Le vivant menacé, écosystèmes détruits, rapports alarmants…

jeudi 15 décembre 2016.
 

Avec les contributions de Corine Pelluchon, philosophe, professeure à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée, Pascal Canfin, directeur général du WWF France, Arnaud Brayard, paléontologue et chercheur au CNRS et Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle.

Notre existence est une coexistence

par Corine Pelluchon, philosophe, professeure à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée

Le fait que de nombreuses espèces animales et végétales disparaissent à un rythme sans précédent soulève un problème philosophique majeur : au-delà des risques environnementaux et sanitaires que l’érosion de la biodiversité fait courir à l’humanité, c’est la manière dont nous habitons la Terre qui est remise en question. En prélevant les ressources sans veiller à la capacité des écosystèmes à se restaurer et sans tenir compte des animaux, nous sommes aveuglés par la recherche du profit immédiat. Notre indifférence à l’égard des générations futures et des autres vivants n’est pas seulement une faute morale, c’est une injustice. En agissant comme si les terres, les mers et les autres vivants n’étaient faits que pour nous et comme si les forêts étaient vierges, nous nous octroyons une souveraineté absolue sur tout ce qui existe. Elle n’a pas grand-chose à voir avec le modèle de l’homme comme intendant d’un dieu créant les animaux selon leur espèce (Genèse I, 24), et non selon notre point de vue. Ce modèle, qui a prévalu en Occident jusqu’à l’âge moderne, a été remplacé depuis la révolution industrielle par celui du despote, usant et abusant de tout ce qui est utile à sa conservation et à son bien-être. La satisfaction et la jouissance individuelles sont alors promues au rang d’idéaux que la démocratie représentative sert et que le marché façonne.

L’anthropocène désigne le dérèglement de la biosphère causé par l’explosion des flux de matière et d’énergie liée à nos activités et à la démographie. Pourtant, nous continuons de raisonner comme si les droits de l’homme étaient fondés sur l’individu conçu de manière atomiste. Coupé des autres vivants et défini par sa capacité à faire des choix et à en changer, il ne reconnaît à sa liberté qu’une seule limite : ne pas créer de dommage aux autres personnes actuelles, surtout à celles qui lui ressemblent. C’est ce fondement du droit qui doit changer parce qu’il est incompatible avec le respect des autres formes de vie, des autres cultures et, plus généralement, d’autrui.

Les droits de l’homme, écrivait Claude Lévi-Strauss, «  trouvent leur limite à ce moment précis où leur exercice entraînerait, ou risquerait d’entraîner, l’extinction d’une espèce animale ou même végétale (…). Il faudrait poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même  » (C. Lévi-Strauss, le Monde, 21 janvier 1979).Bien plus, si notre existence est une coexistence, la justice suppose que les règles de la cohabitation avec les animaux ne peuvent plus être définies au seul bénéfice des humains. Les animaux sauvages, qui désirent vivre selon leurs normes propres sur des territoires qu’ils ont choisis, ont le droit d’exister. Leur existence nous oblige : notre droit de nous emparer de toutes les terres et d’exploiter les océans est limité et, dans l’architecture et l’urbanisme, nous devons prendre en considération les animaux.

Le respect de la biodiversité et la justice intergénérationnelle conduisent à une réinterprétation des droits de l’homme, comme on le voit avec la «  déclaration universelle des droits de l’humanité  » de Corinne Lepage. Il s’agit de faire un pas supplémentaire. Parce que nous respirons, mangeons et occupons l’espace, nous ne sommes jamais seuls. La justice n’est pas seulement liée à la conciliation des libertés individuelles et à la sécurité ; le partage de l’espace et des nourritures et la protection de la biosphère sont aussi des finalités du politique. L’écologie et la question animale s’installent au cœur d’un nouveau contrat social.

Dernier ouvrage : Les nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015. À paraître : Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Alma, 12 janvier 2017.

