Le projet de Sarkozy : Contre-révolution libérale (par Christian Piquet)

jeudi 17 mai 2007.
 

Quel projet véritable anime Nicolas Sarkozy ? La question est d’autant plus légitime que l’ex-président de l’UMP se sera, tout au long de l’interminable campagne qui l’aura conduit à la magistrature suprême, évertué à brouiller les cartes.

D’un côté, Nicolas Sarkozy se sera présenté en héraut d’une droite porteuse d’une promesse d’amplification des contre-réformes libérales, renouant avec la tradition bonapartiste et autoritaire des origines de la Ve République, chassant sans vergogne sur les terres du Front national. De l’autre, il aura volontiers développé un discours usant de toutes les ficelles du marketing politique, faisant assaut de démagogie et de populisme, n’hésitant pas à solliciter le vote populaire en se référant à Jaurès, se posant en défenseur du volontarisme en politique... Au-delà des propos de circonstance, destinés à ramener vers la droite un électorat qui s’en était détaché depuis une trentaine d’années (par exemple, du côté des salariés du secteur privé), on ne saurait toutefois appréhender le sarkozysme indépendamment des réseaux à partir desquels il déploie son influence.

Ces réseaux s’organisent, depuis déjà longtemps, à la manière des thinktanks américains, telles des officines de propagande, des faiseurs d’opinion dont la légitimité proviendrait d’une capacité d’expertise avérée. Au nombre de ces réseaux, on retiendra notamment l’Institut Montaigne, de l’ex-PDG d’AXA, Claude Bébéar. Mais il en est bien d’autres, qui bénéficient tous du concours d’une série d’intellectuels plus ou moins en vogue. C’est de leurs travaux qu’est née l’idée de la « rupture », dont Sarkozy a fait son emblème.

De la « rupture »...

La « rupture » en question concerne le compromis social que les classes dirigeantes françaises durent, au xxe siècle et singulièrement après l’épisode de Vichy, consentir pour tenir compte d’un rapport de force bien plus favorable qu’aujourd’hui au monde du travail. C’est avec ce compromis et, au-delà, avec tout un héritage issu des Lumières et de la Révolution française, que le sarkozysme veut ouvertement en finir lorsqu’il pourfend, par exemple, un « modèle social » assimilé à un droit du travail jugé hypertrophié, lorsqu’il fustige une tradition étatique qualifiée de trop interventionniste, ou lorsqu’il préconise de s’inspirer de « ce qui marche ailleurs », en l’occurrence aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

C’est en fonction du même objectif qu’il dénonce, avec des accents libertaires qui peuvent parfois séduire, l’absence de contre-pouvoirs et qu’il en appelle au développement de la société civile, à ceci près que ces « pouvoirs intermédiaires » souhaités sont ceux que le Medef et ses fondations privées s’efforcent, depuis des années, de constituer. Et c’est toujours pour faire sauter ce qu’il juge un verrou insupportable à la conversion du pays au modèle libéral qui s’est imposé alentour, qu’il s’en prend avec vigueur à la droite du passé, accusée de s’être laissée « complexer » par ses adversaires.

À partir de cette thématique, Sarkozy et les siens dessinent un projet qui s’ordonnent à partir de quatre éléments. D’abord, la nécessité de faire passer réellement le pouvoir au marché, ce qu’une conseillère du président de l’UMP alla un jour jusqu’à traduire en une proposition de privatisation totale de l’Éducation nationale. Ensuite, la nécessité d’en revenir à une société d’ordre et de valeurs, seule charge qui reviendrait à un État allégé de ses missions sociales dans le but de « contrebalancer » la faiblesse intrinsèque de la démocratie en ces domaines. Dans le prolongement, l’objectif de redonner leur prééminence aux religions, appelées à assumer leur rôle dans une régulation sociale à laquelle la puissance publique devrait désormais renoncer (1). Enfin, le transfert d’une partie des pouvoirs aux « communautés », là encore pour palier les carences d’un État social promis au démantèlement (2)...

... à la réaction intégrale

Ce projet de société s’inspire ouvertement du modèle « néoconservateur » qui a le vent en poupe outre-Atlantique. Le sarkozysme y puise ses propositions pour viser à l’instauration d’une nouvelle configuration - politique, économique, sociale et idéologique - correspondant aux besoins d’un capital entré dans un nouvel âge de son développement. Pour parvenir à ses fins et imposer son hégémonie à droite - jusque sur les secteurs longtemps polarisés par l’extrême droite -, il ne se contente toutefois pas de copier l’exemple américain. À travers les travaux des clubs précédemment évoqués, il opère une redoutable synthèse entre divers courants de la pensée réactionnaire européenne.

Ce n’est pas par inadvertance, ou sous l’effet d’un dérapage malencontreux, que le futur président se laissa aller, voilà quelques semaines, à l’occasion d’un débat qui l’opposait à Michel Onfray, à rouvrir la nauséabonde querelle de l’inné et de l’acquis. D’une vulgate idéologique où l’on retrouve autant les apports d’un Carl Schmitt - principal juriste du IIIe Reich avant d’être exclu du parti nazi pour avoir conservé quelques amitiés juives - que ceux d’un Léo Strauss - le théoricien du « droit naturel » -, il tire les argumentations destinées à justifier un avenir d’apartheid pour les laissés-pour-compte du système ou pour les irrécupérables.

À ceux qui en douteraient, il suffira d’évoquer l’un des thèmes défendus par Sarkozy, lors de son duel télévisé avec Ségolène Royal, le 2 mai, celui de la « nation de propriétaires » qu’il appelle de ses vœux. Un concept qui résume toute la conception libérale du monde, puisque, à l’inverse des théories de Rousseau (3), il permet d’affirmer que la propriété serait la solution à tous les problèmes. Deux idéologues libéraux ont, depuis longtemps, souligné l’intérêt que recélait, à leurs yeux, cette approche : « La propriété donnerait aux pauvres, pour la première fois, un intérêt de propriétaire et leur apprendrait, comme nulle autre chose, à respecter les produits de leur travail et du travail des autres. [...] Les éléments paresseux de la population, qui n’ont acquis aucune propriété et qui ne désirent pas travailler afin de gagner assez d’argent pour louer un domicile seraient littéralement repoussés aux bords géographiques de la société. Nul n’a le doit de dormir sur les bancs d’un parc si le propriétaire privé du parc n’accepte pas les clochards sur sa propriété ; nul n’a le droit de fouiller les poubelles des ruelles si celles qu’il traverse appartiennent à une société commerciale... »(4)

Notre nouveau monarque ne disposera peut-être pas des moyens politiques d’imposer sa vision du monde. Car les rapports de force sociaux ne correspondent pas mécaniquement aux configurations électorales. Mais nous savons au moins à quoi nous en tenir...

C. Piquet

1. C’est en vertu de cette conception que Sarkozy publia, en 2005, un pamphlet contre la laïcité : La République, les religions, l’espérance, aux éditions du Cerf.

2. Il en aura d’ailleurs tiré sa vision très particulière de la « discrimination positive ».

3. Les intellectuels libéraux ne cessent de s’en prendre au Discours sur l’origine de l’inégalité, défendant contre Rousseau l’idée selon laquelle la propriété privée serait naturelle car antérieure à toute loi humaine.

4. Linda et Morris Tannehill, The Market for Liberty, Fox and Wilkes, 1973.


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