Rêves de droite Défaire l’imaginaire sarkozyste (par Mona Cholet)

dimanche 18 décembre 2011.
 

Extrait du livre : Rêves de droite. défaire l’imaginaire sarkozyste.

Auteur : Mona CHOLLET

Prix : 10 euros (128 pages)

ISBN : 2-355-22011-5

1. LA SOCIÉTÉ-CASINO

« Elle, je l’adore. D’abord, elle me rassure : elle ne dit jamais “nous”, mais “moi”. » Gilles Martin-Chauffier,

En 2000, aux États-Unis, un sondage commandé par Time Magazine et CNN avait révélé que, lorsqu’on demandait aux gens s’ils pensaient faire partie du 1 % des Américains les plus riches, 19 % répondaient affirmativement, tandis que 20 % estimaient que ça ne saurait tarder. L’éditorialiste David Brooks l’avait cité dans un article du New York Times intitulé « Pourquoi les Américains des classes moyennes votent comme les riches - le triomphe de l’espoir sur l’intérêt propre » (12 janvier 2003). Ce sondage, disait-ilnote, éclaire les raisons pour lesquelles l’électorat réagit avec hostilité aux mesures visant à taxer les riches : parce qu’il juge que celles-ci lèsent ses propres intérêts de futur riche. Dans ce pays, personne n’est pauvre : tout le monde est pré-riche. L’Américain moyen ne considère pas les riches comme ses ennemis de classe : il admire leur réussite, présentée partout comme un gage de vertu et de bonheur, et il est bien décidé à devenir comme eux. À ses yeux, ils n’accaparent pas des biens dont une part devrait lui revenir : ils les ont créés à partir de rien, et il ne tient qu’à lui de les imiternote. Il ne veut surtout pas qu’on les oblige à partager ou à redistribuer ne serait-ce qu’une petite part de leur fortune : cela égratignerait le rêve. « Pensez-vous vraiment, interrogeait David Brooks, qu’une nation qui regarde Katie Couric [présentatrice du journal du matin sur NBC, passée depuis au journal du soir sur CBS] le matin, Tom Hanks le soir et Michael Jordan le week-end entretient une profonde animosité à l’égard des riches ? »

La question ne vaut pas que pour les États-Unis. Ainsi, en juin 2007, l’animateur de télévision Marc-Olivier Fogiel, recevant dans son émission T’empêches tout le monde de dormir, sur M6, l’entraîneur du XV de France Bernard Laporte, quelques jours avant qu’il soit nommé secrétaire d’État aux Sports par Nicolas Sarkozy, l’amenait à évoquer sa sympathie pour le nouveau président, avant de glisser : « Le bouclier fiscal, ça doit vous arranger, aussi... » « Oh, pas autant que vous, Marco ! », se récriait Laporte, suscitant les rires et les applaudissements du public. Ou comment amener la plèbe - dans le studio ou derrière son écran - à applaudir à la bonne blague de sa propre spoliation, en lui donnant le sentiment flatteur d’« en être ». Pour prévenir sa vindicte, il suffit de lui faire cet insigne honneur : la laisser assister à vos échanges de coups de coude, la laisser prendre part à votre jubilation de l’avoir si bien arnaquée.

Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la mentalité servile et autodépréciative qui lui interdit de comparer son sort à celui des nantis pour revendiquer sans complexes le partage des richesses. En même temps, il s’identifie à ses semblables, salariés ou chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et solidarité. Le génie du libéralisme a été de renverser ce schéma. Désormais, le travailleur s’identifie aux riches, et il se compare à ceux qui partagent sa condition : l’immigré toucherait des allocs et pas lui, le chômeur ferait la grasse matinée alors que lui se lève à l’aube pour aller trimer... Bien sûr, on peut essayer de le raisonner ; on peut lui dire qu’il faut se méfier de ces fausses évidences dont, en France, Le Pen puis Sarkozy se sont fait une spécialité : son intérêt objectif, en tant que travailleur, ce serait au contraire que les chômeurs ronflent béatement jusqu’à des deux heures de l’après-midi, puisque, s’ils sont obligés d’accepter n’importe quel boulot, cela tire vers le bas le niveau des rémunérations et des conditions de travail de l’ensemble des salariés - y compris les siennes. On peut essayer de lui démontrer par a + b qu’il se trompe d’ennemis, et qu’il ferait mieux de réserver sa défiance et son animosité à ces politiciens méphitiques qui encouragent en lui l’aigreur et le ressentiment les plus infects.

On est forcément tenté d’argumenter, et il faut le faire ; mais il faut peut-être aussi être conscient que ça ne suffit pas. Tous ceux qui, en France, au cours de la campagne présidentielle, écœurés d’entendre des types nés avec une cuillère en or dans la bouche marteler sur toutes les antennes les vertus du « mérite », effarés de voir tant d’agneaux se préparer à voter avec enthousiasme pour le grand méchant loup, se sont époumonés à dénoncer l’arnaque et à en démonter les mécanismes - en vain -, ont peut-être négligé un fait capital : ce qui n’a pas été fait par la raison ne peut pas être défait par la raison. Quand on a consacré un livre à tenter de démêler les formes de rêve bénéfiques de celles qui travaillent contre le rêveur, le sarkozysme apparaît comme le triomphe éclatant des secondes.

Comme cela a été abondamment souligné depuis le 6 mai 2007 au soir, lorsque nos yeux se sont brutalement dessillés en même temps que La Marseillaise de Mireille Mathieu nous déchirait les tympans, en France, les noces de la politique et du show-biz ont été un peu plus tardives qu’ailleurs, mais elles ont fini par se produire aussi. Comme celle d’un Berlusconi ou d’un Reagan - qui ne venait pas du cinéma par hasard, et qui ne faisait qu’accentuer une tendance amorcée avec Kennedy -, la victoire de Nicolas Sarkozy en France résulte d’une manipulation à grande échelle des imaginaires. Elle a été préparée par vingt ans de TF1 et de M6, de presse people, de jeux télévisés, de Star Ac et de superproductions hollywoodiennes. Pour pouvoir ricaner en toute tranquillité des beaufs qui ont voté Sarkozy, il faudrait d’ailleurs pouvoir prétendre avoir échappé complètement à l’influence de cette culture - ce qui ne doit pas être le cas de beaucoup de monde.

LA SUCCESS STORY, INSTRUMENT DE DÉPOLITISATION IDÉAL

« Chacun aura sa chance », clamait le nouveau président à peine élu. Le thème récurrent sur lequel tous ces médias ne cessent de broder d’infinies variations, et auquel nos cerveaux, de gauche comme de droite, ont développé une accoutumance pavlovienne, c’est celui de la success story. Success story du gagnant du Loto. Success story du petit entrepreneur « parti de rien », ou de la fringante bande de jeunes qui a créé sa start-up « dans son garage ». Success story du vainqueur de la Star Ac, des acteurs et des mannequins, auxquels on fait raconter en long et en large dans les interviews comment ils ont été « découverts », comment ils ont persévéré sans se laisser décourager malgré les déconvenues de leurs débuts, comment ils vivent leur célébrité et leur soudaine aisance financière, etc. Toutes ces histoires, dont on bombarde une population harassée par la précarité et l’angoisse du lendemain, véhiculent un seul message : pourquoi vouloir changer les choses ou se soucier d’égalité, si, à n’importe quel moment, un coup de chance, ou vos efforts acharnés, ou une combinaison des deux peuvent vous propulser hors de ce merdier et vous faire rejoindre l’Olympe où festoie la jet-set ? Bienvenue dans la société-casino !