L’homme détruit son capital naturel

par Pascal Canfin, directeur général du WWF France

Entre 1970 et 2020, les deux tiers des populations de vertébrés – poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles – auront disparu. C’est sur ce constat alarmant que s’ouvre l’édition 2016 de notre rapport «  Planète vivante  ». Tous les deux ans et depuis plus de vingt ans, le WWF réalise cette analyse scientifique sur l’état de notre planète et l’impact de l’activité humaine.

Le premier indicateur, l’indice planète vivante, a mesuré l’évolution de 14 152 populations appartenant à 3 706 espèces vertébrées partout dans le monde. Il fait état d’un déclin de 58 % entre 1970 et 2012. Ce phénomène ne concerne pas seulement les espèces emblématiques telles que les éléphants ou les grands singes, mais toute la biodiversité dont dépend la bonne santé des forêts, des fleuves et des océans.

Sans les espèces qu’ils abritent, les écosystèmes vont s’effondrer, emportant avec eux les services que nous rend gratuitement la nature. C’est dramatique, insoutenable et de plus en plus rapide. Demandons à nos anciens : de leur temps, il y avait plus de papillons, plus d’abeilles, plus d’oiseaux, plus de grenouilles. Dans les champs, les océans, les forêts, partout le vivant régresse.

Sommes-nous capables, nous, espèce humaine, de mettre une limite à notre boulimie de ressources naturelles et notre prise de contrôle sur la nature ? C’est la question fondamentale posée par ce rapport.

Car c’est bien l’homme qui est responsable de ce déclin de la biodiversité. En premier lieu parce qu’il détruit les habitats où vivent les espèces. En France, tous les sept ans, nous artificialisons l’équivalent d’un département. Il est normal d’aménager des territoires, notamment dans les pays en développement, mais là où ce n’est vraiment pas indispensable, il faut savoir mettre une limite. Arrêtons de considérer toutes les zones naturelles comme des «  zones à aménager  » ou des «  zones vides  », alors qu’au contraire, elles sont riches de vie ! L’homme est donc en train de détruire le capital naturel sur lequel il est assis et sans lequel toute prospérité est tout simplement impossible. On estime que depuis le 8 août 2016 l’humanité vit à crédit. Cette date est calculée grâce à un second indicateur, l’empreinte écologique, qui permet d’évaluer l’aptitude de la planète à subvenir aux besoins de l’humanité. En seulement huit mois, nous avons émis plus de carbone que ce que les océans et les forêts ne pouvaient absorber en un an, nous avons pêché plus de poissons, coupé plus d’arbres, fait plus de récoltes, consommé plus d’eau que ce que la Terre aurait pu produire sur cette même période.

Aujourd’hui, il faudrait 5,4 planètes pour répondre aux besoins de l’humanité si tous les habitants de la Terre vivaient comme les Australiens, 4,8 pour les Américains, 3 pour les Français. On voit bien que dans les pays développés, les niveaux de consommation ne sont pas soutenables, même si leur empreinte écologique a légèrement diminué entre 1985 et 2012. C’est très peu mais c’est quand même le signe que la catastrophe n’est pas inéluctable.

Pour parvenir à un développement économiquement soutenable, nous devons notamment agir sur notre alimentation, dont l’impact est majeur. À elle seule, l’agriculture occupe environ un tiers de la surface terrestre totale, est à l’origine de 80 % de la déforestation mondiale et pèse pour près de 70 % de la consommation d’eau. En réduisant notre consommation de viande et en mangeant davantage de légumineuses (lentilles, pois…) et de céréales par exemple, nous pouvons diminuer de 25 % nos émissions de gaz à effet de serre. Les solutions existent et sont à la portée de tous ! Chacun porte la responsabilité de faire les bons choix afin de léguer aux prochaines générations une planète vivante. Nous sommes aujourd’hui à un point charnière où l’homme doit saisir l’opportunité de se réconcilier avec la nature, et donc avec lui-même.

