Au delà du Forum Social Mondial, la Cinquième Internationale (interview d’Eric Toussaint, CADTM)

lundi 8 février 2010.
 

Selon l’opinion d’Eric Toussaint, docteur en sciences politiques, un des idéologues du Forum Social Mondial qui en est à son 10e anniversaire, il faut créer un front permanent des partis, des mouvements sociaux et des réseaux internationaux pour réaliser des actions politiques.

Eric Toussaint, docteur en sciences politiques, membre du Conseil international du Forum Social Mondial (FSM), est favorable à ce que le FSM devienne une plate-forme dotée d’une plus forte influence politique dans les luttes sociales à travers le monde. Cependant, il ne s’inquiète pas beaucoup de la résistance de certains secteurs à l’intérieur du FSM qui veulent maintenir l’événement dans sa forme originelle. Pour lui, la solution est simple. “Si le Forum ne le permet pas, il faut construire un autre instrument, sans quitter ou éliminer le Forum”.

Lors d’une conversation avec Brasil de Fato, Toussaint, président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) en Belgique, défend l’idée d’un dialogue entre mouvements et partis sur la base de l’appel pour la création d’une cinquième internationale lancé par le président Hugo Chávez du Venezuela. Dans l’entrevue qui suit, il parle de la crise économique mondiale, des initiatives d’intégration du continent latino-américain et de la montée des Bric’s (Brésil, Russie, Inde et Chine) sur la scène internationale, puissances qui, selon son évaluation, ne représentent pas une alternative progressiste à l’ordre ancien. “Ce qu’ils veulent, c’est négocier avec les vieux impérialismes une place dans la division internationale des pouvoirs, du travail, de l’économie mondiale et de l’accès aux ressources naturelles”.

Entrevue

Brasil de Fato – Comment évaluez-vous les deux visions différentes exposées dans le débat d’ouverture du Forum Social Mondial, c’est-à-dire, celle qui, d’un côté, propose l’“utilisation” du Forum comme plate-forme politique avec plus de pouvoir d’action et d’influence politique et celle qui, d’un autre côté, défend que l’événement garde sa forme originelle d’espace d’échange d’idées ?

Eric Toussaint – Nous avons besoin d’un instrument international pour déterminer des priorités en termes de revendications et d’objectifs à atteindre, un calendrier commun d’actions, un élément de stratégie commune. Si le Forum ne le permet pas, il faut construire un autre instrument, sans pour autant éliminer ou quitter le Forum. Je pense qu’il a sa raison d’être. Mais puisqu’un secteur du FSM ne veut pas que celui-ci se transforme en instrument de mobilisation, il vaut mieux construire un autre instrument entre les organisations et les individus qui sont convaincus que c’est ce dont nous avons besoin. Cela n’empêcherait pas de continuer à intervenir activement dans le Forum. Je dis cela pour éviter une scission, un débat sans fin qui paralyse plus qu’il n’aide. C’est clair qu’il y a un secteur qui préfère maintenir le Forum Social Mondial comme un lieu de discussion, de débat, et pas comme un instrument pour l’action.

C’est un secteur assez fort, non ?

Oui. D’une certaine manière, c’est une partie du noyau historique qui a particpé à la création du Forum. Mais ce n’est pas tout le noyau historique puisque le MST qui est favorable à la transformation du FSM a également participé à sa naissance. Le CADTM fait aussi partie du Conseil international du Forum depuis sa création en juin 2001. Mais c’est évident que des organisations comme IBASE et des personnalités comme Chico Whitaker et Oded Grajew s’opposent à l’évolution vers un instrument de lutte. Par ailleurs, ce qui me préoccupe, c’est d’arriver à Porto Alegre et de voir que le séminaire “10 ans après” est patronné par Petrobras, Caixa, Banco do Brasil, Itaipu Binacional, et avec une forte présence des gouvernements. Cela me préoccupe vraiment. J’aurais de loin préféré un Forum avec moins de moyens financiers mais plus militant. Nous pouvons nous appuyer sur des forces bénévoles militantes, loger chez des militants à la ville ou à la campagne, organiser des hébergements dans des complexes sportifs, des écoles...

A quel nouvel instrument faites-vous allusion ?

