« Marx  : l’importance politique du travail philosophique » Lucien Sève

dimanche 26 juillet 2015.
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Le nouveau livre (1) du philosophe invite à comprendre en des termes profondément renouvelés 
la fameuse « sortie » de Marx de la philosophie. Ce moment à la fois daté et déterminant d’une démarche révolutionnaire ouvre la voie à un travail d’élaboration philosophique des catégories majeures 
du comprendre et de l’agir, qui se révèle d’une fécondité politique incomparable  : la « pensée Marx ».

Voici donc publié le troisième tome, monumental, de votre tétralogie Penser avec Marx aujourd’hui, consacré aux rapports de Marx avec la philosophie. Est-ce à dire que cette question était encore insuffisamment explorée  ?

Lucien Sève : Pas de façon vraiment satisfaisante, en tout cas à mon avis. Disons d’un mot l’essentiel  : l’apport philosophique de Marx continue d’être largement sous-estimé. D’où le fait scandaleux que jusqu’ici il n’avait jamais été inscrit au programme des épreuves écrites de l’agrégation de philosophie, quand Nietzsche par exemple l’a été neuf fois. La crise des subprimes a contraint d’admettre la pertinence de la critique économique de Marx  ; mon livre s’attache à faire enfin reconnaître l’importance non pareille de son travail philosophique.

Et en rédigeant ce volume, vous avez le sentiment d’y avoir découvert vous-même du nouveau  ?

Lucien Sève : Oui vraiment. À écrire un gros livre, on apprend toujours en cours de route une part de ce qu’on veut y dire. J’ai appris plus d’une chose, par exemple sur l’attitude matérialiste de Marx.

Le point d’interrogation dans le titre – «  la philosophie  »  ? – est à prendre très au sérieux. Y a-t-il un malentendu à parler, comme souvent, de «  la philosophie de Marx  »  ?

Lucien Sève : Pis qu’un malentendu  : un vrai contresens. Étudiant passionné par la philosophie idéaliste de Hegel, quoique la contestant d’emblée, puis exilé politique à Paris, il passe au matérialisme et au communisme à la veille des révolutions de 1848, et en vient à comprendre que toute philosophie, même celle du matérialiste Feuerbach, est en fin de compte un discours spéculatif sur le monde qui revient à le légitimer quand il urge de le transformer. D’où sa radicale et définitive sortie de «  la philosophie  ». Mais à la différence foncière d’un positiviste, Marx juge que reste de capitale importance le travail d’élucidation des catégories de la pensée et de l’action – qu’a-t-on en vue au juste quand on vise à l’essentiel, quand on dit que le monde est matériel, qu’une autre politique est possible, que nous voulons être vraiment libres  ? C’est pour apprendre à effectuer l’indispensable travail philosophique de clarification fondamentale que l’œuvre de Marx est d’irremplaçable fécondité.

D’où cette redoutable tentation, à laquelle n’a d’ailleurs pas totalement échappé le marxisme, d’une philosophie prétendant dire la vérité sur le monde à la place de la science, mais tout autant la démarche d’une science qui croit pouvoir se passer de ce travail philosophique. C’est bien pourtant ce qu’elle fait souvent  ?

Lucien Sève : Certes, mais justement ça ne va jamais sans grave dommage. N’est-ce pas criant, dans cette économie politique qui veut à l’esbroufe nous faire prendre le travail pour un coût, alors que ce qui coûte au capital n’est pas le travail, source unique de ses profits mais, ce qui est tout autre chose, l’appropriation privée de la force de travail, cette poule aux œufs d’or  ? Ou bien dans une recherche sur le cerveau qui mobilise des ressources énormes pour y chercher trop souvent ce qu’on n’y trouvera sûrement jamais  : les sources sociales de la conscience humaine, faute de réflexion sur cette catégorie philosophique majeure  ? D’autant plus remarquables sont au contraire ces théories scientifiques de physique quantique ou de biologie dont la puissance est inséparable de la pertinence philosophique – je renvoie entre autres à ces grands livres que sont le Boson et le Chapeau mexicain, de Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro (2), ou la Structure de la théorie de l’évolution, de Stephen Jay Gould (3).

Vous consacrez deux cents pages à une étude serrée des catégories que Marx lui-même utilise très souvent sans les expliciter. Cette mise au clair s’impose-t-elle  ?

