SYNDICALISME, POLITIQUE, TRANSFORMATION SOCIALE (entretien avec Maryse DUMAS, CGT)

lundi 2 janvier 2012.
 

Les Temps Nouveaux – Le mouvement social de l’automne 2010 a eu une ampleur considérable. La plupart des analystes a considéré qu’il allait au-delà du refus d’une réforme injuste et inégalitaire. Quel est ton point de vue sur la dynamique et la portée de ce mouvement ?

C’est un grand mouvement, à la fois par le nombre de gens qui y ont participé, à un moment ou un autre, et par sa durée. Ces deux caractéristiques ne sont pas forcément fréquentes simultanément dans les mouvements d’ampleur. Une caractéristique nouvelle : les femmes en ont été un fer de lance. Elles s’y sont inscrites dès le début en contestant une réforme d’aggravation, à la retraite, des inégalités qu’elles subissent dans le travail et dans leurs carrières.

La signification de ce mouvement dépasse ce que chacune et chacun des participants y mettait consciemment. Il a posé de vrais problèmes de société. Les premières mobilisations se sont construites sur les aspects concrets de la réforme des retraites : âge de départ, durée de cotisation, pénibilité du travail… A partir du moment où ce mouvement dure, où des arguments s’échangent, où les raisons de contester la réforme s’approfondissent, où on cherche à imaginer d’autres voies, il prend une nouvelle dimension. Il n’est plus simplement revendicatif. C’est ce qu’il est difficile de faire comprendre à tous ceux qui ont une vision politique des mouvements sociaux : pour exprimer toutes les potentialités d’un tel mouvement, il faut tenir sur ce qui en est le coeur, son assise revendicative et syndicale, sans se laisser déporter, pour ne pas risquer de le diviser et de l’affaiblir. Dans le même temps, il est évident qu’il pose des problèmes beaucoup plus larges que ce qui figure dans la plateforme revendicative. Dans les dernières semaines, au cours de débats, on me disait que le mouvement était clairement anti-sarkozyste, qu’il exigeait une autre société et qu’il faudrait que la CGT se situe sur ce terrain là. Je répondais : la CGT doit rester sur son créneau syndical, sur ce sur quoi le mouvement a démarré et se poursuit. Et il faut que d’autres forces, y compris la CGT (mais sans dévier de son centre de gravité), s’emparent de l’enjeu de société qui s’y manifeste.

Si la CGT avait dévié de sa ligne revendicative et syndicale, elle n’aurait pas renforcé le mouvement, elle l’aurait affaibli, divisé, et se serait coupée de ceux et celles qui participaient à cette lutte sans autre objectif que défendre et améliorer leurs retraites. En revanche, la question des retraites aurait sans doute mérité d’être appréhendée comme un enjeu de société beaucoup plus vaste et fondamental, nécessitant de vrais débats politiques. Dans quelle société voulonsnous vivre ? Quelle est la place du travail dans la vie ? Que pouvons-nous faire dans le troisième âge de la vie ? Quel partage des richesses ? Voire, que produire et comment produire ?

LTN - Cela veut-il dire qu’à un certain moment l’action syndicale atteint des « limites » et que les forces politiques de gauche doivent « prendre le relais » ? La gauche politique a soutenu le mouvement, mais elle ne l’a pas éclairé de perspectives qui lui auraient donné un sens plus global et un souffle supplémentaire…

Je ne parle ni de limite, ni de relais. Il n’y a pas de limite à l’action syndicale : celle-ci devait et doit continuer. Même après le vote de la loi, même dans la phase de repli du mouvement, la CGT a continué à porter les mêmes revendications dans les négociations ouvertes par la suite sur les retraites complémentaires. Je ne parle pas non plus de relais car l’action syndicale doit porter les revendications, le plus loin possible, quel que soit le contexte. Il n’est pas question de se mettre dans une posture du style : « c’est fini pour les syndicats, aux partis politiques d’agir ». Pour la CGT, l’action syndicale a continué sur les mêmes revendications mais ce qui a manqué au mouvement (à partir du moment où celui-ci, par son ampleur et sa durée, dépassait le seul cadre revendicatif), c’est un débat de nature politique, parmi toutes les couches de la population au-delà des seuls salariés, sur les enjeux de société mis en lumière par le mouvement.

