Sur les pas de la momie disparue

mardi 6 août 2013.
 

J’ai raconté comment j’ai appris la découverte de la dernière « tombe » de l’Inca Atahualpa en lisant un article sur le sujet dans « Science et Vie » en voyage de retour depuis Strasbourg. Il faut m’imaginer à présent embarqué dans un quatre-quatre pour m’y rendre a la surprise de tous ceux à qui j’ai dû demander le moyen d’y aller. La vérité est que presque personne ne sait de quoi je parle quand j’aborde le sujet ici. On m’avait annoncé une heure trente pour m’y rendre, il a fallu cinq. Je ne dis rien de la piste, du raccourci en chemin de chèvre, et, par-dessus tout, de l’angoisse de voir le temps passer avec le risque d’avoir à faire le chemin du retour dans la nuit et la brume. Mais la magie des paysages avait tout compensé. Le mieux restait à venir. C’est cette rencontre avec l’historienne qui a fait la découverte, Madame Tamara Estupinan. Je la trouve à l’heure au rendez-vous, claudicante mais rayonnante. On vient de lui opérer la hanche et elle marche pour l’instant avec une canne. Rude contrainte pour une femme sportive car c’est aussi une cycliste. On se met à table comme si on s’était quitté de la veille et on se tutoiera quasi aussitôt. On vient vite au récit de ce qui nous réunit en mangeant des aiguillettes de poulet au quinoa trempées dans du miel. Elle me raconte comment elle a mené son enquête. Elle sait ce qu’elle cherche : la momie de l’inca Atahualpa. Car celui-ci n’a accepté le baptême qu’en échange de la promesse que son corps ne soit pas brulé. Pizarro a promis. Le plus urgent pour lui c’est d’accroitre la soumission des indiens en liquidant la dernière autorité dont ils pourraient disposer. Et cet Atahualpa est un rude politique qui n’a pas trouvé ses galons dans une pochette surprise. Pizarro applique à Atahualpa la sentence d’un jugement ridicule. Il lui est, par exemple, reproché l’assassinat de son demi-frère Huscar, concurrent pour le trône. Et c’est un envahisseur qui le fait ! On lui reproche aussi un rejet blasphématoire de la Bible. C‘était le jour où on lui avait dit qu’il entendrait par ce moyen la voix de dieu. Après avoir approché de son oreille le livre, Atahaulpa l’aurait jeté en disant « je n’entends rien ». Les Espagnols passent Atahualpa au garrot. Puis l’histoire se brouille. Mais on sait que le corps disparait. On connait le nom de celui qui le prend en charge. Il n’y a aucun doute que celui-ci ait fait aussitôt momifier le mort. Cette momie c’est un trésor dont on ne peut se figurer l’importance. Elle est autant institutionnelle que religieuse pour les Incas. On ne peut prendre la succession au trône de l’Inca si l’on n’a pas l’accord de la momie de son prédécesseur. Donner une chance à la dynastie fracassée par ses luttes internes et par le désastre de la conquête espagnole, c’est avant tout sauver le corps d’Atahualpa, c’est-à-dire sa momie. Ces sortes de momies ont d’ailleurs un statut spécial. Elles sont présentées aux yeux de tous dans un lieu qui leur est réservé. On les consulte. La momie a ses serviteurs. Elle est promenée. Elle rend visite à d’autres momies. Bref, la momie continue la fonction de celui qui en est l’origine. Alors, où la momie d’Atahualpa a-t-elle été emmenée et cachée si bien que les Espagnols ni personne ne la retrouva jamais au cours des quatre siècles derniers ?

Pour Tamara Estupinan, tout commence avec le testament du fils de l’Inca Atahualpa. C’est elle qui l’a trouvé. Ce n’était pas du tout un document inaccessible. Seulement il est écrit dans la forme de l’ancien espagnol et il est collationné avec des milliers d’autres feuilles dans un très gros registre que personne n’avait consulté. Trop rebutant. Mais Tamara, elle, a un don : celui de lire facilement la calligraphie de l’ancien espagnol. Elle s’attarda avec émotion en me présentant la photocopie de ce document. On voit le travail d’une main habituée à écrire ce genre de document avec ordre et d’une écriture ferme. Mais à la fin, la signature est d’une autre facture. Le fils d’Atahualpa a signé lui-même. C’est la loi. Il est sans doute malade. Sa main a tremblé. Nous restâmes un petit moment en silence à regarder ce trait. C’est la seule trace matérielle de l’existence de cet homme. Mais une trace très personnelle. Toute son humanité et dans ce léger tremblement sur la première lettre et quelques-unes des suivantes. C’est un geste fossile que je vois en quelque sorte.