La biodiversité n’a jamais été un long fleuve tranquille

par Arnaud Brayard, paléontologue et chercheur au CNRS

Le registre fossile nous apprend que les espèces apparaissent et disparaissent continuellement. Cette évolution est ponctuée par des extinctions de masse suivies de rediversifications relativement «  rapides  » (entre 0,5 et 1,5 million d’années tout de même) et de la mise en place d’écosystèmes nouveaux. Toutefois, l’érosion de la biodiversité observée depuis l’intensification des activités humaines, puis son potentiel effondrement par emballement avec l’intensification des changements globaux (augmentation des températures, acidification des océans, etc.) sont alarmants. Il s’agit donc d’un enjeu majeur pour notre planète et, avant tout, pour notre espèce tant nous sommes en étroite association avec les différents écosystèmes qui nous entourent (alimentation, matériaux…). Le dernier rapport du WWF renforce l’idée d’une baisse drastique de la biodiversité mais se base sur quelques populations sauvages de vertébrées, donc essentiellement sur l’abondance des individusau sein de ces espèces : il est donc difficile d’extrapoler directement ces analyses à un nombre d’espèces sur la totalité du vivant… Reste que le constat est inquiétant. L’équation est d’autant plus difficile à résoudre que nous avons encore du mal à estimer le nombre total d’espèces sur Terre. De plus, la notion même de biodiversité est complexe et multidimensionnelle, allant du gène aux écosystèmes en passant par les relations entre individus et espèces, et elle fluctue dans le temps et l’espace – bref, ce n’est pas un simple catalogue d’espèces. La difficulté est également de déterminer si nous ne détruisons pas plus vite les espèces et écosystèmes que nous acquérons de connaissances sur eux.

Les scénarios actuels sur les changements globaux engagés conduisent tous à envisager à terme une décroissance majeure de la biodiversité. Comment réagir ? Même si les échelles de temps sont différentes et toute comparaison peu prédictive, le registre géologique nous fournit quelques indices sur ces questions. Par exemple, certaines extinctions de masse ont eu pour causes des changements globaux similaires à ceux visibles aujourd’hui. Le plus sévère de ces écocides fossiles a conduit à la disparition d’environ 90 % des espèces marines et à l’installation d’écosystèmes radicalement différents des précédents. Si on tente une projection des disparitions actuelles déjà répertoriées, les taux d’extinction sont comparables à ceux de cet écocide fossile. Notre situation est donc dangereuse : nous nous dirigeons vers une nouvelle extinction de masse dont nous sommes incapables de prévoir l’effondrement. Si nous ajoutons une vitesse des changements globaux à venir probablement plus rapide que lors de cet événement géologique, mais aussi la pression des activités humaines qui n’existaient pas durant cet intervalle, le cocktail devient explosif. Le registre fossile permet aussi d’évaluer la vulnérabilité de certains organismes ou écosystèmes : mieux vaut ne pas être un corail australien. Nos décideurs devront rapidement déterminer sur quoi et où faire porter les politiques de protection et conservation. Seul un effort accru sur l’acquisition de connaissances approfondies sur les écosystèmes qui nous entourent et donc un investissement massif dans la recherche scientifique et l’éducation des futures générations permettront à nos dirigeants de prendre les bonnes décisions, sans idéologie ni faux-semblants. Sans cela, le scénario le plus catastrophique se profile avec une biodiversité réduite au minimum. Pour autant, que chacun se rassure, le registre fossile nous indique clairement que la biodiversité repartira rapidement sur de nouvelles bases, mais il n’est pas garanti que l’homme en fasse partie.