En 2000, le film de Steven Soderbergh Erin Brockovich seule contre tous, à l’impact d’autant plus fort qu’il était inspiré d’une histoire réelle - même s’il avait fallu, pour écrire le scénario, éluder certains aspects d’une réalité moins lisse que souhaité -, avait offert une illustration exemplaire de cette idéologie. Interprétée à l’écran par Julia Roberts (Oscar 2000 de la meilleure actrice), Erin Brockovich, mère célibataire dans la mouise, devient riche et célèbre en révélant un scandale écologique qu’elle a découvert par hasard : la pollution des nappes phréatiques par une multinationale en Californie. Associée au petit avocat dont elle était jusque-là la secrétaire, elle persuade les familles touchées de lui confier leur défense. Son patron et elle obtiennent la plus importante indemnité jamais accordée suite à une action directe aux États-Unis : 333 millions de dollars de dommages et intérêts - et, au passage, ils font fortune. Le film se termine sur l’explosion de joie d’Erin lorsqu’elle découvre le montant du chèque qui lui est destiné. Ce n’est quand même pas une broutille comme la vie irrémédiablement brisée des victimes (dix ans plus tard, elles ont dépensé la quasi-totalité de leurs indemnités en frais médicaux), ici réduites au simple rôle de marchepied dans l’ascension de la jeune femme, qui allait nous priver de happy end. Erin Brockovich est un film très cru, qui ne parle littéralement que de pognon : ce qu’on est invité à admirer chez l’héroïne, c’est son carriérisme, son habileté à séduire les familles touchées par la pollution ; elle échange des clins d’œil de triomphe avec son patron lorsqu’ils parviennent à s’en mettre une ou deux de plus dans la poche. Mais oh, bien sûr, à part cela, elle est sincèrement touchée par leur drame : elle se lie d’amitié avec tout le monde, cajole les enfants malades, compatit la larme à l’œil à leur malheur...

À bien des égards, Erin Brockovich est un remake de Pretty Woman : là encore, Julia Roberts joue une fille au châssis renversant, à la nature spontanée et généreuse, injustement engluée dans une existence minable alors qu’elle mérite mieux et que ses talents cachés ne demandent qu’à s’exprimer. Et qui, par un coup de chance, se retrouve projetée dans un milieu dont elle ne maîtrise pas les codes, mais où son franc-parler et sa sensibilité font merveille, décoinçant au passage des « élites » sociales qui, en définitive, ne demandaient que cela. Surtout, les deux films ont en commun leur hypocrisie : ils misent clairement sur l’argent pour faire rêver (Pretty Woman est resté célèbre pour sa séance de shopping endiablée dans des boutiques de luxe), mais ils ne l’assument pas jusqu’au bout. Les deux héroïnes touchent le jackpot, mais sans l’avoir fait exprès : la prostituée de Pretty Woman rencontre l’amour, et, par le plus grand des hasards, il se trouve qu’il est plein aux as ; Erin Brockovich s’engage au service d’une juste cause, et, par le plus grand des hasards, celle-ci s’avère extrêmement juteuse - manière, dans les deux cas, de nous persuader que l’argent est intrinsèquement vertueux, et que les zéros s’alignent sur le compte en banque des méritants comme une auréole sur la tête d’un saint. À chaque fois, comme on a bien insisté sur le sordide de la vie que l’héroïne menait auparavant, cela procure au spectateur ce spasme de satisfaction physique que tout le monde connaît : se réchauffer quand on a eu très froid, se retrouver en sécurité quand on a eu peur, gagner plein d’argent quand on a dû compter chaque pièce, goûter aux joies du luxe quand on a mené une existence miteuse...

C’est d’ailleurs la grande force de la success story : même lorsqu’on a conscience de ses ficelles un peu grosses, on ne peut se défendre d’éprouver un petit frisson à son contact. Elle invite à s’interroger sur les ressorts mystérieux et fascinants du hasard, du destin, de la chance. Elle met en scène des rencontres, des sympathies réciproques, des estimes naissantes, des amitiés fructueuses. Elle glorifie la persévérance, l’ingéniosité, l’audace, la ténacité, la force de conviction, dont personne ne dira qu’elles sont des défauts. Elle titille les fantasmes de revanche que chacun nourrit avec plus ou moins de force, mais dont peu de gens sont tout à fait dépourvus, la vie étant rarement exempte de déboires et de rebuffades. En somme, la gamme des sensations qu’elle offre est aussi étendue que sa représentativité est faible, et c’est cela qui en fait un instrument de dépolitisation idéal. Son impact sur les esprits est inversement proportionnel à ses chances de se produire dans la vie - surtout sous la forme enjolivée sous laquelle on la présente à des fins d’édification des foules. Elle est exceptionnelle, et c’est pour ça qu’elle fait rêver ; mais elle fait si bien rêver qu’on finit par en oublier... qu’elle est exceptionnelle, justement.

Dès lors, peu importe si, dans les faits, la mobilité sociale est plus que réduite, non seulement en Europe, mais aussi et surtout aux États-Unis, qui en ont pourtant promu et exporté le rêve. « J’aime l’énergie et la fluidité de l’Amérique, disait Nicolas Sarkozy au cours de la campagne présidentielle. Ce sentiment que tout est possible. Cette impression - peut-être artificielle - que des sagas sont possibles, qu’on peut partir du bas de l’échelle et monter très haut, ou bien le contrairenote. » Le président avait raison d’envisager que son impression puisse être infondée : selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publié en juillet 2007, quand un père se situe dans le groupe des 20 % d’Américains les plus pauvres, il y a 40 % de chances que son fils n’arrive pas à faire mieux. Au Danemark et au Royaume-Uni, les proportions respectives sont de 25 % et de moins de 30 % - c’est donc plutôt le « rêve danois » qui, en toute logique, devrait fasciner M. Sarkozy. Mais il semble que les pays qui promeuvent le mieux, ou le moins mal, la mobilité sociale réelle ne soient pas ceux qui produisent l’imagerie la plus excitante. De là à en déduire que l’imagerie a pour seule fonction de donner le change...

Quoi qu’il en soit, si les États-Unis s’avèrent d’une particulière férocité, aucun pays de l’OCDE ne présente un bilan idéal. « Le recul de l’État social joint à la baisse continue de la fiscalité progressive (le “bouclier fiscal” tout juste voté par le Parlement français va dans ce sens) ont puissamment contribué à cette installation de classes héréditaires que certains désormais assimilent à un nouveau système de castes, analyse Le Monde diplomatique en présentant le rapport. Simultanément, les écarts de revenus ne cessent de se creuser presque partout dans le monde. En France, selon une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), le salaire moyen net de l’ensemble des salariés à temps complet se situe aux alentours de 22 000 euros par an, contre 2,2 millions d’euros en moyenne pour chacun des patrons d’entreprises cotées au CAC 40, soit un écart de 1 à 100. Les classes héréditaires ont donc de beaux jours devant ellesnote. »

Rappeler tous ces faits, cependant, revient peu ou prou à pisser dans un violon. Vous êtes d’un lugubre, avec vos statistiques de binoclard ! Quelle complaisance dans le ressassement défaitiste ! Mais qu’avez-vous donc fait de votre âme d’enfant ? Après tout, comme dit un slogan du Loto, « 100 % des gagnants ont tenté leur chance »... Ça, c’est de la statistique constructive ! La success story a ceci de redoutable qu’elle est immunisée contre la critique ; mieux : elle s’en nourrit. Si vous ricanez des espoirs qu’elle fait naître, vous jouez l’un des rôles que sa structure narrative exige : celui du rabat-joie qui rendra le triomphe final encore plus délectable, parce qu’on pourra alors le narguer, savourer son dépit et sa déconfiture, et se sentir d’autant plus de mérite qu’on aura toujours « gardé la foi » et résisté au découragement que ce fourbe essayait de nous communiquer. Impossible d’insinuer que les dés sont un brin pipés sans insulter en même temps ce qu’on n’a en aucun cas le droit d’insulter : l’espoir qu’a chacun de faire quelque chose de sa vie. Soyons clairs : mon propos n’est pas de disqualifier cet espoir (je prétends même le prendre beaucoup plus au sérieux que les militants UMP, lesquels, en réalité, le foulent aux pieds), mais plutôt d’interroger le contenu que l’on donne à ce « quelque chose ».