Dans ce testament, il fait le point de ses propriétés matérielles. Tamara a donc entrepris une étude encyclopédique de l’histoire de la propriété de chacune des parcelles désignées par ce testament. Elle a constaté que seule une d’entre elle n’est jamais vendue au fil du temps très long qui nous sépare de ce texte. En fait elle ne change de propriétaire que depuis peu et encore par un coup de force du beau-frère d’un récent dictateur. En élargissant la recherche de l’histoire des propriétés voisine, Estupinan découvre aussi que le principal général d’Atahualpa, Rumiñahui, a lui aussi acquis une propriété à proximité de ce lieu, après la mort de son souverain. Elle reconstitue aussi les déplacements des principaux personnages de l’entourage d’Atahualpa à partir de la disparition de son corps juste après l’exécution. Elle constate alors de nouveau que ceux-ci d’une façon ou d’une autre ont convergé vers cette propriété particulière. Elle se met donc en route, elle aussi dans la zone et son enquête démarre à partir de cette ancienne propriété.

Surprise ! Une fois rendu au point de départ de son travail, elle reste bouche bée. Ce lieu, à Insinche, c’est un lieu de culte particulier dans la région. Il est plus que célèbre ! C’est celui où l’on célèbre le niño d’Insinche, une sorte d’enfant Jésus, figuré par une poupée solitaire. Drôle de figure religieuse. Elle se présente dans une étrange posture, le bras levé, la tête penchée dessus. Cette position, c’est un coup de tonnerre pour Tamara. Car c’est la pause traditionnelle de la momie d’un Inca. Et ici, chaque année aux solstices, des fêtes sont célébrées qui réunissent des milliers de personnes qui viennent rendre hommage au niño, prier et donner des offrandes. Elle ne dit rien. Elle a compris qu’elle brûle ! Partant de ce point de départ elle enquête sur les noms des lieux-dits de cette région de plus en plus montagneuse à mesure qu’on s’éloigne du point de départ pour aller vers la côte. Elle étudie aussi les patronymes des familles qui habitent dans cette zone. C’est un travail scientifique. Elle constate que beaucoup d’entre eux sont des noms des lignages de la cour de l’Inca. Bientôt elle peut resserrer sa recherche autour d’une zone un peu éloignée de son point de départ, mais en ligne droite, dont elle découvre que les toponymes évoquent une momie.

Elle travaille aussi beaucoup en bavardant avec les gens. Après tout il s’agit de retrouver des ruines. Peut-être quelqu’un a-t-il vu quelque chose ? C’est cette façon de faire qui va lui permettre de trouver l’endroit recherché à l’intérieur de la zone étroite qu’elle a fini par délimiter à partir des noms de famille et des toponymes. Car elle découvre dans l’axe de la propriété dont j’ai parlé, en ligne droite à travers la montagne entre le lieu de culte du niño d’Insinche et un lac sacré, une micro localité qui est appelée Malki. Ce mot, Malki, signifie « la momie ». Mais où aller dans ce fouillis de pentes et de vallées, cet entrelacs de végétations dense et de prairies ? D’ailleurs il y a plusieurs « Malki » dans ce secteur, additionnés de toutes sortes d’adjectifs qualificatifs. Elle parle avec ceux qu’elle croise. Un jour, elle tombe sur un couple d’indien du coin. « Savez-vous s’il y a des ruines par ici » leur demande-t-elle ? Non, non ils ne savent pas. C’est alors qu’elle a la bonne idée. « Alors vous savez peut-être s’il y a des pierres par ici » précise-t-elle. Car elle a compris que le mot ruine n’est peut-être pas connu de ces gens. « Ah oui des pierres, il y en a là-haut ! » dit la femme. Bingo ! « Ou ça ? demande Tamara. Comment ça s’appelle l’endroit où sont ces pierres ? ». « Là-haut, montre la femme avec le doigt. « Et ça s’appelle comment là-bas », insiste Tamara. « Matchaï ! » dit la femme. « Matchaï ! Ça s’appelle Matchaï ». Cette fois-ci c’est un frisson glacé pour Tamara. Elle ne pouvait rêver plus clair message. « Matchaï », cela veut dire : le nid. « Malki Matchaï », c’est « le nid de la momie ». Ca ne peut pas être plus simplement dit.