La biosphère future sans Homo sapiens ?

par Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle

Quatre cent vingt millions ! Ce chiffre correspond à la diminution de 25 % du nombre d’oiseaux communs en Europe au cours des années 1980-2009. Autrement dit, en trente ans, un quart des moineaux, rouges-gorges, pinsons, mésanges, etc. ont disparu de nos forêts, nos champs, nos villes. Dans l’article publié en 2014 dans Ecology Letters, Inger et al. ajoute que 90 % des pertes portent sur les 36 espèces les plus communes. Contrairement aux grandes pestes médiévales, cette diminution n’a pas été une hécatombe. Nous n’avons pas observé de cohortes de petits oiseaux morts le long des haies ou dans nos rues. Ce déclin est beaucoup plus insidieux. Il correspond à une baisse, répétée de génération en génération, du succès reproducteur de ces oiseaux. C’est-à-dire que la génération N a moins de descendants que celle qui l’a précédée : moindre fécondité, échec à l’envol lorsque l’oisillon quitte le nid plus faible, mortalité plus forte… La génération suivante, N+1, a encore moins de descendants et ainsi de suite. À terme, de génération en génération, il y a moins d’individus sans qu’aucune espèce n’ait disparu. Nous voyons toujours des pinsons, des mésanges… mais il y en a moins, beaucoup moins. Nous pourrions aussi ajouter cet exemple : souvenez-vous des millions de petits insectes écrasés sur votre pare-brise et qui vous obligeaient à vous arrêter sur l’aire d’autoroute il y a quarante ans.

C’est terminé aujourd’hui ! C’est le même phénomène que souligne le récent rapport du WWF qui nous dit que 58 % des individus vertébrés vivant sur Terre ont disparu ces 42 dernières années. Mais, alors, pourquoi devrait-on s’en soucier puisque aucune espèce n’a disparu. Les stocks vont bien finir par se reconstituer, non ? Tenter de répondre à cette interrogation suppose de se tourner vers le très lointain passé de la vie sur Terre. L’histoire de la biosphère au cours des derniers 500 millions d’années n’a pas été un long chemin tranquille. Cette histoire a été jalonnée de multiples crises, une soixantaine dont cinq majeures. Que nous raconte cette histoire et pouvons-nous en tirer des enseignements pour éclairer ce qui se passe aujourd’hui ? L’étude des crises anciennes nous livre deux messages importants.

- Le premier est qu’aucune crise n’a été une hécatombe. Une crise «  ne fait pas de morts  » ! L’image d’Épinal qui nous montre un dinosaure terrorisé à la vue d’une météorite traversant le ciel et qui va provoquer un massacre est fausse. La réalité des crises est celle d’une absence. Les couches géologiques contemporaines des crises ne renferment que de rares fossiles, comme si la vie s’était retirée de la planète. Les cinq crises majeures du passé illustrent toutes des déclins de la biodiversité qui, à terme, ont bien sûr conduit à la disparition des espèces.

- Le second message est que toutes les crises ont eu des causes multiples. À l’image du Crime de l’Orient-Express, il n’y a pas eu un seul coupable. Les oscillations climatiques ont joué un rôle important, mais toujours déclenchées et associées à des facteurs multiples : grands épanchements volcaniques, regroupement des continents, chutes de météorites, baisse de l’oxygénation des océans…

Or, qu’observons-nous aujourd’hui et que nous disent les rapports successifs, notamment celui du WWF ? Que nous sommes face à un déclin sans précédent dans notre histoire d’espèces, communes ou non, et que ce déclin est imputable à une addition de facteurs cumulant leurs effets : perte et dégradation des habitats, surexploitation des ressources, pollution, transfert d’espèces, changement climatique, etc. Nous devrions méditer les deux messages de l’histoire ancienne de la biosphère. En effet, l’évolution nous a dotés d’un cerveau performant qui a permis l’essor de notre espèce et l’émergence de développements technologiques. Mais ce cerveau nous offre aussi la capacité d’analyser nos propres actions et de réagir. N’oublions pas que les biosphères qui ont succédé aux crises ont toujours été radicalement différentes de celles qui les avaient précédées et il est probable que si notre espèce provoquait une grande crise, rien ne dit qu’elle y survivrait. La biosphère future pourrait alors fort bien se reconstruire sans Homo sapiens.

Dernier ouvrage : La Biodiversité de crise en crise, de Bruno David et Patrick De Wever. Paris, Albin Michel, 2015.

Dossier publié par le quotidien L’Humanité


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