Repenser les sciences sociales

jeudi 14 mars 2013.
 

Faire des sciences sociales, critiquer, comparer, généraliser, ouvrage collectif (Pascale Haag et Cyril Lemieux  ; Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub et Isabelle Thireau  ; Emmanuel Désveaux et Michel de Fornel).

Faire des sciences sociales, critiquer, comparer, généraliser, ouvrage collectif. Éditions de l’Ehess, 2012, en trois volumes, 15 euros chaque.

Un collectif de jeunes chercheurs de l’Ehess (1) publie une trilogie sur les grandes opérations méthodologiques et théoriques à l’œuvre dans les sciences sociales  : la critique, la comparaison et la généralisation.

Le travail critique opère tout au long de la recherche. Il peut s’agir d’introduire un décalage, de se soustraire aux évidences et aux essentialisations communes. Ainsi, la notion de redevabilité recouvre en Afrique une pluralité de situations qui oblige à se déprendre des cadres habituels de l’analyse des pouvoirs. Le jugement entre pairs et la discussion des erreurs participent également de l’activité critique du chercheur  : dépasser les usages réaliste et nominaliste, dans la fixation des catégories, ne signifie pas simplement pointer les errements méthodologiques, c’est aussi ouvrir la voie à une nouvelle interprétation, celle qui se concentre précisément sur la façon dont les désignations de groupes sociaux sont forgées. La critique est également un moyen, pour la communauté savante, de s’articuler au débat public et de constituer des arènes de discussion. L’expertise dans les gestions des risques est, par exemple, devenue un recours quasi systématique dans l’aide à la décision politique  : il est nécessaire de déconstruire la «  société des experts  » pour y repérer toutes les asymétries dans la production des informations.

La comparaison est une démarche qui, en sciences sociales, s’apparente à une forme de vigilance exercée sur ses propres recherches  : par contraste, les logiques explicatives se densifient et le répertoire des causalités s’étoffe. Les recherches en sciences sociales ne naissent pas dans le ciel pur des idées  ; elles s’insèrent dans des débats déjà anciens et participent de mouvements épistémologiques qui les portent et les précèdent. La caractérisation de la trajectoire occidentale et de ses spécificités, sans céder à un européocentrisme mutilant, révèle la puissance organisatrice du système féodo-ecclésial médiéval, qui a promu, loin de son cœur, la combinaison d’entités politiques de taille modeste et d’un universalisme religieux. Les instruments pour la comparaison sont nombreux et complexes  : les échelles géographiques fournissent une diagonale d’intellection particulièrement efficace. L’opposition, au XVIIIe et au XIXe siècle, entre les patrimoines techniques anglais, exposés pour justifier le culte de l’inventeur, et français, mis en scène pour défendre une politisation de l’invention, fournit un cadre comparatif pertinent.

La généralisation fournit la matière au dernier volume de ce triptyque programmatique pour les sciences sociales. La construction des objets (comme la violence guerrière dont l’horreur et l’atrocité doivent être au cœur des analyses) et l’historicisation des pratiques (comme l’articulation des systèmes juridique et économique) participent de ce souci d’une montée en généralité permettant de se détacher – sous réserve d’opérations heuristiques rigoureuses – des seules études de cas.

Œuvre dense, foisonnante, luxuriante même, cette trilogie déplie une cartographie passionnante des recherches en cours et suggère des explorations nouvelles portées par une pratique interdisciplinaire résolue.

Jérôme Lamy, historien des sciences


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