Il y avait place pour une telle intervention politique.

Je ne suis pas favorable à un parti politique qui se comporte comme un super syndicat, pas plus qu’à un parti politique qui annihile sa fonction propre sous prétexte de laisser les organisations syndicales faire leur travail. Je pense qu’il était possible de faire autre chose.

La conduite du mouvement dépendait des organisations syndicales, à la fois en termes de plateforme revendicative, d’exigence de négociations et de détermination des formes de lutte. Pour autant, cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait aucun espace pour les partis politiques de gauche, qui veulent la transformation de la société, en vue d’amener leurs propres réflexions. En tout cas, la question de ce qui a manqué se pose.

LTN - Les élections cantonales viennent d’avoir lieu. Une partie de l’exaspération populaire se réfugie dans l’abstention ou bien dérive vers le vote d’extrême droite. Comment analyses-tu ce décalage entre la combativité sociale et la politisation qui en a découlé, et la traduction électorale ?

La première caractéristique est l’abstention, très forte. Cette faible participation est liée à la nature même de l’élection, qui passionne généralement peu, mais également à des tendances antérieures : en dehors de l’élection présidentielle de 2007, le mouvement d’abstention est de plus en plus fort (déjà, l’élection de 2002 avait enregistré un record de ce point de vue), en particulier dans les catégories populaires.

Philosophie-magazine a publié un numéro spécial consacré à la démocratie. On y apprend que trois quarts des français, si je me souviens bien, estiment que la démocratie a reculé en France. En même temps, ils affirment que, face à un million de manifestants, les lois doivent être revues. Ils cherchent manifestement une autre légitimité démocratique que celle du seul bulletin de vote.

Selon l’enquête, 76% des employés et 75% des ouvriers (les milieux qui s’abstiennent) partagent cette opinion. Cela vient en contrepoint des conceptions de Sarkozy qui se prévalait de la légitimité du suffrage universel pour récuser le fait qu’un ou deux millions de manifestants voire plus puissent modifier sa réforme des retraites. Bien sûr, c’est un sondage, mais cela pose de sacrées questions. Elles renvoient par exemple à la votation citoyenne sur la poste qui avait beaucoup mobilisé. De toute évidence, des débats sur la conception de la démocratie sont à reprendre.

LTN - Après l’abstention, la progression du Front national : comment expliquer cette poussée au lendemain du mouvement social ? La nouvelle caractéristique du FN de Marine Le Pen, c’est la place donnée à la question sociale en lien avec la question nationale, ce qui marque un changement important par rapport aux thématiques de son père.

Tout à fait. Le thème du FN pour le 1er mai était « le printemps social ». Comme toujours, ce genre de parti a une capacité à capter ce qui se passe dans les milieux populaires (pour, évidemment, les trahir), à sentir à quel niveau la gauche est en défaut et à tenter de récupérer le terrain laissé à découvert au profit de positions d’extrême-droite. Dans l’histoire, les partis d’extrême droite ont toujours eu une assise populaire, sur la base d’aspirations trahies ou non prises en compte par les partis traditionnels, notamment ceux de gauche. Cela mérite d’être examiné. Marine Le Pen a très bien analysé la façon dont Sarkozy a été élu en 2007, en récupérant et détournant les thématiques de gauche : « travailler plus pour gagner plus » ; « la France qui se lève tôt », les références à la « valeur-travail » à Jaurès, Guy Moquet, etc. Cela a contribué à son élection. Il existe actuellement un brouillage des frontières entre droite et gauche, que Marine Le Pen utilise en misant sur le fait qu’elle est nouvelle et n’a jamais été au gouvernement. Elle veut apparaître comme sans passé, et récupérer tous les mécontentements qui existent dans le terreau populaire.