L’expédition est vite organisée. C’est son habituel complice, Jaïme, son mari, qui tiendra le volant comme d’habitude après avoir calculé le trajet et organisé la logistique. Elle sera accompagnée cette fois-là d’une archéologue avec qui elle a l’habitude de travailler. Celle-ci aussi se prénomme Tamara. Sa présence est indispensable. Car notre historienne n’est pas archéologue. Elle ne sait donc pas, avec l’autorité de la science, identifier à coup sûr le caractère Inca de ruines. Bientôt, il faut couper le moteur et continuer à pied. Le Malki Matchaï est situé dans une propriété privée. C’est une hacienda de très grande dimension. Jaime se donne le temps de bavarder respectueusement avec les personnes qui se trouvent sur le trajet. Il veut solliciter leur autorisation, ne bousculer personne si près du but, peut-être. Mais les deux femmes sont parties quand même devant, à travers la végétation extrêmement dense à cet endroit. Elle l’est toujours autant d’après ce que j’ai vu et encore suis-je arrivé par l’arrière du site qui a été dégagé, quoiqu’il faille passer sur un pont de bois nullement engageant. Mais Tamara se réjouit de l’hostilité des lieux et du parcours car elle ne souhaite guère les visites intempestives en l’état actuel. Ce jour- là, en escaladant la pente, l’historienne arrive la première devant un mur de pierre. Ce seul repère permet à l’œil de mettre en perspective tout le secteur. Elle distingue plusieurs niveaux de plate-forme et la boursouflure d’une enceinte. Sans hésitation possible c’est bien un ensemble de ruines. C’est un même site monumental que Tamara distingue, en dépit des arbres, des herbes hautes et des éboulis. Elle appelle, pleine d’émotion. Et sa voix porte comme jamais. Jaïme, si loin en contrebas, tout occupé à ses palabres de précaution, dit qu’il l’a entendu et qu’il a aussitôt compris. « Tamara ! Tamara ! » L’homonyme archéologue est à bout de souffle parce que la pente est rude à cet endroit. Mais pas besoin de se parler. Elle voit à son tour le mur de pierre. Elle aussi se met à arpenter le lieu en tous sens. En hauteur la plate-forme est en bonne partie dégagée et il y a même une grande cabane d’habitation posée dessus. L’archéologue voit bien ce qu’il faut voir. Elle dit en anglais : « ce que vous venez de trouver est extraordinaire ! ». « C’est bien Inca ? » demande avec angoisse l’historienne. « Oui, c’est inca, sans aucun doute » répond l’archéologue en montrant la bouche trapézoïdale typique d’un conduit d’irrigation Inca qui débouche sur la plate-forme. C’est bien le « Malki Machaï », le lieu de vie de la momie. Toutes les caractéristiques de ce type de lieu sont visibles sur la plateforme. On discerne la petite « estrade » où était posée la momie pendant le jour, l’emplacement à l’inverse où elle était abritée la nuit, le bassin d’ablution, le canal souterrain pour l’eau et ainsi de suite.

Quand Tamara m’a raconté cette histoire nous étions à table avec son époux Jaïme, au restaurant du « Patio Andalou » dans le vieux centre historique de Quito. Jusque-là les fourchettes n’avaient pas beaucoup servi car le récit nous avait saisi les trois de la tête aux pieds. Tamara sait raconter. Jaïme son époux appuyait le récit de hochements de tête et de quelques précisions par-ci par-là sans rompre le rythme de l’histoire ni la magie de la voix de Tamara racontant comme si elle était revenue au moment même de la découverte. Puis ce fut le silence, quelques coups de fourchette méditatifs et un peu d’eau pour faire passer le tout. Je me revoyais arrivant dans ce jour maussade et cette pauvre lumière d’une après midi avancée, sur cette plate forme, devant cette improbable cabane, après ce pont de bois tout pourri. Le chien aboyait et les propriétaires révélèrent leur présence au bout d’un bon moment aussi confus que nous de cette rencontre inattendue. Ils faisaient la sieste. J’allais d’un endroit à l’autre en suivant Fédérico, l’historien qui nous accompagnait ce jour- là. Le mur de verdure qui entoure le site étouffait le regard. Je repérai quand même tout seul le lieu du sommeil de la momie car j’ai les ruines dans la peau depuis que mon père m’a trainé dans mon enfance dans celles des Romains et des Etrusques tant de fois. Quand on a été un explorateur amateur en culotte courte à Volubilis au pied de Mulay Idriss au Maroc, arpenter le Malki Machaï est plus simple, même si c’est à couper le souffle d’émotion. Mais mon parcours dans l’enquête de Tamara ne fait commencer. J’ai décidé d’aller à Insinche voir de près le niño. Et cette fois- ci j’y vais avec elle et Jaïme ! Avant cela je vais au sommet de l’Alba à Guyaquil, en hiver, sur la côte. Mes récits vont devoir suivre. De fait, pour la première fois, j’écris un feuilleton. Ici on est arrivé sur un site que personne n’a trouvé en quatre siècles. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché car le « trésor » à trouver était l’obsession des cupides. Ils s’acharnèrent pour un malentendu. Une population entière s’est mobilisée autour d’un secret politique. Car avec une momie de cette sorte c’est un ordre du monde qui était en jeu. En cela consistait le « trésor ».


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