Il existe une proposition qui, à la vérité, a eu relativement peu de répercussion. Il s’agit de l’appel que Hugo Chávez a lancé fin novembre 2009 pour la création d’une Cinquième Internationale qui réunirait des mouvements sociaux et des partis de gauche. Je pense que c’est, en principe, très intéressant. Ce pourrait être une perspective s’il y a une réflexion, un dialogue entre partis et mouvements sociaux : une Cinquième Internationale comme instrument de convergence pour l’action et pour l’élaboration d’un modèle alternatif. Mais, selon moi, elle ne constituerait pas une organisation comme les Internationales antérieures qui étaient – ou sont encore puisque la Quatrième Internationale existe toujours - des organisations de partis avec un niveau de centralisation assez élevé. Je pense que la Cinquième Internationale ne devrait pas avoir un haut niveau de centralisation et ne devrait pas impliquer une auto-dissolution des réseaux internationaux ou d’une organisation comme la Quatrième Internationale. Ceux-ci pourraient adhérer à la Cinquième Internationale en gardant leurs caractéristiques mais une telle adhésion démontrerait que tous les réseaux ou grands mouvements ont la volonté d’aller plus loin que des fronts ponctuels comme les coalitions sur le climat et la justice sociale, la souveraineté alimentaire, la dette... Nous avons des bannières communes entre beaucoup de réseaux et c’est positif. Mais s’il était possible d”arriver à un front permanent... En employant cette expression, je suis déjà en train de donner un élément de définition. Pour moi, la Cinquième Internationale serait, dans la sitiuation actuelle, un front permanent de partis, de mouvements sociaux et de réseaux internationaux. Le terme “front” implique clairement que chacun garderait son identité mais donnerait la priorité à ce qui unit pour atteindre des objectifs communs et faire avancer la lutte. Les derniers mois ont démontré à nouveau la nécessité d’augmenter la capacité de mobilisation car la mobilisation contre le coup d’Etat du Honduras a été totalement insuffisante. C’est préoccupant parce que, comme les Etats-Unis appuient le coup d’Etat en légitimant les élections qui ont suivi, les forces putschistes du monde entier considèrent que c’est à nouveau une option raisonnable. Au Paraguay, par exemple, la discussion entre les putschistes tourne aurour de “Quand ?” et “Comment ?”. Ils sont convaincus qu’il faut un coup d’Etat à partir du Congrès National contre le président Fernando Lugo. Cela montre bien que la mobilisation à propos du Honduras a été insuffisante. Cela a aussi été le cas pour Copenhague et, maintenant, pour Haïti. La riposte à l’intervention des Etats-Unis en Haïti est totalement insuffisante.

Vous affirmez donc qu’il est possible, dans une Cinquième Internationale, de concilier autour d’actions politiques communes les différents courants de gauche qui formeraient cette nouvelle organisation ?

Oui, je pense qu’il faut commencer par un dialogue consultatif pour tenter d’arriver à ce résultat. Nous ne pouvons pas nous précipiter. La Cinquième Internationale, pour être réellement effective, doit entendre et réunir une quantité très significative d’organisations. Construire une Cinquième Internationale avec une petite partie du mouvement n’en vaudrait pas la peine. Ce serait tuer le projet ou le limiter. Ouvrir la perspective sur ce débat me paraît absolument nécessaire.

Lors d’une interview, vous avez dit que le Forum Social de Belém, tenu en janvier de l’année passée, fut la première grande mobilisation contre le crise économique mondiale. Mais, maintenant, vous dites qu’il n’y a pas eu de riposte satisfaisante à ce qui s’est passé au Honduras et en Haïti. Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce qui a raté ?