Dans les cantonales, deux choses me frappent. D’une part, la mobilisation autour des candidats FN, y compris ceux qui ne se faisaient pas connaître, refusaient de mettre leur photo… et le vote a quand même eu lieu. D’autre part, malgré les résultats obtenus par le FN au premier tour, l’absence de sursaut significatif au second tour pour lui barrer la route. Au vu des reports de voix, il apparaît que la gauche se mobilise mieux que la droite au second tour quand un candidat FN est présent, mais ce n’est pas un raz de marée. Contrairement au sursaut du deuxième tour à la présidentielle de 2002, pour faire barrage au FN…

Loin de moi l’idée que le résultat des élections cantonales s’explique exclusivement par l’échec du mouvement des retraites et les défaillances de la gauche auxquelles je faisais référence. Nous avons malheureusement affaire à une tendance plus lourde et plus ancienne et plus européenne aussi. Mais on ne peut exclure qu’une potentialité du mouvement des retraites n’a pas été saisie.

Légitimement, on aurait pu s’attendre à ce que le rapport de force global entre gauche et droite soit modifié, ce qui n’est pas le cas. De plus, à l’intérieur de la gauche, la partie la plus engagée dans le mouvement aurait dû en sortir plus forte qu’elle ne l’est.

L’attitude de la CGT vis-à-vis du militant FN, qui était aussi secrétaire de syndicat, me paraît être la bonne : décider de lui retirer ses mandats, et le faire publiquement, en affirmant que le FN n’est pas un parti comme un autre, et que ses postulats ne sont ni anodins ni banals. La CGT a également travaillé dans le sens d’une attitude intersyndicale sur la question.

Notre argumentation évolue en même temps que le FN fait évoluer la sienne. Il ne faut pas seulement argumenter à propos de la préférence nationale, même si c’est toujours nécessaire, puisque c’est la colonne vertébrale de l’identité du FN. Il ne suffit pas d’en appeler aux valeurs antiracistes et s’adresser aux gens déjà convaincus. Il faut argumenter sur le terrain social et démontrer en quoi, sous un verbiage démagogique, les idées et arguments avancés par le FN vont à l’encontre de l’intérêt des travailleurs.

LTN - Depuis environ trois décennies, des changements profonds sont intervenus par rapport à la période antérieure marquée par les rapports de forces issus de la Résistance et de la Libération : mondialisation capitaliste, effondrement de l’URSS, orientations libérales européennes, concurrence des systèmes sociaux, pression des marchés financiers, délocalisations, éclatement du salariat, etc. Comment la lutte revendicative et l’action immédiate peuvent-elles être efficaces alors qu’elles se heurtent à des politiques globales qui appellent des alternatives globales ?

Nous avons affronté les réformes libérales des trente dernières années, en essayant de préserver les acquis. Nous n’avons pas suffisamment valorisé le compromis social issu de la Libération dont le Medef a fait sa cible principale, comme situation dans laquelle nous avions réussi à imposer des limites au Capital. Même si je ne soutiens pas les régimes du bloc soviétique de l’époque, on voit bien que le capitalisme était limité dans ses prétentions par l’existence de ce bloc. Ne sous estimons pas non plus l’importance du « système à la française » où les règles du marché ne s’appliquaient pas à tous les domaines de la vie, du fait d’une présence forte des services publics (qui fait notre spécificité) qui pilotaient l’industrie, la recherche. C’est autour des entreprises publiques que l’industrie française a construit ses plus grands projets : la SNCF, les télécommunications, par exemple. Le service public avait un contenu social, mais aussi économique. À travers la Sécurité sociale et les cotisations assises sur les entreprises et les salariés, gérées, au début, par les organisations syndicales, il y avait des potentialités pour une autre voie que celle du capitalisme pur et dur que nous connaissons actuellement. Nous n’avons, bien sûr pas tout ignoré de ces potentialités mais nous ne les avons certainement pas assez mises en dynamique trop obnubilés sans doute, par la prise du pouvoir d’État, sans doute sur le modèle soviétique (en tout cas pour la sensibilité dont je suis issue). Nous avons sans doute eu trop tendance à minorer ce qui avait été réussi en France, à l’appui des rapports de forces construits par les générations antérieures.

