Dilemmes français – Syndicalisme et politique : liaison dangereuse ou tragédie moderne ?

mardi 5 juin 2018.
 

Depuis la charte d’Amiens et même avant, le mouvement syndical français a toujours eu beaucoup de difficultés à définir son rapport à la politique. On a oscillé dans un certain nombre de cas entre rejet pur et simple et subordination, rivalité et courroie de transmission…

Cela a profondément marqué un paysage syndical français qui s’interroge toujours sur la façon de sortir de ces dilemmes. Mais peut-être faut-il éclaircir de quoi on parle lorsqu’on évoque la politique.

Le référendum du 29 mai 2005 sur le Traité constitutionnel européen a réactivé le débat sur le rapport entre le syndicalisme et la politique, non de manière théorique ou académique, mais à chaud, dans des circonstances particulières. La Confédération européenne des syndicats avait adopté une position extrêmement positive. La CGT, FO, la CFDT, la CFTC, l’UNSA, qui en sont membres, n’avaient-elles qu’à répercuter l’option de leur centrale continentale ? Et puisque FO avait voté contre et la CGT s’était abstenue lors de scrutins dans la CES, que devaient faire ces deux organisations ? Se taire ou expliciter leur différence ? Juger le TCE relève-t-il de la compétence syndicale ? Donner des consignes de vote politique pour un syndicat, est-ce efficace, plus fondamentalement légitime ? Les débats qui ont agité la FSU et secoué la CGT et l’UNSA n’ont pas été sans mérite. Il n’y a aucune sinistrose à reconnaître cependant que la question n’a pas été abordée avec assez de radicalité.

La France de la loi de 1884, qui fixe la spécificité de l’objet syndical à la défense des intérêts matériels et moraux des salariés (la loi Auroux de 1982 ajoutera « tant individuels que collectifs »), et de la charte d’Amiens a de la peine à considérer la question des relations entre syndicalisme et politique.

Distinguer pour éclaircir : le, la, une

« Les hommes n’aiment point faire des distinctions : le discernement les embarrasse, ils veulent tout ou rien ». La logique ou l’art de penser élaborée par Port-Royal (III, XX, 6) plaide à juste titre pour les nécessaires « distinguo » qui, en démêlant les significations, permettent des raisonnements plus fins, plus sûrs. Le mot « politique » recouvre des notions des réalités différentes qu’il y a intérêt à ne pas globaliser immédiatement. La langue anglaise possède trois termes pour désigner les trois grandes dimensions de la chose : polity, policy, politics.

Polity, c’est le système institutionnel, la sphère publique dans son architecture, dans son organicité. En français, la spécificité s’opère par l’emploi de l’article défini masculin : le politique. Le syndicalisme en fait partie. C’est un élément indispensable de la citoyenneté, de la liberté collective. S’il est possible de tirer des leçons de l’histoire, il est légitime d’avancer que sans syndicalisme indépendant, aucun État démocratique n’est possible. L’expérience l’a montré en URSS. Le droit de se syndiquer, de manifester, de faire grève est fondamental. Le syndicalisme est au cœur du politique. Sous cet angle, les proclamations d’apolitisme sont à la fois illusoires, erronées et dangereuses.

La deuxième grande dimension à considérer englobe les interventions effectuées par le gouvernement, mais aussi les partis et le patronat, comme l’indique l’Oxford Dictionnary : « course of action adopted by government, party, etc. ». Un des domaines les plus fouillés par la science politique contemporaine s’avère être précisément les politiques publiques, public policies. Le syndicalisme est confronté aux conséquences des décisions en matière de fiscalité, de transports, de santé, d’éducation, de logement, d’emploi, de fonction publique.

En fonction de sa conception de l’État garant du bien commun, le syndicalisme chrétien a peiné à envisager de se situer sur le terrain de la contestation des options gouvernementales (sauf sur l’école et la famille, domaine mixte selon la doctrine sociale de l’Église). En particulier, la syndicalisation des fonctionnaires n’a été envisagée que tardivement, et d’abord pour des raisons religieuses (le souci de contrecarrer l’influence de la franc-maçonnerie dans le milieu)  [1]. Pareille « neutralité » désarme le syndicalisme et la force des choses a conduit à en sortir. Un syndicalisme « complet » ne peut laisser en dehors de son action la sphère des politiques publiques. En Français, policy se traduit au moyen de l’article indéfini féminin, « une politique ».