Lucien Sève : Je l’affirme, et sauf erreur je le démontre. D’ailleurs Marx lui-même voulait exposer ce qu’est la dialectique hégélienne remise sur ses pieds de façon matérialiste, et s’il ne l’a pas fait il en donne du moins des ébauches partielles – je cite les textes. Mais son allergie profonde à «  la philosophie  » jointe à la foule de tâches qui ne cessent de l’accabler font que c’est assez rare. Or c’est fort dommage, non seulement pour nous mais pour lui, car ce qui reste inexprimé reste toujours peu ou prou impensé. Un exemple  : il a eu le génie de voir qu’à côté de la contradiction dépassable de la logique hégélienne il y a aussi la contradiction irréconciliable de l’histoire réelle. Mais à ne pas thématiser sur le plan catégoriel cette découverte, il manque à dessiner le panorama d’ensemble à quoi conduit ce passage possible de dialectiques restreintes à une dialectique générale d’immense portée. Mon livre donne bien d’autres exemples, que le recul historique dont nous disposons fait mieux apercevoir. Chez nombre de philosophes contemporains le déclaratif dépasse de loin le contenu effectif  ; chez Marx, c’est le contraire…

Vous étudiez donc deux douzaines de catégories – du connaître, de l’être et de la pratique. Pourriez-vous donner un exemple de l’usage utile qu’un simple profane peut faire de l’une d’elles  ?

Lucien Sève : La présupposition. Hegel a montré que tout concept s’oppose à un autre qu’il présuppose – ainsi, pas de négatif qui ne présuppose un positif, lequel présuppose lui-même ce négatif – on n’est pas père sans avoir fils ou fille. Ici comme ailleurs, Marx reprend l’acquis hégélien en lui conférant un sens matérialiste novateur  : rien ne survient dans l’histoire qui n’ait ses présupposés – ainsi le capitalisme n’a pu se développer que lorsque le licenciement des suites seigneuriales et l’expulsion des paysans propriétaires ont fait affluer dans les villes des gens n’ayant que leurs bras pour travailler. Toute forme sociale requiert ainsi des présupposés, et produit elle-même, sans le vouloir, des présupposés pour une possible forme sociale ultérieure. Voilà à quoi Marx attache et nous incite à attacher une importance cruciale. L’utopiste rêve d’un autre monde, ce qui est mieux que ne pas même rêver mais peut nous réserver bien des drames. Qui pense avec Marx s’attache à étudier ces présupposés réels d’un postcapitalisme que suscite aujourd’hui même le pire des capitalismes – une productivité inouïe du travail avec laquelle n’est plus inconcevable le «  à chacun selon ses besoins  », une exigence d’initiative responsable des travailleurs qui peut rendre inévitable leur accès à la direction de l’économie, un déploiement multiforme de l’individualité humaine qui sonne le glas des aliénations de classe… On se demande dans l’angoisse comment sortir de ce capitalisme mortifère  ; la réponse marxienne est  : prenez en compte et travaillez à faire grandir tous les présupposés déjà là d’un postcapitalisme communiste. Présupposition  : voilà une catégorie de première importance politique pour tous et chacun.

Vous confrontez ce que vous appelez la «  pensée-Marx  » à de grandes figures de la tradition philosophique, de Platon et Aristote à Kant et Hegel, et aussi à des auteurs contemporains – avec plus d’attention aux idéalistes que dans vos livres précédents, semble-t-il – de Husserl à Wittgenstein, de Nietzsche à Sartre, de Heidegger à Deleuze… Est-ce à dire qu’il y a du philosophique à méditer chez tous ces penseurs  ?

Lucien Sève : C’est selon, mais de façon générale oui, chez tous les grands, de Platon à Hegel. Ils ont élaboré au cours des siècles ces catégories philosophiques ultraprécieuses que Hegel a systématisées dans sa Logique et dont Marx a entrepris le renversement matérialiste, produisant ainsi une culture théorique indispensable à qui veut «  transformer le monde  ». Mais du même coup perdait sens de persister à philosopher comme avant. Nous sommes de longue date entrés dans l’ère de la «  fin de la philosophie  », où pensent encore de grands auteurs mais n’ont plus d’objet de grandes œuvres «  philosophiques  » au sens convenu du mot. Je ne vois pas par exemple comment n’être pas très sévère avec bien des démarches d’un Nietzsche ou d’un Heidegger, ou avec un livre comme Qu’est-ce que la philosophie  ? de Deleuze et Guattari. Ce qui n’empêche pas d’être attentif à ce qui peut enrichir la pensée catégorielle dans des travaux plus ou moins captifs encore de l’illusion «  philosophique  ». Y compris bien sûr chez les idéalistes – à propos de l’essence chez Marx, je confronte par exemple ses vues avec celles de Husserl, sur qui je n’avais guère travaillé qu’en ma jeunesse, et que j’ai sérieusement relu.

