La pauvreté (dénuement) : vertu philosophique ou scandale permanent ?

vendredi 19 août 2022.
 

Article original : http://robertmascarell.overblog.com...

A) LE DÉNUEMENT CHOISI

Peu ou prou, depuis l’apparition de l’homme sur terre, au moins depuis son accession à l’état d’homo sapiens sapiens, le dénuement est considéré par toutes les civilisations, par toutes les religions comme une des vertus cardinales. Pratiquement tous les systèmes philosophiques et religieux comportent, en effet, une base ascétique à la fois négative et positive. Et pourtant, force est de reconnaître que depuis aussi longtemps les hommes sont en quête d’opulence.

L’ascétisme surtout, le stoïcisme à un degré moindre sont les deux grands mouvements de pensée occidentaux fondés sur la recherche de la perfection par le contrôle le plus absolu possible de ses sens et sur l’indifférence vis-à-vis des biens matériels. L’origine de ces deux courants remonte à trois ou quatre siècles avant Jésus-Christ.

Deux siècles auparavant, Pythagore fondait un mouvement d’où émanait une secte d’intention religieuse au genre de vie dominé par l’ascétisme et les purifications. Dix siècles plus tard, d’échec en échec, le pythagoricien est une espèce de hippie, un déraciné au comportement excentrique. Hiver comme été il couche dehors, il se promène nu-pieds ; sale et déguenillé, il se nourrit de peu, son régime est fait de thym et de légumes crus, il ne boit que de l’eau, il porte les cheveux longs et hirsutes. Le pythagoricien est alors devenu un cynique. Il ne rejette pas seulement la cité, mais la vie civilisée tout entière. Comme le cynique, ce type d’homme s’affirme par la volonté d’"ensauvager" la vie, de retrouver l’âge d’or de la sauvagerie première.

Le cynisme, Diogène le poussa jusqu’à ses extrémités. La légende veut qu’enseignant à Athènes, il vivait au fond d’un tonneau, d’où il répondit à Alexandre : "Ote-toi de mon soleil", puis il brisa son écuelle en voyant un enfant boire au creux de sa main. A ce spectacle, l’écuelle lui est soudain apparue comme un luxe intolérable. En haillons, satisfaisant ses besoins sexuels comme on mange, mangeant peu, injuriant et mordant, Diogène incarnait une doctrine morale prêchant par l’exemple à la masse des malades et des fous l’autosuffisance ascétique du "citoyen du monde", qui satisfait seuls les vrais besoins de l’homme au mépris des servitudes extérieures et de la morale commune.

Douze siècles, environ, avant Jésus-Christ, et jusqu’à un siècle après, Dieu inspirait, selon les théologiens, l’écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament, dont les soixante-douze livres constituent la Bible. Je l’ai parcourue minutieusement pour la première fois de ma vie, de sa première à sa dernière page. Lecture fort instructive et passionnante. Où l’horrible côtoie le meilleur.

J’en ai retiré, à travers de nombreuses citations, la matière propre à démontrer combien les préceptes du christianisme sont une exhortation à ce que ses adeptes vivent leur foi dans la plus extrême simplicité.

- Job, serviteur de Yahweh, nom propre de Dieu, ne s’écrie-t-il pas : "Nu je suis sorti du sein de ma mère et nu j’y retournerai !" ?

Dans le livre de l’Ecclésiastique, Jésus-Christ laisse encore moins de place au doute : "Ne marche pas à la remorque de tes passions, et contiens tes désirs." Ou bien encore : "L’essentiel de la vie, c’est de l’eau, du pain, un vêtement, et une maison pour couvrir la nudité.

Mieux vaut la vie du pauvre sous un toit de planches, que des mets somptueux chez des étrangers.

Contente-toi de peu comme de beaucoup, et tu n’entendras plus le reproche des intrus."