Enfin, le troisième terme anglais, politics, désigne la lutte pour le pouvoir, pour le conserver ou le conquérir. Cette fois, la langue française recourt à l’article défini féminin : la politique. C’est ce que les militants, au premier rang les communistes, apprécient le plus, alors que dans le vocabulaire de Charles Fourier, ces conceptions sont dominées par la passion de la « cabale ». Dans le Nouveau Monde Industriel (1830), le théoricien du phalanstère relève que « la première chose qu’on organise, ce sont la discorde, la jalousie, les intrigues, les cabales de toute espèce ». Plus sobrement, l’édition de 1845 assure : « C’est même par les discordes qu’on doit débuter ». Le syndicalisme peut-il échapper aux affrontements politiques qui caractérisent le monde moderne ? Dans le passé, il apparaît clairement qu’il aurait perdu de sa raison d’être s’il n’avait pas protesté contre le 13 mai 1958, s’il n’avait pas appelé à la grève contre la semaine des barricades et le putsch du quarteron de généraux en Algérie. Tout dernièrement, à juste titre, CGT et CFDT ont appelé après le 21 avril 2002 à faire barrage à Jean-Marie Le Pen. Sur le plan international, les prises de position sur l’Espagne de Franco, le coup d’État de Pinochet, la guerre du Vietnam, l’état de guerre en Pologne, l’Irak, relèvent de la solidarité constitutive du mouvement ouvrier.

Toutefois, l’intervention syndicale dans la « politces » ne saurait se réduire à des situations exceptionnelles. Elle est inévitablement quotidienne. Que l’action revendicative est sans cesse confrontée à son interférence avec la stratégie gouvernementale ou de l’opposition est une évidence qui apparaît plus nettement pendant les périodes de campagnes électorales qui sont fréquentes. Sur la page « France » du 11 mars 2005, Le Monde titrait en gros : « L’approche du référendum sur l’Europe sert les stratégies syndicales ». Une position favorable n’est jamais assurée : un retournement menace si la pression est disqualifiée, comme exorbitante, contrariant le débat démocratique. Bref, pour assurer la légitimité de sa démarche, le syndicalisme est conduit à analyser finement les conjonctures et les rapports de force, à formuler ses propositions comme issues de ses fonctions, comme traductrices de sa mission. Selon une belle formule de Georges Moreau, « pour ne pas politiser, il faut encore politiquer »  [2] . À ce moment, nous retrouvons le problème de l’indépendance syndicale, traitée traditionnellement en France à travers une typologie des relations syndicats/partis.

Le carré logique

Quand on dit « syndicalisme », on désigne une réalité donnée, on évoque un contenu sémantique qui varie dans l’espace et dans le temps. Rapprocher le TUC, le DGB, la CGIL, la CGT incite à prendre en compte les différences de structures, de formes, de fonction, d’idéologie, de pratiques. Considérer le rapport entre syndicat et parti ne relève pas d’un fétichisme politique si l’on précise que c’est une dimension parmi d’autres, à la fois relative et évolutive.

Contrairement aux dénaturations dont il est le plus fréquemment l’objet, selon une lecture proche d’Eric Weil, de Frédérique Ildefonse et Jean Lalot, l’œuvre logique d’Aristote aide à raisonner, non formellement mais objectivement. En particulier (sans oublier Les Catégories) le De Interpretatione fournit une distinction féconde et opératoire entre contraires (blanc-noir, possible-nécessaire) et contradictoires (blanc-non blanc, noir-non noir, possible-impossible, nécessaire-contingent, cf. chapitre 13). Travaillant sur la relation syndicat-parti, le carré logique peut être construit de cette manière :

La forme qui pose historiquement le plus de problème entre syndicats et partis est la subordination. Son contraire est l’hostilité (ou rivalité). Le contradictoire de la subordination est la substitution, de même que celui de l’hostilité est la coopération. Selon le vocabulaire de la scolastique, coopération et substitution sont des sous-contraires, subordination-coopération, hostilité-substitution des subalternes. Contrairement à la crainte d’un système figé et réducteur, les contraires et les sous-contraires sont des continuum . En revanche les contradictoires sont des oppositions binaires. Il n’y a pas de degré intermédiaire entre subordination et substitution, entre hostilité et coopération. Selon la vieille formule « est, est ; non, non ». C’est oui ou c’est non.