Pour en revenir aux trente années de réforme libérale, nous nous sommes battus pour défendre l’existant, les principes, les services publics, les nationalisations, le statut, etc., mais il faut désormais admettre que, compte tenu des coups portés, la défense n’est plus suffisante, même si elle est toujours nécessaire. Il faut penser du neuf, à partir de nos valeurs fondamentales, et formuler des propositions dans lesquelles le plus grand nombre puisse identifier des perspectives transformatrices et d’avenir. C’est la condition pour construire des luttes qui rassemblent, créent des convergences. C’est ce que la CGT essaie de faire, en se demandant quel est le statut souhaitable pour les salariés, quels sont les moyens dont il faut disposer du point de vue de la propriété publique. Il ne s’agit pas seulement de défendre les services publics existants mais de réfléchir à la construction de nouvelles réponses de service public (sur quels sujets, dans quels domaines, comment y parvenir ?). De quels moyens l’État doit-il disposer pour jouer un rôle et pour que la politique ait un sens ? Pour quelle conception des relations internationales ? Se battre en défense ne suffit plus ; il faut penser l’avenir et construire les luttes dans cette perspective.

C’est plus facile à dire qu’à réaliser, j’en ai conscience. Il ne faut pas se voiler la face : l’idée qu’une autre politique, qu’une alternative est possible, et la délimitation de ses contours (car il ne suffit pas de l’affirmer), suscite peu de débat, alors que c’est la question clé. Si l’idée grandit qu’on peut faire autre chose à partir de nouvelles orientations politiques et économiques, les luttes connaitront un nouvel élan. Mais, pour l’instant, le vrai déficit est dans le doute sur l’existence d’autres choix. Sarkozy ne rate d’ailleurs jamais une occasion d’affirmer qu’il n’y a pas d’autre politique possible. De plus, en tant qu’organisation syndicale, nous devons penser les pratiques, avec les gens. Le collectif syndical et militant, et les travailleurs, sont confrontés quotidiennement à des politiques tellement épouvantables qu’ils préconisent plutôt d’affronter le quotidien que de phosphorer… Or, affronter le quotidien ne suffit pas ; il faut le faire, mais dans une perspective. Et il faut travailler sur cette perspective.

LTN – Pour crédibiliser une alternative, la question est aussi : quelles sont les conditions à réunir pour qu’elle devienne possible ? Ce qui renvoie aux contraintes. La dimension internationale de l’action syndicale en est accrue, mais il y a aussi une dimension d’intervention sur les politiques libérales et sur les alternatives politiques…

La question ne se résout pas facilement. En effet, l’internationalisation et la concurrence mondiale sont présentes en permanence sur le territoire national, sous l’aspect des délocalisations, mais aussi des comparaisons du coût du travail et de la pression sur les salaires. De plus, cette concurrence est présente par le biais du travail illégal utilisé par les patrons pour faire baisser les salaires et étouffer les revendications des salariés.