UNE ASPIRATION LÉGITIME DÉTOURNÉE

Il y a beaucoup à dire, d’abord, sur la validité de ce modèle du bonheur par le fric : n’étant pas - probablement en raison d’un traumatisme d’enfance - fascinés par le bling-bling, nombreux sont ceux, en France ou ailleurs, qui continuent de cultiver des idéaux de vie différents, sans qu’on puisse les accuser de fausses pudeurs ou d’hypocrisie ; on y reviendra. Beaucoup à dire, aussi, sur l’individualisme forcené de la success story ; un individualisme qui triomphe aujourd’hui par K.-O. Chacun étant conditionné par le matraquage médiatique à se penser entouré de flemmards, de crétins apathiques, de parasites et de voyous qui ne rêvent que de le saigner à blanc, au propre comme au figuré, il ne peut envisager la réussite que sous une forme strictement individuelle : ne pas chercher à changer les règles, et, pour cela, à s’allier avec d’autres, mais seulement à tirer son épingle du jeu. Faute d’un idéal alternatif, toute dénonciation des espoirs illusoires que l’on fait miroiter aux foules est donc inaudible. Essayez d’en formuler une, et aussitôt les soupçons planeront sur vous : vous cherchez à tirer les autres vers le bas parce que vous êtes vous-même un raté, vous êtes prisonnier d’un vieux fonds puritain qui vous fait condamner les innocents plaisirs de la vie, vous êtes un suppôt de l’assistanat, vous avez la nostalgie de l’égalitarisme soviétique, vous n’aimez pas les têtes qui dépassent, etc. Ce réflexe conditionné est si bien installé que, malgré ces précisions, je sais devoir me préparer stoïquement à ce qu’il se trouve au moins un olibrius, lorsque ce texte sera publié, pour bramer : « Et alors, qu’est-ce qu’il y a de mal à vouloir faire quelque chose de sa vie ? »

Ce désir légitime, et cette image flatteuse d’ambition, d’énergie et de dynamisme, la droite les instrumentalise de multiples façons - en particulier pour encourager les salariés à produire toujours plus de richesses, qui retombent pourtant de moins en moins dans leur poche. Elle y parvient par une ambiguïté sciemment entretenue autour de la notion de « travail ». Un seul mot sert à désigner deux choses différentes : il y a les activités que l’on exerce parce qu’on les a choisies, parce qu’à travers elles on a le sentiment d’avancer et de s’épanouir ; dans certains cas, elles peuvent valoir une reconnaissance sociale qui se traduit en espèces sonnantes et trébuchantes, mais, dans tous les cas, ce sont des activités dotées d’un horizon, qui offrent des perspectives de progression et donnent un minimum de sens à la vie. Et puis il y a le boulot qu’on prend parce que c’est celui-là qui se présente - on a déjà de la chance quand il s’en présente un -, et qu’il faut bien gagner sa croûte et nourrir sa famille. Qu’il s’agisse d’un travail utile ou, comme c’est plus souvent le cas aujourd’hui, absurde, voire nuisible pour tout le monde sauf pour les actionnaires, qu’on le pratique dans des conditions matérielles et relationnelles correctes ou infernales, on l’occupe uniquement, ou avant tout, par nécessité économique. Les gratifications symboliques et financières y sont le plus souvent limitées, et, pour un nombre non négligeable de travailleurs, qui conjuguent pénibilité et pauvreté laborieuse, elles sont nulles. Les individus qui ont le privilège d’être payés pour ce qu’ils aiment le mieux faire, et de pouvoir ainsi confondre les deux sortes de travail, sont une petite minorité : la plupart d’entre eux réservent la première sorte d’activités à leurs loisirs.

C’est ce que feint d’ignorer la ministre de l’Économie de Nicolas Sarkozy, Christine Lagarde. Lors de son discours culte de présentation du projet de loi « en faveur de l’emploi, du travail et du pouvoir d’achat » (défiscalisation des heures supplémentaires, abaissement du « bouclier fiscal » à 50 % du revenu, crédit d’impôts sur les intérêts d’emprunts pour les propriétaires, abaissement des droits de succession, etc.), le 10 juillet 2007 à l’Assemblée nationale, elle martelait : « Le travail est une chose naturelle, essentielle à l’homme, et non un pis-aller destiné à subvenir aux nécessités quotidiennes. [...] Ce qui compte dans le travail, c’est la possibilité qu’il donne de se surpasser. » Elle citait Confucius : « Choisissez un travail que vous aimez, et vous n’aurez pas à travailler un seul jour. » Le Canard enchaîné ironisait : « Toutes ces subtilités ont échappé à la femme de ménage ou à la caissière de supermarché... » De même qu’aux salariés suicidés de Renault et PSA Peugeot-Citroënnote.

Pour un gouvernement dévoué à servir les intérêts des classes possédantes, persuader une population qui se ruine la santé pour des clopinettes, tout en voyant l’essentiel des fruits de ce travail lui échapper, qu’elle poursuit un grand idéal, c’est évidemment tout bénéfice. Dans sa présentation d’une loi qui, profitant avant tout aux employeurs et aux foyers les plus riches (le bouclier fiscal devrait permettre à moins de 13 000 contribuables de se voir restituer, à eux seuls, 583 millions d’eurosnote), aura pour effet de creuser encore davantage les inégalités, la ministre livre un émouvant plaidoyer : « Cessons donc d’opposer les riches et les pauvres, comme si la société était irrémédiablement divisée en deux clans ! » La tirade prend toute sa saveur lorsqu’on se rappelle que le précédent abaissement du bouclier fiscal, décidé par le gouvernement Raffarin et entré en vigueur le 1er janvier 2007, a par exemple eu pour conséquence que Léone Meyer, petite-fille du fondateur des Galeries Lafayette, « a touché un chèque de plus de 7 millions d’euros correspondant au trop-perçu concernant ses impôts de 2006note ». Mais, pas de souci : tous ces cadeaux directs faits aux plus riches ne sont destinés qu’à permettre que ceux-ci, qui sont de bons citoyens, voire de grands philanthropes, et qui, de surcroît, ont mérité leur fortune (dans le cas de Léone Meyer, c’est particulièrement flagrant), nous les rendent au centuple ; on ne sait pas encore très bien comment ils vont s’y prendre, mais Christine Lagarde nous l’assure.

En attendant, elle brocarde « cette tradition [française] qui fait du travail une servitude », et s’insurge : « Comment ne pas voir les préjugés aristocratiques qui nourrissent une telle idée ! » Heureusement, « la remise à l’honneur du travail, pour laquelle les Français se sont si clairement prononcés, fait accomplir à la France un véritable tournant démocratique ». Tout est bien qui finit bien, la cause du peuple a triomphé, et elle peut passer à la présentation des réductions d’impôts sur les intérêts d’emprunts. Qu’elle illustre aussi sec par un exemple apparemment banal à ses yeux : « Ainsi, un couple marié avec deux enfants, propriétaire d’un bien immobilier de 800 000 euros... », faisant hurler les députés communistes et républicains. Le Canard enchaîné rappelle que la rémunération annuelle d’un avocat associé dans un cabinet comme Baker & McKenzie, que la ministre a dirigé, va « du million au million et demi de dollars ». Ce qui explique qu’elle soit « un peu déconnectée du terrain ». Sans blague.