Considérons chacun des quatre termes. Subordination est une relation à sens unique. Trois cas sont même à considérer. Le premier type est celui de la seconde, de la troisième (et de la quatrième) Internationale. Le parti socialiste, puis communiste, est l’avant-garde. Le syndicat, organisation large, est à son service comme première école, vivier, animateur de lutte économique préparatoire au conflit politique. Lénine a utilisé la métaphore de la courroie de transmission qui a tant embarrassé la CGT dans la période 1936-1992   [3]. La problématique léniniste a été invalidée par l’échec de l’URSS où les syndicats ont été incapables de sortir le PCUS de son stalinisme rétrograde et l’Union soviétique de sa dérive vers le capitalisme (appelée transition par les libéraux).

Une seconde variante a fleuri en Grande-Bretagne. Le syndicat se dote d’un outil parlementaire, d’une représentation partisane. Le TUC a contribué de manière décisive à la fondation de ce qui est devenu le Labour Party. Le TUC, par le système du contracting in (double cotisation…), fournit à la fois adhérents et cotisations. Margaret Thatcher a travaillé à disloquer ce système que la vie a bousculé. Le Labour, pour des raisons électorales, a cherché à s’émanciper de la tutelle syndicale. Une distanciation, appuyée par Tony Blair, s’est effectuée, mais des liens demeurent. Le recul de l’influence syndicale dans le parti n’empêche pas que Gordon Brown, possible successeur de Tony Blair, ressente le besoin d’intervenir devant le congrès de Brighton de septembre 2005 pour affirmer sa ligne et obtenir le ralliement du TUC à son action future.

À côté du léninisme et du travaillisme existe un troisième mode de subordination, indirecte celle-là. L’indépendance est proclamée envers la gauche et la droite, mais l’action laisse le champ libre à la force dont le syndicat se sent le plus proche. La CGC de Paul Marchelli a été tout feu tout flamme contre la gauche au pouvoir après 1981, mais elle s’est immédiatement calmée avec la première cohabitation. La neutralité politique affichée relève toujours d’une adhésion à l’ordre existant. Alain a relevé pertinemment le caractère ventriloque du « Je ne fais pas de politique » : « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas de gauche » (décembre 1930). Chez certains militants de la « resyndicalisation », une simple inversion s’est produite. Dans les années 1970, ils apportaient de l’extérieur au syndicat sa stratégie. Aujourd’hui, refusant toute prise de position politique, ils laissent le monopole de la parole au dehors. Subordination indirecte.

Le cas de l’hostilité correspond aux syndicats dont l’existence est intrinsèquement liée au combat contre une force partisane, comme les jaunes ou la CFT. Sans réduire FO à cette fonction, il ne fait cependant aucun doute que la centrale de l’avenue du Maine a trouvé son ciment dans la dénonciation, le combat contre le PCF et l’URSS qui l’a conduit encore le 24 juin 1981 à exprimer « son désaccord solennel » avec l’entrée de quatre ministres communistes dans le gouvernement Mauroy II.

Le syndicalisme révolutionnaire relève sans ambages de la substitution. La CGT du début du XX ème siècle se définit, selon la formule d’Emile Pouget, comme « le parti du travail ». La charte d’Amiens, adoptée au congrès de 1906, proclame l’indépendance syndicale à l’égard des formations partisanes puisqu’elles divisent les salariés et les égarent sur le chemin sans issue du parlementarisme. En revanche, les organisations professionnelles rassemblent, sans autre exigence que la « conscience de la lutte à mener », les diverses couches de salariés. Elles conduisent le combat pour « les améliorations immédiates » et préparent « l’émancipation intégrale » par la grève générale qui ouvrira sur l’autogestion   [4]. La vigueur du syndicalisme révolutionnaire et son attachement à l’autonomie ouvrière n’empêchent pas que sa problématique bute sur la méconnaissance de l’État et une certaine dépendance à l’égard du libéralisme.

Enfin, la quatrième figure de la relation syndicat/parti, la coopération, n’a pas connu en France de transcription durable. Lors de la réunification de 1936 entre la CGT et la CGTU, le préambule des nouveaux statuts stipule que le mouvement syndical « se réserve le droit de répondre favorablement ou négativement aux appels qui lui seraient adressés par d’autres groupements en vue d’une action déterminée. Il se réserve également le droit de prendre l’initiative de ces collaborations momentanées, estimant que sa neutralité à l’égard des partis politiques ne saurait impliquer son indifférence à l’égard des dangers qui menaceraient les libertés publiques, comme les réformes en vigueur ou à conquérir ». La crainte de prolonger la subordination domine aujourd’hui. Les relations tissées avec les associations montrent ce qui serait possible de construire avec une gauche rénovée.