Dans l’action syndicale, pour offrir des perspectives, nous sommes conduits à penser nous-mêmes en termes de politique alternative. Il faut le faire, mais c’est excessivement compliqué car le syndicalisme français ne peut pas penser le syndicalisme européen et mondial tout seul. S’il veut être crédible, il doit se confronter avec d’autres. D’où les efforts de la CGT, d’une part pour intégrer la CES, d’autre part pour y jouer un rôle moteur, tout en respectant la diversité des approches. La CGT est également membre fondateur de la nouvelle Internationale syndicale, avec l’objectif de constituer une seule organisation syndicale au niveau mondial. Cela étant, ce processus est toujours en retard sur le réel et les initiatives du capital. Cela pose aussi la question de notre rôle dans les Comités d’entreprise européens et mondiaux. Il faut donc avoir une stratégie revendicative et être en même temps capable de peser sur les politiques nationales et/ou européennes, de présenter une argumentation, à partir d’un fond de valeurs qui permet de réagir à telle décision, de la contrebalancer.

LTN - Dans un article précédent, tu faisais référence à la Charte d’Amiens. Cette tradition syndicaliste révolutionnaire n’a pas survécu, si ce n’est marginalement, à la première Guerre mondiale. Dans les décennies qui ont suivi la plupart des syndicats se sont trouvées, de fait, dans des rapports de subordination (idéologiques et/ou organisationnels) aux partis. Cette période a connu des moments forts, avec le Front populaire ou le Conseil national de la Résistance ; avec des imbrications entre le syndical, le politique et l’associatif, dans une logique de « front populaire ». Depuis trois décennies, nous sommes entrés dans une phase où la séparation entre syndicalisme et politique est apparue à la fois comme une condition de survie des syndicats, dès lors que les politiques décevaient, mais aussi comme une prise d’autonomie plus globale. Peut-on résister à une contre-révolution globale (détruire le programme du CNR, dixit Kessler) chacun dans son domaine ? Les anciens rapports partis-syndicats sont dépassés, mais la coupure actuelle est-elle satisfaisante ?

Sur la Charte d’Amiens, tu as raison : dans l’histoire du mouvement syndical, elle n’a pas toujours été une référence, dans sa totalité. En revanche, je suis frappée de voir que, dans la CGT d’aujourd’hui, des militants qui ne connaissent pas cette charte ont une vision du rôle de la CGT qui y est tout à fait conforme. Il existe une persistance de son héritage culturel, qui passe de génération en génération, même s’il n’est pas formalisé. Aujourd’hui encore, beaucoup me disent que la CGT est un syndicat révolutionnaire et s’est toujours défini comme tel.

Je leur réponds que selon ses statuts, elle ne s’est jamais définie de cette façon, mais comme un syndicat de classe et de masse. Un fil conducteur a traversé les générations, y compris pendant la Résistance. Il serait intéressant d’examiner cette persistance d’une référence qui ne renvoie pas forcément à des savoirs, mais à des valeurs et à des positionnements. Sur le rapport entre syndicats et partis, il y a plusieurs dimensions : celle des liens syndicats-partis d’abord, ce qu’on a appelé la « courroie de transmission ». C’est vraiment terminé, me semble-t-il.

Ce qui est plus fondamental et plus difficile à surmonter, c’est la vision d’un rôle subalterne des syndicats par rapport aux partis politiques, vision commune à tous les partis de gauche et d’extrême gauche. Ayant assumé des responsabilités importantes dans la CGT, j’ai eu l’occasion de rencontrer des premiers ministres socialistes (depuis Pierre Mauroy jusqu’à Fillon, je les ai tous rencontrés, de droite ou de gauche) ; je peux dire qu’ils avaient une vision du rôle syndical assez caricaturale : la virulence revendicative des syndicats serait appréciable quand les partis de gauche sont dans l’opposition ; mais, quand ils sont au gouvernement, il faudrait que les syndicats mettent la pédale douce aux revendications et aux luttes.

Cela me permet d’aborder 1936 et 1981. En 1936, Les grèves se sont produites après l’élection de la gauche. Auparavant, il y avait eu 1934, le Front anti-fasciste et la réunification de la CGT. En 1981, cela n’a pas été du tout le cas. Nous avons pourtant essayé, par exemple après l’annonce par Pierre Mauroy, en juin 1982 au congrès de la CGT, du blocage des salaires dans la Fonction publique. Nous avons proposé très vite une grève (fin juin), qui a été un bide car c’était encore « l’état de grâce ». Ceci dit, à l’intérieur de la CGT, tout le monde n’avait pas la même position et le débat était vif et dur. Certains avaient justement cette vision du rôle subalterne du syndicalisme et estimaient qu’il ne fallait pas gêner la gauche, compromettre l’expérience. N’oublions pas, enfin, que le syndicalisme était à l’époque très divisé.