Si cette confusion entre travail rémunéré et accomplissement personnel peut se comprendre de la part d’une Christine Lagarde, il est plus surprenant, et plus triste, de la retrouver chez des artistes qui, pensant rendre justice à leur propre parcours de marginaux flamboyants, en viennent à cautionner des intérêts qui ne sont pas forcément les leurs. Parce qu’eux-mêmes, dévoués à leur vocation, ont assumé crânement leurs périodes de vaches maigres et la précarité qu’impliquait leur condition, parce qu’ils estiment s’être « faits tout seuls » et sont fiers de leur parcours, ils se laissent prendre à la glorification de la volonté individuelle, du « mérite » et de la distinction promue par le discours de la droite, et finissent par accabler de leur mépris la piétaille - tous ces cons qui n’ont même pas su faire une œuvre. L’égalitarisme porté par la gauche devient synonyme à leurs yeux d’une terne médiocrité dans laquelle ils auraient l’impression de se dissoudre. Ainsi, l’un des plus gros crève-cœur de la période récente aura sans doute été la lecture du « journal de la semaine » publié à l’été 2007 dans Libération par Serge Rezvani, écrivain et compositeur dont les livres restent une source d’inspiration inépuisable pour quiconque cherche à vivre heureux et libre.

De la Corse où il habite désormais, Rezvani livrait cette réflexion : « Je pense que les remous médiatisés du CPE [contrat première embauche, en 2006] ont largement dépassé la réalité, et qu’une vieille nostalgie du Mai 68 des jeunes années de leurs grands-parents - aujourd’hui “seignors” - a sûrement poussé leurs petits-enfants à s’imaginer mettre de nouveau “l’imagination au pouvoir”, alors qu’en réalité c’était tout le contraire puisqu’un affligeant désir de sécurité poussait certaines petites militantes d’une quinzaine d’années à avouer - textuel ! - sans en être humiliées, et les yeux dans la caméra : “Mais moi je pense à ma retraite !” D’accord, vivement ta vieillesse pépère, petite conne !!! » Rien que de très familier, malheureusement, dans cette condescendance arrogante que témoignent souvent ceux qui ont connu Mai 68 à l’égard des jeunes générations, considérées comme frileuses et conformistes, et, en même temps - sans crainte de la contradiction -, comme incapables à jamais, malgré leurs risibles tentatives, d’égaler l’archétype absolu de la révolte que fut cette période.

On nous permettra de trouver nettement plus « affligeant », pour notre part, l’hommage que Rezvani rend - sans en être « humilié », lui non plus - à l’« intelligence » de Nicolas Sarkozy, tout en s’indignant des « bassesses de la campagne électorale que nous venons de vivre, où les termes calomnieux de l’antisarkozysme rappelaient ceux de l’antisémitisme que j’ai connu pendant la dernière guerre ». Cette allégeance fascinée aux puissants du jour, guidée par un sentiment de reconnaissance et d’affinités entre « gagnants », cette alliance scellée sur le dos des perdants, qui ne sont des perdants que parce qu’ils le veulent bien, ou parce qu’ils sont vraiment trop crétins, et tant pis pour eux, explique le grand nombre de soutiens déclarés au candidat de l’UMP parmi les personnalités des arts et du show-biznote. Mais, venant d’un homme qui a toujours mis un point d’honneur à ne manger dans la main de personne, cette déférence en dit long sur les ravages du sarkozysme. Sur le forum de l’article, où dominent les réactions consternées, un contributeur, sous le titre « Naufrage », se désole de ces « courbettes », et écrit : « Rezvani, vous n’êtes riche que grâce à nous, qui vous avons aimé. Tristesse. »

RACHIDA DATI, MACHINE DE GUERRE FICTIONNELLE

Les ressorts narratifs de la success story sont si familiers, elle est si valorisée et valorisante, que Nicolas Sarkozy et son entourage eux-mêmes ont tout fait pour y conformer leur biographie. Cela a parfois exigé d’eux des trésors d’imagination, par exemple pour s’inventer de ces avanies censées s’être gravées à jamais dans votre mémoire pour vous forger le caractère et aiguillonner votre ambition. Le Nouvel Observateur rapportait ainsi l’« humiliation » du président d’avoir grandi dans - on ne rit pas - le « quartier pauvre de Neuilly » : « Nicolas n’ose pas inviter ses camarades chez lui. Un souvenir le hante : le saumon fumé sous cellophane acheté au Prisunic sur lequel il tombait quand il ouvrait le réfrigérateur familial. Chez ses amis, le saumon fumé venait des meilleurs traiteurs de la ville. » Poignant, non ? En août 2007, pour désamorcer la polémique que font naître ses vacances à Wolfeboro, payées par ses amis de l’industrie du luxe et de la finance, il a également recours à la ficelle de la revanche sur une enfance de privations : « Quand j’étais jeune, je n’ai pas eu l’occasion d’aller aux États-Unis, car, dans ma famille, ça ne se faisait pas. »

Même contemplation émue du chemin parcouru, quelques jours auparavant, pour Rama Yade, la « benjamine du gouvernement », qui accompagnait le président dans son voyage au Sénégal, son pays d’origine : « En venant de l’aéroport [de Dakar], j’ai pris le même chemin qu’il y a vingt ans, mais en sens inverse. En 1987, je suis partie avec une petite valise et aujourd’hui je reviens secrétaire d’État. C’est la vie et beaucoup d’émotion. » Le Canard rappelait cependant qu’elle était arrivée en France avec son père diplomate, collaborateur de Léopold Sédar Senghor, qui avait été nommé à Paris : « Pas vraiment la valise en carton de Linda de Souzanote... » Encore des esprits chagrins qui n’aiment pas les belles histoires. Peu importe ; si Rama Yade ne peut nier ses origines privilégiées, un épisode ultérieur de sa biographie lui permet quand même de prononcer les mots magiques de « banlieue », « cité » et « quartier populaire » : son père ayant abandonné sa famille, elle déménage avec sa mère et ses sœurs dans une cité de Colombes. Elle le raconte, pour Le Point, à un Christophe Ono-dit-Biot charmé (mais il faut dire que tout ce qui se rattache au monde merveilleux de la Sarkozie laisse ce garçon pantelant d’admiration) : « Avec mes deux petites sœurs, on planquait l’Encyclopédie Universalis parce que notre mère nous avait dit que c’était notre seule richesse. » Allez, encore une pour la bonne bouche : « Quand j’ai eu ma première paie, je suis allée voir le propriétaire qui nous harcelait pour le loyer. Je lui ai fait son chèque, je lui ai dit qu’on ne lui devait plus rien et je lui ai donné ma carte : Rama Yade, administratrice au Sénat. Ça avait de la gueule, et ça me faisait vraiment plaisir parce que ce type aurait pu nous empêcher de faire des étudesnote. » Dans Le Nouvel Observateur, on lit que, durant son enfance, « Rama Yade part en vacances grâce au Secours Populaire » - d’obédience communiste ; Colombes est alors une municipalité PC - et que « sa mère fait des ménages pour payer les études de ses fillesnote ». Le Monde confirme que la pauvre femme « s’est sacrifiée pour leur offrir l’école privée catholique ». Pendant ce temps, le père, Djibril Yade, dément dans une interview à un quotidien sénégalais s’être jamais séparé de la mère de Rama, et précise ailleurs que celle-ci est actuellement conservateur au Louvre (encore un bel exemple de fulgurante ascension républicaine ?). Bon. Tout ça est un peu confus.