Dans leurs évangiles respectifs, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc rapportent dans une version quasi identique des propos tenus par Jésus à un jeune homme riche : "Si tu veux être parfait, va vendre tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, tu auras ainsi un trésor au ciel. Puis viens et suis-moi." A ces mots, le jeune homme s’en alla tout chagrin, car il avait de grands biens. De la même façon, Jésus dit à ses disciples : "Je vous le dis en vérité, il est difficile à un riche d’entrer au royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume des cieux." Ce qu’entendant, les disciples furent tout saisis et ils dirent : "Qui donc pourra se sauver ?" Jésus les regarda et leur dit : "Aux hommes c’est impossible, mais tout est possible à Dieu."

Arrivé à ce point de ma démonstration, je ne résiste pas au plaisir de vous lire la parabole du riche et du pauvre Lazare rapportée dans l’Evangile selon saint Luc : "Il y avait un homme riche, qui se revêtait de pourpre et de lin fin, festoyant chaque jour splendidement. Un pauvre nommé Lazare, gisait à sa porte, couvert d’ulcères, et désireux de se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; et même les chiens venaient lécher ses ulcères. Un jour le pauvre mourut et fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi et on l’ensevelit. Dans l’enfer, ayant levé les yeux, tandis qu’il était dans les tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. Il s’écria : Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare, pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et rafraîchisse ma langue, car je suis torturé dans cette flamme. Abraham répondit : Mon fils, souviens-toi que tu as reçu des biens pendant ta vie, et Lazare a reçu de même des maux. Maintenant il est ici consolé et toi tu souffres. D’ailleurs, il a été établi entre nous et vous un grand abîme, de sorte que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le pourraient pas, et ceux de là-bas ne passent pas non plus vers nous. Le riche réplique : Je te prie donc père, de l’envoyer à ma maison paternelle, car j’ai cinq frères ; qu’il leur parle, de peur qu’ils ne viennent eux aussi dans ce lieu de tourments. Et Abraham de répondre : Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent. Mais il dit : Non, père Abraham, mais si quelqu’un de chez les morts va vers eux, ils feront pénitence. Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader, même si quelqu’un ressuscitait d’entre les morts."

Marxiste, et à ce titre convaincu de la réalité de la lutte des classes, même si, depuis sa théorisation, celle-ci a pris des apparences différentes, je dois reconnaître que jamais je n’aurais été capable de la démontrer aussi brillamment. La citation qui suit, la dernière que je tire de la Bible, plus précisément de la première épître de l’Apôtre Paul à Timothée, vaut aussi son pesant de dénonciation de la cupidité : "Ayant la nourriture et les vêtements, contentons-nous en. Quant à ceux qui veulent s’enrichir, ils tombent dans la tentation et le piège, et dans beaucoup de convoitises insensées et honteuses, qui précipitent les hommes dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux est l’amour de l’argent : quelques-uns, pour s’y être livrés, ont erré loin de la foi et se sont infligés à eux-mêmes des douleurs nombreuses."

De l’autre côté, en extrême-orient, les préceptes bouddhistes participent eux-aussi de la même croyance, j’allais dire de la même illusion que chez les chrétiens, en une vie après la mort ou renaissance, dont la qualité serait déterminée par la valeur morale des actes précédemment accomplis. Celui qui veut alors goûter à la béatitude du nirvâna doit observer rigoureusement les règles de la morale et pratiquer assidûment diverses méthodes psychiques permettant les unes de connaître clairement la Vérité, les autres d’épuiser progressivement les passions et de développer la sérénité.

Une telle discipline ne peut être suivie que par des ascètes ayant renoncé à tous les plaisirs ou biens de ce monde et menant en communauté une vie austère.

Comment expliquer, alors, que des principes empreints d’une aussi grande sagesse aient pu à ce point être bafoués par ceux-là mêmes qui se prétendent habités par ces diverses fois ?

Probablement, parce que ceux qui, croyants ou pas, ont erré ou errent toujours loin de la foi n’ont pas enduré ou ne se sont pas infligés des douleurs aussi nombreuses qu’il est écrit dans la Bible. A cette candeur-là s’arrête ma rencontre, ou si vous préférez commence ma divergence avec le livre sacré fondateur de notre civilisation.