LTN – Mais aujourd’hui encore le syndicalisme semble intérioriser cette conception. Ainsi, en janvier 2009, le mouvement syndical a adopté une plateforme unitaire qui, au-delà des revendications immédiates, proposait des orientations politiques plus globales. Mais il n’y a pas eu de mobilisation pour l’imposer au coeur du débat public et — dans cette période d’avant présidentielles — dans les programmes politiques…

Bien sûr, mais il ne faut pas sous-estimer le débat entre les organisations syndicales elles mêmes à ce sujet. La plateforme a été signée par toutes les organisations syndicales dans le contexte de début de crise et au moment des grandes mobilisations. Chaque fois que la CGT a proposé sa réactualisation ou son portage commun dans des réunions ou meetings entre organisations syndicales (sans même parler de rencontre avec les politiques), nous nous sommes aperçus que toutes les organisations syndicales n’en avaient pas la même vision. Nous n’avons pas voulu mettre les débats propres à l’intersyndicale sur la place publique, afin de ne pas affaiblir la dynamique créée, mais ils étaient réels, justement parce que toutes les organisations syndicales n’ont pas la même conception du rapport au politique et à l’Etat.

La CGT elle-même est traversée par le débat : une partie des militants estiment que la CGT ne doit pas aller sur le terrain politique, une autre estime qu’elle doit y aller et quasiment expliquer aux partis ce qu’ils doivent faire. Pour une autre encore, la plus nombreuse, la CGT est dans son rôle quand elle s’exprime comme elle le fait actuellement sur les politiques conduites ou envisagées, en toute indépendance mais sans neutralité. Mais cette vision n’est pas partagée par d’autres organisations syndicales et, dans une intersyndicale, on doit tenir compte des autres.

LTN - Comment le syndicalisme peut-il contribuer à l’émergence des politiques alternatives à l’intérieur du débat programmatique à gauche ? À la veille d’une élection majeure, comment faire pour que les propositions portées par les mouvements sociaux trouvent une traduction dans le champ politique ?

Quand la CGT travaille à une mobilisation sur les retraites ou les salaires, ou sur le nouveau statut du travail salarié, nous jouons pleinement notre rôle pour que la gauche s’en empare, par en bas et en restant un syndicat. On fait ce qu’on doit faire. Comment faire plus ou mieux et le rendre plus visible ? A ce niveau, nous rejoignons d’autres problèmes, comme celui de la médiatisation ou du défaut de médiatisation de ce que nous disons. Les grands médias n’interrogent les syndicats qu’en réaction aux mesures annoncées par le gouvernement, jamais pour faire connaître leurs propositions.

La CGT a déjà avancé sur la vision d’une autre société, même si elle n’est pas parfaite. Il y a le projet de nouveau statut du travail salarié : le travail n’est pas une marchandise et doit être extrait des règles du marché, assorti de la notion de « développement humain durable », pour que l’humanité continue à vivre sur la planète, mais qu’elle puisse vivre mieux, ce qu’a validé notre dernier congrès. Il y a aussi un aspect, au coeur du sujet, sur la démocratie sociale dans l’entreprise. Nous travaillons sur le thème de la démocratie depuis déjà plusieurs congrès, et je trouve que cela prend corps.