Oui, vous avez tout à fait raison de pointer le décalage entre le grand succès de Belém et ce qui s’est passé depuis. Le bilan de 2009 est préoccupant. Il n’y a pas eu dans les grandes économies industrialisées, l’épicentre de la crise, de grandes mobilisations sociales. Sauf en France et en Allemagne où il y a eu des mobilisations assez fortes, en particulier en France où plus d’un million et demi de manifestants sont descendus dans les rues au cours de deux manifestations au premier semestre 2009. Aux Etats-Unis, il y a eu quelques grèves mais limitées. Cependant, les secteurs de masse – ceux qui souffrent le plus de la crise - éprouvent une grande diffculté à se mobiliser. C’est comme si les gens étaient groggys. Le chômage a augmenté très fortement au Nord de la planète. En Espagne, il est passé de 10 à 20% de la population économiquement active : c’est quelque chose qu’on n’avait plus vécu depuis 30 ans. Par rapport au Sud de la planète, des gouvernements comme celui de Lula donnent l’impression qu’un pays comme le Brésil ou d’autres pays ne vont pas être affectés par la crise du Nord parce qu’ils ont pris des mesures financières et économiques qui leur permettent d’être blindés. Cependant, au Sud, il y a aussi un bas niveau de mobilisation par rapport à la crise internationale. Mais je voudrais faire une comparaison historique. Après la crise de Wall Street en 1929, les grandes luttes sociales radicales n’ont commencé qu’en 1933, 1934 et 1935. Donc, historiquement, nous voyons que les réactions de masse ne sont pas immédiates. Si la crise persiste, et ses effets continuent d’être très forts, les gens commenceront en définitive à se mobiliser massivement.

Mais, au-delà de cette analyse plus historique, est-ce que vous croyez que la gauche n’a pas su se préparer à une riposte adéquate ?

C’est un autre aspect. Nous avons vu par exemple que la jeunesse brésilienne de l’Etat de Pará était très intéressée, elle était en masse au Forum Social de Belém en janvier 2009. Et elle participait aux débats où on parlait d’alternatives radicales. Mais comme le Forum Social Mondial n’est pas un instrument de mobilisation, cela n’a pas été plus loin. En plus, les directions syndicales sont très bureaucratisées. La politique des directions syndicales consiste à espérer que la décision du gouvernement va éviter un grand choc. Elles accompagnent et appuient les politiques gouvernementales qui limitent un peu le coût de la crise pour les plus opprimés. Il y a un manque de volonté de la part des directions syndicales, des partis de gauche ou des partis “socialistes”, qui fait que les gouvernements continuent d’appliquer, dans les pays du Nord, des solutions sociales-libérales ou néolibérales. Il n’y a même pas la volonté de mettre en place une politique néo-keynésienne. Le New Deal de Roosevelt (Franklin Delano Roosevelt, alors président des Etats-Unis) de 1933, en comparaison des politiques du démocrate Barack Obama, ou des gouvernements comme celui de Zapatero (José Luis Zapatero, premier ministre espagnol, du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) et de Gordon Brown (premier ministre britannique, du Parti Travailliste), paraît de gauche radicale. Il est donc évident qu’il y a une terrible responsabilité des directions des partis de la gauche traditionnelle, des syndicats, et une très grande faiblesse du Forum Social Mondial pour affrontrer la crise. Voilà pourquoi, je reviens à mon premier point de l’interview, il faut que nous ayions un nouvel instrument.

Croyez-vous qu’avec cette crise, une nouvelle ère de multipolarité a été inaugurée ou pourrait commencer dans un futur proche ?