Mais l’atout maître du gouvernement Fillon en matière de success story, c’est évidemment la ministre de la Justice Rachida Dati, passée-d’une-cité-immigrée-de-Chalon-sur-Saône-aux-palais-de-la-République. Elle pratique avec ardeur le « parlons de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse » : « Dans une interview accordée au Journal du dimanche, relève Marianne, la garde des Sceaux, grande copine de Cécilia [Sarkozy], ne nous entretient pas de mirifiques projets qu’elle aurait pour la justice, les prisons ou contre la récidive. Non, Rachida parle de Rachida, du courage de Rachida, de l’intelligence de Rachida, du flegme de Rachida, de l’humanité de Rachida, etc. Fatigant, déjà. » De toute façon, sa fonction de ministre, comme la fonction de secrétaire d’État de Rama Yade, est secondaire : leurs mentors les ont fait réussir uniquement pour illustrer la mystique - ou la mystification - sarkozyenne de la réussite. Rachida Dati est là avant tout pour faire rêver ; elle est une machine de guerre fictionnelle. Pour quiconque fait métier de raconter une histoire, elle est du pain bénit. On lit par exemple dans Le Nouvel Économiste : « Sur son berceau, les fées ne se sont jamais penchées. Alors, elle les a inventées. Bannissant les déterminismes, forçant sa condition, son histoire est celle d’une volonté glorifiée. » Seigneur, c’est tellement beau, le spectacle de quelqu’un qui « force sa condition », c’est une telle mine littéraire et journalistique qu’on en vient presque à se demander s’il ne faudrait pas ajouter encore des obstacles à l’intégration, plutôt que de chercher à les supprimer - histoire de se donner toutes les chances d’atteindre au paroxysme du frisson esthétique.

Pour ce qui est d’exploiter au mieux les ressources lyriques de « Sarcosette », la palme revient, après une longue délibération, à Agathe Logeart, du Nouvel Observateur, qui, sous l’accroche « Comment la fille d’un maçon algérien est devenue l’alter ego de Nicolas Sarkozy », livre le portrait d’une « Rastignac aux yeux de biche ». Ça commence très fort : « Elle pouffe. Ses cils lui arrivent jusqu’au bout du nez. Elle porte un jean, un tee-shirt blanc et un petit pull noir. Elle a l’air d’avoir 12 ans, toute menue derrière le bureau de marqueterie orné de dorures tarabiscotées. Elle ressemble à Fantômette, ou à la Marianne de Faizant, ou à une héroïne de manga avec ses cheveux noirs soigneusement tout fous et ses yeux immenses. Elle n’a pas l’air vraie. Et ce qui lui arrive n’a pas l’air d’être vrai non plusnote. » Très en forme, Christophe Ono-dit-Biot, encore lui, fait cependant un challenger sérieux : « Regard de biche, bouche rouge, corps énergique et frêle sur escarpins bondissants. C’est elle, Rachida Dati. Révélation de la campagne, nouvel astre de la galaxie Sarko, messie médiatique du renouvellement social et générationnel. Un nom, une silhouette, un parcours, un symbole. » Notant qu’Albin Chalandon, le premier à avoir soutenu la ministre, a ses bureaux « rue Christophe-Colomb », Ono-dit-Biot juge que c’est là « une adresse qui va bien au découvreur de Dati » - il est EN FORME, je vous dis. Étourdi par un tel tourbillon de grâce et de force d’âme, le Canard essaie de suivre : donc, Rachida « vendait dès 14 ans des produits de beauté dans les escaliers de sa cité, tenait la caisse d’un supermarché, vidait les pots et tenait la main des vieilles personnes dans les cliniques » ; son « premier coup » remonterait à ses « 14 ans, année décidément intense où, tout en suant dans les escaliers, les supermarchés et les cliniques de sa cité, la jeune Rachida a trouvé le temps de piocher dans l’organigramme de Saint-Gobain ramené par son père balayeur et d’écrire au pédégé du groupe pour lui demander un stage à New York. En vain, mais depuis, rien ne l’arrête ! » Les Guignols de l’Info, quant à eux, s’en donnent à cœur joie : « Quand j’avais dix ans, dit la marionnette de la ministre avec des trémolos dans la voix, j’étais passionnée de mode, et je me souviens qu’avec mes petites mains je me fabriquais des jupes plissées avec les peaux des bêtes que j’avais tuées dans la forêt en rentrant de l’école... » L’original est à peine moins caricatural.

DES DISCRIMINATIONS ? OÙ ÇA ?

Une Noire, une Arabe. En exposant Rama Yade et Rachida Dati en bonne place dans la vitrine de son gouvernement, en les offrant en pâture aux médias, Nicolas Sarkozy, à peine élu, envoie un message insistant : dans ce pays, il n’y a ni racisme ni discriminations ; quand on veut vraiment y arriver, on peut, il suffit de travailler. « J’étais sûre que le travail serait reconnu », confie Dati. Elle raconte le moment où elle a appris sa nomination : « J’ai fondu en larmes. C’était trop brusque, trop fort. Je me suis dit, “voilà, la France permet cela”. J’ai eu un flash-back de ma vie pratiquement jusqu’à mon enfance. J’ai vu toute ma vie. Et cette pensée qui dominait tout le reste : la France permet cela. » Dès lors, pourquoi mettre en place des politiques égalitaires, redistribuer les richesses, garantir à tous des conditions de vie correctes, quand on peut se contenter d’accréditer cette fable ? Pourquoi se fatiguer à ôter les obstacles qui se dressent sur le chemin des plus défavorisés, quand on peut se contenter de couvrir d’éloges ceux qui, parmi eux, ont le jarret assez souple pour sauter par-dessus, quitte à les y aider un petit peu - en insinuant sournoisement, par la même occasion, que les autres doivent quand même être un peu feignasses s’ils n’y arrivent pas eux aussi ?

La ruse n’est pas nouvelle, rappelle Serge Halimi. En 1928 déjà, aux États-Unis, le candidat républicain Herbert Hoover « opérait la confusion habituelle entre les proclamations constitutionnelles égalitaires du pays et sa réalité sociale (qui n’a cessé de les contredire, de manière grossière) », en affirmant dans un discours : « Chaque Américain, riche ou pauvre, né à l’étranger ou autochtone, quelle que soit sa foi ou sa couleur, peut accéder à la position sociale que lui ouvrent ses capacités et sa personnalité. Le vainqueur est celui qui déploie l’entraînement le plus persévérant et la plus grande force de caractère. » Yade et Dati sont les versions glamour d’une figure délibérément construite par les idéologues de la révolution conservatrice : celle d’un individu qui ne serait défini ou entravé ni par ses origines sociales ou culturelles, ni par sa couleur de peau, ni par son sexe ou son orientation sexuelle - toutes caractéristiques qui seraient purement anecdotiques -, mais uniquement par son appartenance à la nation. Faisant l’éloge, à sa parution, du livre de Rama Yade, Noirs de France, Pascal Bruckner écrivait : « Elle a une phrase terrible qui devrait faire réfléchir du côté de la rue de Solférino [siège du Parti socialiste] : quand la droite dit aux Noirs et aux beurs : “Vous êtes des Français”, la gauche leur répond : “Vous êtes des victimes”note. »

Cette liquidation des déterminations sociales passe forcément par le discrédit jeté sur ceux qui en étudient les effets, comme l’a montré Didier Éribon dans son livre D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française : « Le projet de renvoyer au passé toute l’histoire des sciences sociales françaises pour les remplacer par la “philosophie politique”, écrit-il, n’avait, au bout du compte, pas d’autre signification que celle-ci : libérer les individus de tout déterminisme social. » C’est bien d’« individus » qu’il s’agit, et non plus de « sujets » : car « le “sujet” contrairement à l’“individu” sait que la Société le précède et se situe au-dessus de lui et, par conséquent, il n’a pas la désastreuse illusion qu’il peut inventer le social au gré de ses “désirs” ». Derrière cette fiction, promue par les libéraux, d’une nation comme « emballée sous vide », constituée d’individus dont le poids ou la marge de manœuvre respectifs seraient identiques de fait - et pas seulement dans les idéaux que proclament les frontons des mairies -, se cache une entreprise de liquidation de la politique : « Dénier le caractère constitutif des inscriptions sociales ne les fait pas disparaître, écrit encore Éribon, mais cherche à interdire qu’on lutte contre les dominations qu’elles commandent. » Pour mieux les affaiblir, on qualifie désormais toute revendication collective de « corporatiste » ou de « communautariste » : on reproche à ceux qui la portent de mettre en péril l’intérêt général ou la cohésion de la nation. À lire Didier Éribon, on mesure mieux l’inconscience de ceux qui, tout en se réclamant de la gauche, croient pouvoir joindre leurs voix à ce concert douteux.