Comment en faire un vrai débat de société ? En parvenant à ce que davantage de monde porte ces enjeux en lien avec les revendications et les actions quotidiennes. Pour cela, il faut développer la syndicalisation. De plus, même si elle a un rôle important, la CGT n’est pas tout le mouvement syndical, à elle seule. Elle doit donc en permanence jauger ce que les salariés attendent d’elle, pour ne pas décrocher de ce qui constitue sa base. Elle ne doit pas décrocher non plus de la recherche d’unité d’action avec les autres syndicats, car le taux de syndicalisation est faible. La CGT ne peut mener une bataille d’envergure qu’à partir d’une mobilisation interne plus importante.

Or, le collectif militant est submergé par les urgences quotidiennes liées à l’emploi, aux restructurations, à la transformation globale du salariat etc. a force de tenter de construire des digues pour parer à l’offensive en cours, on a du mal à regarder plus haut et plus loin. Du coup, le collectif militant de la CGT soutient l’idée qu’une autre politique est possible, mais il est tellement confronté aux difficultés quotidiennes qu’il renvoie la question à plus tard.

La CGT ne refuse pas de travailler avec les partis politiques (c’est écrit texto dans les congrès). Mais tu ne peux pas obliger les partis politiques à travailler sur des thèmes sur lesquels ils ne veulent pas travailler. Si les partis de gauche veulent une transformation véritable de la société, ils doivent eux-mêmes exprimer que, dans leur stratégie de transformation de la société, les rapports de force sont nécessaires, et pas seulement une majorité parlementaire… S’ils parviennent au pouvoir et veulent mener une politique de gauche, ça ne se fera pas sans affrontement avec le capital. Dans cet affrontement, il y a besoin de mobilisation sociale et d’indépendance des organisations qui portent le mouvement social.

LTN - Pour en revenir à la séparation entre syndical, associatif et politique, on ne peut pas contourner la spécialisation des fonctions. En même temps, des batailles spécifiques séparées sont en difficulté face à une contre-révolution libérale globale. Il ne s’agit pas de revenir aux anciens modèles (travailliste, social-démocrate, syndicaliste révolutionnaire), mais comment penser de nouvelles formes de coopération en respectant l’indépendance de chacun ?

Je me répète mais il me semble que les syndicats, et singulièrement la CGT, sont littéralement sommés de s’expliquer sur leur rapport au politique. Or, depuis plusieurs congrès, nous avons défini la spécificité de la démarche syndicale et notre responsabilité par rapport au politique : indépendants mais non neutres. La CGT intervient sur le politique ; rapports d’organisation à organisation ; travail sur les sujets en respectant l’égalité dans les relations, etc. J’attends et j’essaie de faire en sorte que les partis politiques de gauche produisent une réflexion sur leur rapport au syndicalisme. Tant qu’ils ne l’auront pas fait, nous ne pourrons pas avancer dans le sens que tu indiques car le doute et le soupçon persisteront quant au risque d’instrumentalisation.

De plus, le syndicalisme et la CGT ont actuellement une certaine aura dans le pays, mais il ne faut pas la sur-dimensionner. Du point de vue des luttes sociales, du rapport des forces et des possibilités de transformation de la société, l’un des rares atouts qui nous reste, après trente ans de politiques libérales, c’est le syndicalisme, sa capacité de mobilisation et sa crédibilité dans le pays. Si nous nous trompons sur le rapport politique et syndicat, nous risquons de perdre aussi cela. La CGT a d’énormes responsabilités et elle le sait. Du fait de ces responsabilités, nous ne pouvons pas nous permettre de faire n’importe quoi, en particulier risquer de nous couper de la base salariée qui fait cette force de mobilisation aujourd’hui.

Propos recueillis par Claude Debons.

Maryse DUMAS est conseillère confédérale de la CGT, chargée de la formation des dirigeants et membre du CESE1. Ancienne secrétaire générale de la fédération CGT des PTT, elle était, jusqu’au dernier congrès de la CGT, secrétaire nationale responsable de l’action revendicative de la confédération. Nous l’avons interrogée sur les liens entre mouvements sociaux et perspectives politiques, entre syndicalisme et politique.


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