B) LE DÉNUEMENT SUBI

Depuis très longtemps, et à l’échelle de notre planète, des masses de plus en plus considérables d’hommes vivent en plein dénuement, non par choix philosophique ou religieux mais par obligation. Aujourd’hui, l’ascétisme volontaire se manifeste dans le désir, pour une infime minorité d’hommes et de femmes, de partager le sort des classes laborieuses. Il s’agit non plus de s’imposer une vie austère, mais de participer à l’existence difficile des plus déshérités. Des êtres admirables comme l’abbé Pierre, Monseigneur Gaillot, le professeur Jacquard, soeur Thérésa, etc, en sont le témoignage contemporain. Enfin, anecdotiquement, les usages diététiques ainsi que les cures d’amaigrissement ont enlevé au jeûne et à la frugalité leur caractère pénitentiel. L’ascétisme, dans ce cas, ne tend plus à favoriser la libération de l’homme en vue de la contemplation et de la sagesse.

La croissance économique sans précédent des nations occidentales après la Seconde Guerre mondiale a pu faire croire un moment que le problème de la pauvreté dans les pays riches était en voie de règlement. Il a fallu déchanter.

L’abolition de la pauvreté présuppose le droit de tout individu à être reconnu par autrui, ce qui n’est pas le cas dans les sociétés dominées par le culte de la performance économique.

Avant l’émergence de la rationalité productiviste, au 13ème siècle environ, le pauvre bénéficiait d’une relative reconnaissance sociale puisque, considéré comme figure de Jésus-Christ, il assurait l’unité entre le monde d’ici-bas et l’au-delà. Par exemple, pour Georges Duby, à partir de la seconde moitié du 12ème siècle, "la pratique de la charité s’accompagne d’un mépris croissant pour les pauvres jugés responsables de leur pauvreté et désormais tenus pour dangereux. Prend alors naissance l’idée qu’il faut cantonner les pauvres dans l’exclusion." Un tel revirement d’attitude s’explique par le fait que le travail va progressivement s’imposer comme la seule source de légitimité sociale.

Pendant très longtemps, l’économie politique a reposé sur la croyance en l’existence d’un ordre naturel auquel il faut se conformer pour aboutir à l’harmonie sociale. Au 18ème siècle, c’est l’école physiocratique qui imposera cette idée : l’ordre naturel est voulu par Dieu et il doit assurer le bonheur universel, la justice. Il est l’ordre providentiel. Dans ces conditions, il est inutile d’imaginer des lois humaines : il suffit de laisser faire.

Pour l’économiste anglais David Ricardo (1772-1823) : "Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution." Dans le même sens, Malthus dans son "Essai sur le principe de population" affirme : "Par suite des causes qui règlent la population et qui accroissent l’espèce humaine, les salaires les plus faibles ne se maintiennent jamais beaucoup au-dessus du taux que la nature et l’habitude exigent pour l’entretien des ouvriers." Ainsi, d’après Malthus, un homme qui n’est pas en mesure d’élever ses enfants ne devrait pas avoir le droit de procréer. Ce ne sont pas les institutions qui sont responsables de la pauvreté, mais les individus.

Marx ne pouvait évidemment partager une telle thèse : "L’économie politique, cette science de la richesse, dit-il, est en même temps la science du renoncement, des privations, de l’épargne, et elle arrive réellement à épargner à l’homme même le besoin d’air pur ou de mouvement physique."

Plus sévère que Marx à propos de l’économie politique telle qu’il l’entend, je pense même qu’elle théorise sur la nécessité du renoncement, des privations, de l’épargne pour une partie des hommes seulement, la grande majorité il est vrai, la poignée restante pouvant à l’inverse se goberger à satiété. L’économie politique moderne est en fait une science de l’injustice sociale. C’est la raison pour laquelle je tiens l’économisme pour un antihumanisme.