D’autant qu’il ne faut pas s’y tromper : même si une approche superficielle peut faire percevoir leur démarche comme la défense d’intérêts particuliers, ce sont bien les mouvements sociaux qui maintiennent en vie l’idéal du bien commun. Ils rappellent que, s’il existe bel et bien, par bonheur, une marge de manœuvre individuelle, il est absurde de vouloir faire croire que celle-ci peut être autre chose qu’une marge, justement : pour le reste, chacun est bien le produit de déterminations qui le rattachent à divers groupes et qui, en fonction de la façon dont elles sont perçues et valorisées socialement, facilitent ou empêchent sa progression. Aucune démocratie digne de ce nom ne peut se dispenser d’en tenir compte et de chercher les moyens de remédier aux inégalités qui en résultent. Nier l’importance de ces inégalités, et vouloir qu’il y ait société sans qu’elles aient d’abord été vaincues, c’est mettre la charrue avant les bœufs et prendre ses désirs pour des réalités. Si les mouvements sociaux suscitent souvent une telle hostilité, c’est parce qu’ils rappellent cette vérité contrariante.

Pour sa part, l’idéologie conservatrice, si elle exalte la grandeur de la nation, ne fait en réalité aucun cas, évidemment, de l’intérêt général ou du bien commun. Dans cette compétition généralisée qu’est la société telle qu’elle la conçoit, et où elle fait mine de croire que tous auraient les mêmes chances, chacun est, comme Erin Brockovich, « seul contre tous ». Dans le slogan électoral de Nicolas Sarkozy, « ensemble, tout devient possible », le « ensemble » n’est là que pour décorer. Ou, plutôt, il désigne un « ensemble » effroyablement pasteurisé, expurgé de tous ses éléments non conformes ; car, si on exhibe quelques spécimens de catégories défavorisées à qui on a « donné leur chance », c’est pour mieux se dédouaner de la relégation dans laquelle, incommodé par leur existence, on souhaite maintenir tous les autres. À cet égard, toute recomposée qu’elle soit, la prétendue « famille d’aujourd’hui » formée par le clan Sarkozy, véritable débauche de gosses de riches blonds aux yeux bleus, qui fait la couverture de Paris-Match note quinze jours après l’élection présidentielle, évoque davantage les héritiers monégasques que la diversité de la France contemporaine. On pourrait y voir un signe peu réjouissant, mais Christophe Ono-dit-Biot, lui, est enthousiaste : il s’extasie devant Cécilia Sarkozy, « brune splendide entourée d’une nuée d’enfants blonds beaux comme des Casiraghi ».

Par ailleurs, qu’il y ait une Noire et une Arabe au gouvernement, cela occupe sans doute jusqu’à saturation l’espace médiatique et permet de faire oublier que la présidentielle s’est largement gagnée à l’extrême droite, mais ne change rien à la condition ordinaire des Noirs et des Arabes en France. « À la Justice, on mettra Rachida, annonçait Nicolas Sarkozy à ses proches collaborateurs quelques jours après son élection. Quelle image ! Dans un pays où une partie de la population pense qu’il y a deux justices, c’est montrer, avec Rachida, qu’il n’y en a qu’une. » Sauf qu’une « image » n’a jamais eu le pouvoir de changer la réalité. Le mensuel CQFD, à l’été, rappelait deux affaires récentes qui avaient fait bien peu de bruit : la mort de Lamine Dieng, jeune Français d’origine sénégalaise, comme Rama Yade, dans un fourgon de police, le 17 juin 2007 à Paris ; et l’assassinat sauvage d’un étudiant guinéen, Ibrahima Sylla, le 1er avril à Marseille. « “Beurs et blacks au sommet”, titre L’Express à propos de Rachida, Rama et Fadela. Qu’en disent les proches de Lamine et d’Ibrahima, ces morts pas télégéniques, à peine bons à alimenter la rubrique des chiens écrasés ? Pour ne pas ternir l’étoile du shérif devenu président, il faudrait même les enterrer en silence », écrit Nicolas Arraitz. À notre connaissance, les parents des deux jeunes hommes n’ont pas été reçus à l’Élysée, où l’on est pourtant friand de victimes à réconforter.

Le même journal, dans son numéro de juin, rapportait cette scène, qui s’était déroulée juste après la constitution du gouvernement Fillon : « K. M., Maghrébin résidant en France, est menacé de mort par son voisin, un ancien militaire algérien, qui l’accuse de faire du gringue à sa femme. Affolé, il fuit son hôtel meublé et se rend au commissariat. À l’accueil, une femme-flic et un confrère, visiblement en fin de service. K.M. explique la situation : son voisin l’attend devant sa porte avec un couteau à la main. Il demande protection. Ce à quoi on lui rétorque que la police ne peut rien faire, puisqu’il ne lui est encore rien arrivé. Il insiste, demande à être placé en garde à vue. On l’éconduit. “Vous aurez ma mort sur la conscience !” Réponse du fonctionnaire : “Tu n’as qu’à aller te plaindre à ta ministre.” Besoin de sous-titrage ? » Par ailleurs, avant le second tour des législatives, dans un meeting de François Fillon à Nantes, un cameraman se faisait sortir sans ménagement par le service d’ordre, sans qu’il faille y voir un quelconque rapport avec le fait qu’il était noir et portait des dreadlocks. Quant à Sylvie Noachovitch, vedette du petit écran et candidate UMP aux législatives dans la 8e circonscription du Val-d’Oise, elle confiait à ses collègues d’un jury littéraire : « Moi, mon mari peut dormir tranquille. Dans ma circonscription, il n’y a que des Noirs et des Arabes, et l’idée de coucher avec l’un d’eux me répugne. » Chassez le naturel...

On a beau les encenser, le traitement réservé aux deux jeunes vedettes du gouvernement, d’ailleurs, n’est lui-même pas exempt d’ambiguïtés. Évoquant sa rencontre avec sa protégée Rachida Dati, l’ancien garde des Sceaux Albin Chalandon se souvient avec condescendance qu’elle était déjà pleine de qualités, mais « sous la coupe d’un père terriblement ancré dans sa culture ». La lourde insistance sur la « beauté » des deux jeunes femmes, sur les « yeux de biche » de Rachida Dati, le qualificatif de « perle noire » appliqué à Rama Yade (sur un forum qui lui est consacré, un internaute livre une analyse politique approfondie en estimant qu’elle a « des yeux à faire sauter tous les boutons de braguette ») rappellent irrésistiblement l’imagerie coloniale sur la beauté des femmes exotiques. Ce choix de deux femmes, jeunes et belles, confirme aussi le traitement différencié en fonction du sexe que l’on applique aux enfants de l’immigration - en particulier depuis la mise en orbite médiatique de Ni putes ni soumises : diabolisation et répression pour les hommes, éloge et intégration à bras ouverts pour les femmes qui ont le physique adéquat et/ou qui jouent le jeu du fayotage républicain.

