement les gens en garde à vue, indique Anne-Sophie Wallach, du Syndicat de la magistrature. Même s’il y a une relaxe, c’est dommageable pour la vie de la personne qui aura été privée de liberté pendant 24h ou 48h. C’est une atteinte évidente à la liberté de manifester. »

Des dossiers vite ficelés ?

A Paris, trois mois de prison ferme ont été prononcés contre un gilet jaune arrêté avec un pavé dans son sac, le 8 décembre 2018. « Cela prouve-t-il qu’il envisageait de le lancer contre des gendarmes mobiles ?, interroge le journaliste de L’Express qui a suivi le procès. Il le conteste, mais les enquêteurs ont exploité ses messages sur Facebook où il traite les CRS de "FDP" [fils de pute]. » A Paris encore, un gilet jaune a écopé de six mois avec sursis pour avoir été trouvé en possession d’un casque et d’une protection pour le torse, ainsi qu’une matraque, dans son véhicule, avant la manifestation [1]. « Dans ces dossiers vite ficelés, aucune image ni vidéo n’est présentée. C’est donc souvent la parole d’un policier contre celle d’un prévenu », raconte le journaliste de L’Express qui a assisté à une journée de procès. « Il n’y a pas de confrontation, même photographique, avec les policiers qui les accusent via leurs fiches. Ce sont des procédures bâclées », souligne Laurence Roques, la présidente du Syndicat des avocats de France (Saf) dans une interview à Basta !.

D’autres gilets jaunes n’ont fait qu’appeler à une manifestation ou un blocage. En janvier, le tribunal correctionnel de Narbonne a condamné un gilet jaune à six mois de prison ferme pour avoir appelé au blocage d’une raffinerie et avoir participé à un mouvement violent. Pour la procureure de la République, citée dans la Dépêche, le gilet jaune aurait dû rentrer chez lui : « Quand on a vu qu’on pouvait aller aussi loin dans un mouvement, on n’attend pas d’être interpellé pour rentrer chez soi auprès de sa compagne. »

Des peines de prison aménagées

La grande majorité des condamnés n’iront pas en prison : les condamnations seront aménagées quelques semaines plus tard par le juge d’application des peines, en général quand la peine est inférieure à deux ans de prison. La peine peut alors être transformée en jours-amende (tant de jours à tant d’euros), en sursis avec travaux d’intérêt général, en port de bracelet électronique ou en semi-liberté (la personne condamnée dort en prison mais elle est libre la journée).

Dans les affaires que nous avons recensées, ceux qui sont écroués à l’issue du procès ont parfois un casier judiciaire bien rempli. A Caen, un manifestant a ainsi écopé de trois ans de prison ferme pour les violences contre les forces de l’ordre et trois mois ferme pour avoir donné une fausse identité lors de son interpellation. Le gilet jaune avait déjà été condamné par le passé. « J’ai pris mon lance-pierre pour aller dans les manifs, a-t-il expliqué à la barre. Pour viser les forces de l’ordre, les faire reculer pour permettre d’évacuer les manifestants blessés » A Toulouse, un homme de 32 ans a lui été condamné à 12 mois fermes et 18 mois avec sursis pour avoir gêné avec un laser le pilote d’un hélicoptère. « Il a failli y avoir un crash », a déclaré le pilote lors du jugement.

Des jugements plus sévères ?

Les peines prononcées par les tribunaux sont-elles plus sévères que d’habitude ? Oui, selon Laurence Roques du Saf, qui souligne de nombreuses condamnations à de la prison ferme pour les primo-délinquants (citoyens qui n’ont jamais été condamnés et sont confrontés à la justice pénale pour la première fois de leur vie, ndlr). « Ce qui est très rare ! » La présidente du syndicat des avocats pointe aussi les nombreuses interdictions de se rendre sur un territoire ou de manifester. « Au Saf, on a calculé que entre 1995 et 2018, 33 personnes ont été concernées par des peines complémentaires d’interdiction de manifester. Les juges utilisaient cette disposition avec beaucoup de parcimonie. Depuis novembre 2018, on est à plusieurs centaines de personnes. Ce sont clairement des peines politiques, qui posent un vrai problème démocratique. »

« Les interdictions de manifester étaient jusqu’alors assez peu prononcées », confirme Anne-Sophie Wallach, du Syndicat de la magistrature. Selon la juge, ces peines d’interdictions sont une façon de maintenir l’ordre : « Pour un mouvement social comme les gilets jaunes, qui est très prévisible puisqu’il y a des manifestations tous les samedis, c’est une peine qui est très efficace, on en voit les effets tout de suite. » Le syndicat de la magistrature attend cependant de connaitre la totalité des jugements pour se prononcer sur une possible plus grande sévérité des tribunaux.

Une « justice d’abattage »

Une chose est certaine : les tribunaux jugent en un temps record les cas relatifs aux gilets jaunes. D’après les données que nous avons récoltées, environ 60 % des condamnations à de la prison ferme ou avec sursis sont prononcées dans les trois jours qui suivent les faits. Déjà engorgés, les tribunaux sont obligés de repousser le traitement d’affaires de droit commun [2].

Pour Adeline Hazan, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, ces comparutions immédiates sont une « caricature de la justice d’abattage ». « Les magistrats ont tellement de personnes à juger dans un délai très bref, sans aucune enquête de personnalité, ni garantie des droits de la défense », a-t-elle déclaré lors de la présentation de son rapport annuel [3]. « C’est une défense dans l’urgence, au cours de laquelle nous n’avons pas le temps de travailler les dossiers », souligne l’avocate Laurence Roques. Pour les justiciables, être jugé en comparution comporte un autre inconvénient : « Ils n’ont pas la même réactivité, ils ont plus de difficultés à rassembler leurs idées, ajoute la magistrate Anne-Sophie Wallach. En général, ils sortent de 48 heures de garde à vue et ils n’ont pas été bien préparés. »

Quelles sont les conséquences de ces conditions de jugement sur le mouvement des gilets jaunes ? Pour Laurence Roques, du Saf, « cette idée qu’il y a les puissants d’un côté, et puis les autres – ce qui a déclenché le mouvement en novembre dernier – est renforcée par la manière dont les gilets jaunes sont traités par la justice. Dans ces conditions, la colère sociale ne peut pas retomber ».

Simon Gouin et Nolwenn Weiler


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