Mais l’humanité n’aurait-elle d’autre alternative de comportement qu’entre dénuement ou opulence, charité ou cupidité ? Les apparences peuvent le laisser craindre. S’il en était ainsi, ce serait le signe qu’en un millénaire rien, décidément, n’aurait beaucoup évolué. Avant l’an 1000, en effet, le débat entre la cupiditas et la caritas, rythmait déjà la pensée de ce temps, comme le démontre magistralement Georges Duby. Bien que plutôt pessimiste sur l’évolution de l’humanité, je ne peux me résoudre à une telle fatalité. Ni partisan du dénuement subi, ou même choisi, soit à titre philosophique soit à titre religieux, ni jaloux de l’opulence de la minorité de profiteurs, le salut de nous tous, à mon sens, est dans la simplicité ou la sobriété du comportement de chacun.

Tout le monde admet aujourd’hui, même les optimistes les plus béats, que la société humaine est en danger. Surconsommation dans une partie de l’hémisphère nord, sous-consommation partout ailleurs, surpopulation, fanatismes religieux ou nationalistes sur tout ou partie du globe préparent des lendemains douloureux. En dépit de ce constat, tout continue comme devant. Les conférences mondiales de Rio sur l’environnement, que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici-même dans une planche il y a trois ans, et du Caire sur la démographie, à la fin de l’année dernière, ont été des échecs retentissants. Je parie, et ce n’est pas de gaieté de cœur, que l’actuel sommet mondial de Copenhague contre la pauvreté connaîtra le même sort que ses devanciers.

Remporter la guerre contre la pauvreté, suppose effectivement d’avoir une approche planétaire de la situation. De ce point de vue, le sommet de Copenhague est sur la bonne voie, mais les échecs de Rio et du Caire l’hypothèquent à coup sûr. Il me paraît donc utile de rechercher les causes de ces fiascos.

A quoi sert-il de prêter serment sur la Bible, quand dans le même temps on se fait le chantre d’un système économique où sont glorifiés les gagneurs et ignorés les perdants, voire rejetés ? Quand la consommation à outrance tient lieu de philosophie ? Le plus navrant est que dans notre propre pays les principaux responsables politiques et économiques font chorus avec ce type de discours.

Mais, horreur ! Arrivé à ce point de ma texte, je m’aperçois tout à coup, et vous il y a plus longtemps encore, probablement, que je radote, c’est-à-dire que je répète sempiternellement la même chose. Plus grave, la suite aurait pu être pire, si, précisément, je n’avais accédé à la conscience de mon état. Je suis en effet en situation de pouvoir continuer à traiter du sujet annoncé dans le titre de ce travail en reprenant une bonne partie de l’article déjà mis en ligne intitulé : "Intelligence, progrès : chance ou perte de l’humanité ?". Tant il est vrai, qu’il est indispensable de juger une société par rapport à sa capacité à satisfaire les besoins qu’éprouvent ses membres, et non par rapport à des normes quantitatives trop souvent assimilées au bien-être. On en revient toujours au même problème de finalité : que produire ? pour satisfaire quels besoins ? qui décide ?

Et si, en définitive, le progrès n’existait pas ? Et si la nature se retournait contre nous ?

Au siècle dernier, un philosophe et économiste anglais : John Stuart Mill, libéral socialisant, n’envisageait l’avenir de l’humanité avec optimisme que par l’éducation des besoins, de telle façon que la société pourrait parvenir à ce qu’il appelait l’"état stationnaire", caractérisé par une absence de croissance économique, une reproduction de l’économie à l’identique. Pour lui, la population aux goûts épurés ne s’accroîtrait plus et serait satisfaite de la quantité et de la nature des richesses matérielles produites. Un siècle plus tard, l’éducation des besoins n’est pas à l’ordre du jour où que ce soit. Ceux qui ont déjà tout veulent toujours plus et ceux qui déjà n’ont rien sont condamnés à toujours moins. C’est la logique du système libéral : il ne tourne que par et pour les solvables. Le reste c’est de la charité. Mais voilà que je radote encore, là c’est la Bible qui me revient.


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