Avant elles, le milieu médiatique avait déjà eu les yeux du loup de Tex Avery pour l’Iranienne Chahdortt Djavann ou pour Loubna Méliane, l’une des figures de proue de Ni putes ni soumises. Premier journaliste à interviewer Chahdortt Djavann, Jean-Pierre Elkabbach s’enflammait : « Je veux dire que vous êtes courageuse, j’ai dit que je vous découvrais, vous êtes passionnée, vous êtes belle... » Et, dans Libération, le portrait de Loubna Méliane s’ouvrait sur cette description : face aux filles voilées, « asservies volontaires à l’obscurantisme », se dresse Loubna Méliane, « fille des Lumières », « cheveux au vent, jupe en jeans et bas résille, fière de son indépendance sur ses talons vacillants » (et dire que le rapport pourtant limpide entre les Lumières et les bas résille m’avait toujours échappé jusqu’ici).

Dans un livre d’entretiens, la sociologue Nacira Guénif-Souilamas formulait l’hypothèse provocante selon laquelle l’engouement pour Ni putes ni soumises s’expliquait aussi par le fait que le discours de l’association ouvrait « le marché des beurettes » aux mâles des centres-villes. Elle racontait : « Une journaliste cherchant à trouver mon premier livre a tapé “beurette” dans un moteur de recherche. Elle s’est retrouvée au milieu d’un nombre impressionnant de sites pornographiques qui mettaient en scène des “beurettes”. J’ai été effarée d’apprendre ça et de voir combien il y avait une exotisation perverse et réductrice de leur image. C’est peut-être pour cela qu’un certain nombre de filles des quartiers refusaient d’être définies comme des “beurettes” ; comme si elles avaient conscience, intuitivement, d’être réduites à un statut d’objet sexuel par des hommes en quête d’érotisme, éventuellement nostalgiques du temps des colonies où ils pouvaient exercer leur “empire”, dans tous les sens du terme, sur elles. »

Le cas de Fadela Amara, la troisième « fille d’immigrés » du gouvernement, avec sa « coiffure travaillée à la planche à clous », comme dit joliment Gérard Lefortnote, est un peu différent. L’ennemie déclarée des intégristes et - cherchez l’erreur - collaboratrice de Christine Boutin semble avoir pour fonction principale de traduire en « djeunz-de-banlieue » le programme inégalitaire et répressif du gouvernement. Ainsi lors de son intervention en Conseil des ministres du 7 septembre 2007, intitulée « Tolérance zéro contre la glandouille », et dont on trouve le texte sur son blog : « La politique de la ville a besoin de franchise. Entre nous, on ne va pas se la raconter. Je vous le dit [sic] cash : [...] Le désœuvrement d’une partie de notre jeunesse est inacceptable. » La retranscription est cependant amputée de sa conclusion, que cite Le Canard enchaîné : « La suppression de la carte scolaire, ça va foutre le bocson. Mais c’est ça qu’on attend dans les quartiers. Je vous le dis cash, monsieur le Président, allons-y à donf. » Quelques jours plus tôt, déjà, la fondatrice de Ni putes ni soumises avait trouvé la solution au « désœuvrement » : « Une armée où il y a de la couleur, c’est de la bombe ! Faut péter le ghetto mental existant dans la tête de nos jeunes qui pensent que les filières d’excellence ne sont pas pour eux. » On avait déjà pu se faire une idée de la géométrie très variable de ses convictions, de toute façon, lorsqu’elle avait milité activement en faveur du projet de loi contre le voile à l’école, après l’avoir désapprouvé avec véhémence, quelques semaines auparavant, lors de son audition par la commission Stasi.

L’une des armes idéologiques les plus récentes forgées pour renforcer encore l’opprobre frappant ceux qui luttent contre les discriminations est le procès en « victimisation ». Si le nouveau pouvoir se vante d’être au service des victimes, il laisse clairement entendre qu’il y en a de bonnes et de mauvaises. Il les aime consensuelles, apportant de l’eau au moulin de sa vision du monde ; les autres, celles qui dénoncent sa politique, qui ne donnent pas prise à son paternalisme, qui s’organisent elles-mêmes pour défendre leurs droits, qui ouvrent leur gueule, sont soupçonnées d’exagérer, de simuler, d’exercer un chantage. De toutes parts, ce terme étant désormais passé dans le langage courant, on les accuse de se « victimiser » et de fatiguer tout le monde. Sont visés les descendants d’esclaves ou de colonisés, ou encore les féministes, mais aussi, par extension, toutes les formes de plainte, de contestation ou de revendication. Comme le thème permet de ratisser large (en cherchant bien, à peu près n’importe quelle situation peut s’aborder sous l’angle victimes-coupables) et que, par ailleurs, rien n’est plus dans l’air du temps que de cogner sur les faibles et les opprimés en clamant qu’ils nous emmerdent avec leurs éternelles jérémiades, ou pour dénoncer le danger qu’ils représentent, on voit aujourd’hui fleurir les essais sur le sujet.

Le concept a été lancé par Pascal Bruckner, en 1995note ; puis il a été popularisé par Élisabeth Badinter, qui, dans son livre Fausse route, consacré aux « excès » du féminisme, en 2003, se référait dès les premières pages à Bruckner. C’est un dialogue de sourds qui s’instaure entre ceux qui luttent au nom des minorités ou des femmes et les pourfendeurs de la « victimisation » : les seconds accusent les premiers de battre en brèche l’universalisme, répétant que ce ne sont pas ses origines ou son sexe qui font la valeur d’un individu - ce qui ne manque pas de sel venant d’auteurs qui, comme Bruckner (l’un des rares partisans, en France, de l’invasion anglo-américaine de l’Irak), semblent pour leur part s’identifier toujours plus étroitement à un Occident envisagé dans son acception la plus blafarde et la plus arrogante. Or, si les minorités s’organisent, c’est bien pour combattre la vision essentialisante ou franchement hostile dans laquelle les emprisonne leur environnement social. Retraçant l’apparition de cette controverse, François Cusset fait remarquer que l’identité homosexuelle à l’heure du sida, par exemple, « n’est pas une origine, mais la convergence de situations : en l’occurrence la maladie, l’homophobie et la solidarité ».

Pour accéder à l’existence en tant qu’individu, encore faut-il pouvoir se dépêtrer de la nasse des préjugés, surtout quand il s’y ajoute un faible pouvoir économique. Mais ces handicaps de départ, nos « nouveaux philosophes » ne les voient pas ou les minimisent constamment. « La possibilité offerte à chacun d’aller vivre, étudier à Londres, Amsterdam, Barcelone, Bologne, Cracovie, Prague, Budapest constitue un élargissement spirituel extraordinaire auprès duquel le rattachement exclusif à une identité minoritaire paraît un rabougrissement pathétique », écrit ainsi Bruckner dans La Tyrannie de la pénitence note, oubliant que cette possibilité n’est pas exactement offerte à chacun. Ce postulat naïf d’une égalité de départ explique que, quand les catégories discriminées réclament l’égalité effective ou l’accès à des droits qui, pour elles, n’existent que sur le papier, nos auteurs l’interprètent comme un despotisme, ou comme la revendication d’un passe-droit. La désinvolture de ce « y a qu’à » - « y a qu’à s’épanouir en tant qu’individu », « y a qu’à voyager », « y a qu’à se prendre en main », et, pour les femmes battues, « y a qu’à faire ses valises », selon Élisabeth Badinter - trahit une bonne dose de morgue sociale.