Dans le grand chapitre que vous consacrez à «  l’attitude matérialiste  » de Marx, vous opposez cette attitude au matérialisme naturaliste aujourd’hui fort répandu pour qui Darwin suffit à tout, et qui au nom de la biologie se déclare scientifique. Que lui objectez-vous  ?

Lucien Sève : Qu’il ne mesure pas l’immense différence entre matérialité naturelle et sociale, animalité et humanité, confusion catastrophique. Un Homo sapiens élevé dans la seule nature, ça donne un enfant sauvage. Ce qui a tout changé, c’est la production par le travail humain d’un immense monde historico-social, matériel et culturel, à partir de quoi tout s’inverse  : ce n’est plus par le dedans génétique que se fait notre hominisation supérieure mais par le dehors social. Là justement est le litige crucial avec l’idéologie bourgeoise du «  on ne changera pas l’homme  » – comme s’il n’avait pas déjà immensément changé au cours des millénaires. Plus largement je reproche à ce matérialisme naturaliste d’être terriblement réducteur, parce que philosophiquement fruste. Pour un matérialiste comme Mario Bunge rien n’existe que le tangible, de sorte qu’il est incapable de rendre compte valable du virtuel, du potentiel, du culturel, du conceptuel, du mathématique… J’ai tenté au contraire, à partir de Marx et en allant plus loin dans son sens, de développer une catégorisation matérialiste permettant de penser tout le réel en son immense diversité. C’est cela, à mon avis, être «  scientifique  » dans l’ordre philosophique…

Vous consacrez votre dernier chapitre à la dialectique. C’est une question sur laquelle vous revenez avec insistance depuis bien des années et quelques livres… Pourquoi  ?

Lucien Sève : C’est quoi, la dialectique  ? La maîtrise logique des contradictions – dans la pensée, dans la nature, dans l’histoire. Franchement, y a-t-il dans le monde formidablement contradictoire d’aujourd’hui mode de pensée de plus criante importance  ? Et croit-on que c’est un hasard si le refoulement de la culture dialectique est si total depuis l’intronisation du néolibéralisme  ? D’abord on nous a dit, après l’implosion de l’URSS  : plus de contradictions, fin de l’histoire – donc fin de la dialectique. Puis comme les contradictions sont aujourd’hui partout, nouveau discours à la Thatcher  : pas de solution à toutes ces contradictions, faut faire avec. Et toujours censure sur la dialectique. Je suis de ceux qui refusent, qui persistent à travailler sur la dialectique – il y a immensément à faire –, et à la faire connaître. Dans mon livre je consacre vingt pages à un exposé de la dialectique «  pour les nuls  » Je le dis à tout un chacun  : apprenez à penser dialectiquement, c’est vital.

En fin de compte, si on vous demande  : «  À quoi bon philosopher  ?  », que répondez-vous  ?

Lucien Sève : Si par philosopher on entend s’adonner à la «  philo  » médiatisée et marchandisée, je réponds non pas «  ça ne sert à rien  » mais pis  : ça sert à se mystifier soi-même et à mystifier les autres. Si au contraire on a en vue la haute culture logique de la pensée et de l’action, je redis avec Diderot  : hâtons-nous de rendre le savoir philosophique populaire.

Du matérialisme dialectique. Lucien Sève, agrégé de philosophie en 1949, a publié ses premiers travaux au milieu des années 1950, qu’il consacre à la philosophie universitaire française, adversaire impitoyable du matérialisme et de la pensée dialectiques. Durant les décennies ultérieures, l’histoire du matérialisme, 
la dialectique, les sciences de la nature 
et la bioéthique, l’anthropologie, la religion occupent une part notable de ses recherches, l’autre versant étant consacré à l’étude 
de la philosophie de Marx, à la théorie 
de l’État et à la question du communisme.

(1) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome III, La philosophie  ? Éditions la Dispute, 2014, 708 pages, 40 euros.


(2) Gallimard Folio, 2013.


(3) Gallimard, 2002.

Entretien réalisé par Lucien Degoy, L’Humanité


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