Trois conditions de l’indépendance syndicale : démocratie, spécificité, projet

Même s’il demeure des pentes délégataires ou consuméristes, la tendance principale des salariés contemporains se situe du côté de l’implication dans les luttes. Ils souhaitent un syndicalisme dont ils seraient maîtres. Évoquons brièvement trois conditions pour échapper à l’instrumentalisation.

Tout d’abord, le fonctionnement démocratique du syndicalisme est requis. Rien de moins simple que cette requête inséparable de la syndicalisation, qui porte sur les structures, les règles, la culture. Sur la première dimension, deux dangers planent. La première consiste à autonomiser la médiation entre la base et le sommet. Le second risque est d’établir une relation directe entre le syndiqué pris isolément et la direction qui récupère tout le pouvoir. Dans la refonte nécessaire des structures syndicales, la clé de la réussite réside dans les combinaisons de regroupements pertinents des adhérents de base permettant de réelles délibérations collectives et d’une confédération transparente. Dans le domaine des règles, le statut des permanents et leur élection sont à travailler  [5]. Enfin, la culture du débat est à amplifier. Quid leges sine moribus ? Que sont les lois sans les mœurs

Le deuxième axe à considérer concerne les fonctions du syndicalisme. Comme nous l’avons vu, le syndicalisme a le même champ d’action que les partis politiques. Mais, qu’il s’agisse de Polity, Policies ou Politics, l’angle d’approche n’est pas le même : le syndicat ne vise pas à conquérir le pouvoir, à édicter les règles générales de fonctionnement de la société. Sa mission consiste à défendre les salariés, à promouvoir leurs intérêts matériels et moraux, à contribuer à la transformation du système économique. Le syndicalisme le plus cohérent est à la fois réformiste et révolutionnaire, réformiste pour être un vrai révolutionnaire, révolutionnaire pour tirer les réformes jusqu’au bout. C’est en fonction de cette double besogne, pour reprendre le vocabulaire de la charte d’Amiens, « quotidienne et d’avenir », comme l’envisageait la résolution de 1866 sur le syndicalisme de l’association internationale des travailleurs, que le syndicalisme analyse et délibère sur tout ce qui lui est nécessaire pour assurer ses missions.

Enfin, le syndicalisme doit disposer de son projet   [6]. Pour ne pas être simplement réactif aux stratégies des autres, à partir des contradictions et des possibilités existantes, le mouvement syndical a intérêt à se doter d’un plan d’avenir, à la fois visée et idée directrice.

Un jour, Napoléon s’entretint avec Gœthe sur la nature de la tragédie, il émit l’avis que la tragédie moderne se différenciait de l’ancienne essentiellement en ce sens que nous n’avions plus aucun destin auquel les hommes succombaient, et qu’à la place de l’ancien Fatum était apparue la politique »   [7]. La remarque de l’empereur est pertinente et valable pour le syndicalisme. S’il entend se mettre à l’abri des affrontements contemporains par peur de liaisons dangereuses, il subira de tout son poids la puissance des circonstances. En revanche, s’il explicite les termes des combats d’aujourd’hui, le refus du libéralisme mondialisé et la construction d’une transformation collective, tout en éprouvant les drames de la vie politiques, il se place en position de contribuer à une alternative. Notes

René Mouriaux, politologue

Notes

[1] G. Renard et al. Anticipations corporatives. Paris, Desclée de Brower, 1937, p3. Georges Renard est un grand jésuite catholique, dans la lignée de Maurice Hauriou…

[2] Cité in R. Mouriaux : Syndicalisme et politique , Paris, Éditions ouvrières, 1985, p. 164.

[3] D. Barbet « Parti et syndicat dans l’espace léniniste. Les mots de Que faire ? », Mots n° 68, mars 2002 : 9-26. R. Mouriaux , « Relations entre syndicats et partis. Le cas de la CGT », Cahiers d’histoire sociale, n° 84, décembre 2002, pp. 14-17.

[4] D. Barbet, Les relations syndicat-parti dans l’espace du discours syndicaliste révolutionnaire, Lyon, CERIEP, 2003.

[5] Le refus du cumul des mandats syndicaux et politiques est sain.

[6] J.-C. Le Duigou a soutenu cette thèse, puis l’a abandonnée. L’oscillation provient de l’insuffisante insistance sur la nature syndicale du projet, dans son mode d’élaboration comme dans son contenu. J.-C. Le Duigou : « Réflexions d’un sydicaliste » in M. Vakaloulis et al., Des mouvements sociaux et citoyens à la politique, Paris, Omos, 2002, p. 25 ; Demain le changement, Paris, Armand Colin, 2005, p. 253.

[7] G, W, F Hegel : Leçons sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 1946, p. 255.


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