LA « RACE DES SEIGNEURS »

Elle rappelle le « y a qu’à » adressé aux chômeurs : on qualifie les luttes sociales de « victimisation » comme on rebaptise la protection sociale « assistanat ». Au cours de la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy a explicitement lié les deux notions lorsqu’il s’en est pris à « ceux qui au lieu de se donner du mal pour gagner leur vie préfèrent chercher dans les replis de l’histoire une dette imaginaire que la France aurait contractée à leur égard ». Les deux termes permettent d’occulter le dynamisme, l’autonomie et la solidarité qu’implique un mouvement social, d’une part, et le caractère de correctif minimal apporté par la protection sociale à une société toujours plus inégalitaire, d’autre part, en leur associant une image dépréciative de passivité, d’infantilisme, de parasitisme. Ils affirment que, si les pauvres sont pauvres, s’ils n’ont aucune perspective d’avenir, c’est parce qu’ils sont paresseux ou parce qu’ils ne font que pleurnicher en attendant la becquée. Dès lors, plus rien ne viendra troubler la bonne conscience des riches ni la haute idée qu’ils seront autorisés à se faire d’eux-mêmes - l’argent, comme dans un film avec Julia Roberts, devient synonyme de vertu : si on est vertueux, affirme le catéchisme de la droite, immanquablement, tôt ou tard, on croulera sous les millions ; à partir de là, il n’est pas très difficile de faire avaler au bon peuple que, si on croule sous les millions, c’est forcément qu’on est vertueux. Plus rien ne s’oppose donc à l’élargissement du fossé entre riches et pauvres, qui correspond à la réalisation d’une justice immanente, ni à la naturalisation des inégalités sociales.

Cette naturalisation passe par l’inscription de la différence de « caste » dans le corps. Faut-il s’étonner que les quelques collaborateurs méritants qu’un président obsédé par les apparences, et affirmant sa foi dans le déterminisme génétique, a choisi de coopter au sein de la plèbe se distinguent par leur physique avantageux ? « Elle est de la race des seigneurs », déclare Cécilia Sarkozy, en usant d’un vocabulaire pour le moins significatif, à propos de son amie Rachida Dati, qu’elle appelle sa « sœur », avant d’ajouter : « Et en plus, elle est belle. » « La position sociale, en s’inscrivant dans les corps, induit une sorte de seconde nature, écrivent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues spécialisés dans l’étude des riches. L’idéologie du sang bleu de la noblesse en était une manifestation, pas si fausse que cela puisque, à travers tous ses privilèges, cette caste avait pu acquérir des qualités rares et transmissibles par l’éducation. [...] Cette naturalisation des qualités sociales, leur attribution non plus à l’efficacité des apprentissages et à l’excellence du milieu familial, mais à l’hérédité d’une humanité à part, d’une autre essence, conduit à l’idéologie du sang bleu, thème raciste inversé qui fait des nobles (et aujourd’hui de l’aristocratie de l’argent) une espèce supérieure, de nature différente. »

« La lutte des classes est bien sûr une idée essentielle... essentielle pour les manuels d’histoire, assenait Christine Lagarde dans son discours déjà cité à l’Assemblée. Il faudra certainement, un jour, en étudier les aspects positifs [!], mais elle n’est aujourd’hui d’aucune utilité pour comprendre notre société. » Quelques semaines plus tard, à l’université du Mouvement des jeunes socialistes (MJS), le premier secrétaire du parti, François Hollande, clamait à son tour que « la lutte des classes, c’est fini ». On peut cependant douter de la validité d’un projet de reconstruction de la gauche qui ne verrait son salut que dans la conformité mentale et lexicale à l’air du temps. Car si le terme de « lutte des classes » traîne derrière lui tout un cortège d’images folkloriques rendues désuètes par le triomphe planétaire du libéralisme, il y a longtemps que les classes, elles, ne se sont pas aussi bien portées. Qu’on l’appelle comme on voudra : renoncer à un outil intellectuel qui permette de penser la question sociale, c’est se priver de tout moyen de contrer cette vision aristocratique du monde, qui trace une ligne de plus en plus infranchissable entre deux catégories d’humanité.

Les classes populaires et les classes moyennes en voie de prolétarisation appartiennent-elles d’ailleurs encore tout à fait à l’humanité ? À considérer les pauvres comme une sous-espèce, grouillant très loin là en bas, et trimbalant comme une punition divine le fardeau de son indigence coupable, on en vient vite à le leur dénier. Le maire UMP d’Argenteuil, Georges Mothron, peut ainsi, à l’été 2007, faire l’acquisition d’un produit répulsif destiné à éloigner les sans-abri du centre-ville. Les employés municipaux ayant refusé de l’utiliser, il le met à la disposition d’un centre commercial. Dominique, qui vit devant le centre, raconte que, « à chaque fois que la mairie vient “nettoyer”, ils jettent à la benne les trois quarts de nos affaires ». « Un jour, dit sa femme, c’est nous qu’ils jetteront à la benne. »

Il y a cependant des manières plus élégantes d’envoyer les perdants « à la benne ». Le montage qui agrémentait un portrait de Christine Lagarde dans un numéro de Capital offrait une illustration plus discrète, mais pas moins saisissante, de la même logique. C’est un genre florissant dans la presse magazine : on demande à une personnalité de raconter son quotidien, de donner ses bonnes adresses de boutiques ou de restaurants, ou de citer ses produits préférés, et on illustre le tout par des vignettes (les paparazzi Bruno Mouron et Pascal Rostain ont poussé jusqu’au bout la logique du concept en consacrant une exposition photographique aux « poubelles de stars »). Dans le cas de la ministre de l’Économie, cela donnait : une photo d’elle en train de jardiner ; une photo de ses tablettes de la Maison du Chocolat, « son seul vice » ; une autre des ensembles Chanel à 5 000 euros qu’elle affectionne ; et une autre... d’une manifestation des salariées licenciées de l’usine Levi’s de La Bassée, où l’on peut distinguer des banderoles proclamant « Nous voulons vivre ». Un trophée de chasse. En effet, lorsqu’elle travaillait chez Baker & McKenzie, Christine Lagarde y a mis sur pied un département parisien de droit social, suite au vote, en 1982, après l’élection de François Mitterrand, des lois Auroux sur les libertés des travailleurs dans l’entreprise. « Sa spécialité : bétonner les plans sociaux de grands groupes, dont ceux des usines Hoover, à Dijon, en 1993, et Levi’s, à La Bassée (Nord), en 1999. »

« 1999. Je n’oublierai jamais le dernier jour, ce dernier jour, le 12 mars 1999. Qu’est-ce qu’on va devenir ? Des petits groupes se sont formés. Tout le monde s’est rapproché de la réception, nous étions blêmes. J’entends encore les paroles de Claudine en pleurs. “Au revoir les filles, bonne chance.”

Je n’oublierai jamais, j’étais fière de travailler chez Levi’s.

Je n’oublierai jamais les fleurs que nous avons offertes aux syndicats et à Jocelyne, les larmes de la déléguée syndicale sur mon épaule. [...]

Toi, machine, je ne t’oublierai jamais, tu en as vu des rires, des larmes, des angoisses, des bons moments, des mauvais aussi.

Et toi, ma pince à fils, mes ciseaux, ma carte d’ordinateur, mon coussin, je vous reprends, je ne vous laisse pas dans d’autres mains. Je n’oublierai jamais les filles en larmes. D’habitude, je suis la première à sortir, là je traîne, je ne veux pas partir, je regarde tout autour de moi, les posters, les machines. [...]

Maintenant il faut partir. Je me retourne une dernière fois sur mes dix-huit ans chez Levi’s, un dernier regard sur ma titine. Tu étais tout pour moi, tu m’as donné tant de joies et tant d’emmerdes, maintenant je dois te laisser dans d’autres mains, c’est très difficile pour moi mais malheureusement c’est le grand connard qui en a décidé ainsi, je te remets une dernière fois ton manteau en espérant que tu seras bien traitée comme je l’ai fait pendant dix-huit ans et demi. Loin des yeux, près du cœur ; adieu. »


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