Il est évident que la domination économique des Etats-Unis n’est pas la même qu’il y a 20 ans. Les Etats-Unis ont perdu la domination économique mais c’est le seul pays qui combine domination industrielle - malgré que cet aspect soit en train de s’affaiblir –, une monnaie internationale – bien qu’affaiblie, elle reste la principale monnaie internationale – et une présence militaire permanente dans plus de cent pays. Elle dispose d’une capacité d’invasion. Il y a cinq mois, j’ai publié un article dans lequel j’interprétais le coup d’Etat au Honduras et les 7 bases en Colombie comme une démonstration évidente de l’agressivité des Etats-Unis envers l’Amérique latine [1]. Des journalistes ont réagi en disant que j’exagérais, que les Etats-Unis n’étaient pas capables de faire une intervention en Amérique latine, qu’ils n’en avaient plus la capacité militaire de par leur engagement en Afghanistan, au Pakistan et en Irak. Mais maintenant, en quelques jours, ils envoient 15.000 soldats en Haïti. Par conséquent, oui, ils continuent d’être une puissance capable d’attaquer, d’envoyer des troupes, des équipements, du matériel militaire dans différents endroits de la planète. Le cas de Haïti est emblématique car il montre que les Etats-Unis ont une grande capacité de réaction, et très rapide. La puissance états-unienne continue à être la principale au monde en termes géostratégiques. D’accord, de nouvelles puissances sont en train de se renforcer comme la Chine, la Russie, l’Inde et le Brésil, qui sont des puissances régionales. Il y a également bien sûr l’Union europénne. Le concept qui, pour moi, définit bien la situation internationale du Brésil est le concept d’“impérialisme périphérique”. Pourquoi “impérialisme” ? Parce que le Brésil considère les pays voisins comme une nation impérialiste traditionnelle considère les autres. Il considère ces pays comme la destination des investissements de ses entreprises transnationales et la politique extérieure du gouvernement brésilien tend à appuyer la stratégie d’extension de ses entreprises : Petrobras, Vale do Rio Doce, Odebrecht, etc., qui sont présentes en Bolivie, en Equateur, au Perou, au Vénézuela, au Chili, en Argentine, et même en Afrique où elles réalisent des investissements importants. Cependant, il existe un caractère multipolaire dans le sens où il n’y a pas de super-impérialisme. Par ailleurs, les dénommés Bric’s (acronyme pour Brésil, Russie, Inde et Chine) ne se constituent pas en alternative progressiste aux vieux impérialismes (les Etas-Unis, l’Union européenne, le Japon). Ce qu’ils veulent, c’est négocier avec ces vieux impérialismes leur place dans la division internationale des pouvoirs, du travail, de l’économie mondiale et de l’accès aux ressources naturelles. Donc je considère qu’aucune puissance ne joue un rôle progressiste que nous pourrions appuyer. Ce qui existe au niveau alternatif, c’est une initiative comme l’ALBA (Alternative Bolivarienne pour les Amériques, proposée par le président vénézuélien Hugo Chávez) dont les composantes, heureusement, ne sont pas des pays impérialistes. Des alternatives régionales comme l’ALBA sont très importantes. Ma préoccupation à ce sujet est qu’il faudrait accélérer le processus et aller au-delà des discours, en augmentant beaucoup plus l’intégration entre ces pays. Mais il faut mettre en évidence les choses positives : à la réunion de l’ALBA du 25 janvier, on a décidé d’abolir la dette d’Haïti à l’égard des pays membres, donnant ainsi une leçon aux puissances qui se réunissaient à Montréal le même jour et qui discutaient de l’allégement de la dette conditionné à des mesures d’ajustement structurel.

Dans ce contexte, comment évaluez-vous l’avance d’initiatives comme celle de la Banque du Sud ? Croyez-vous que ce projet est arrivé à un stade satifaisant ?

En 2007, j’ai participé, à la demande du gouvernement de Rafael Correa et de son ministre de l’Economie et des Finances, à la rédaction de la position de l’Equateur sur la Banque du Sud. Le projet que le pays a défendu est un modèle de Banque du Sud pour financer des projets publics, ou de communautés traditionnelles, natives, etc. Par exemple, financer, au niveau régional, une politique de souveraineté alimentaire, permettre les réformes agraires nécessaires, les réformes urbaines, priviliégier le réseau ferroviaire – et pas le réseau routier. C’est une des options possibles pour la Banque du Sud. Le Brésil et l’Argentine ont un autre projet. Celui de financer des projets dans les pays plus pauvres qui font partie de l’initiative (Bolivie, Paraguay, Equateur), des projets de travaux publics dans le cadre de l’IIRSA (Initiative d’Intégration de l’Infrastruture Régionale Sud-Américaine), par le biais de contrats pour les entreprises brésiliennes ou argentines. C’est-à-dire encore une fois de l’argent public pour des contrats d’entreprises privées, de grands projets qui ne respectent pas l’environnement et ne donnent pas la priorité à l’amélioration de la situation des masses. C’est l’option du Brésil et de l’Argentine qui commence à dominer les négociations de la Banque du Sud. Il faut que les gouvernements de gauche réagissent et choisissent vraiment une intégration des peuples, et non une intégration qui soit favorable aux grandes entreprises transnationales, qu’elles soient du Nord ou du Sud. Une intégration qui ne prenne pas comme modèle l’intégration européenne. En Europe, nous avons une intégration mais totalement dominée par la logique de l’accumulation du capital privé, la logique libérale ou néo-libérale. Avec les gouvernements qui existent en Amérique latine, avec la force des mouvements sociaux et la tradition des luttes radicales, c’est l’endroit au monde où on peut mettre en œuvre un modèle alternatif.

Vous avez coutume de dire qu’il y a deux gauches : la gauche éco-socialiste et la gauche social-libérale. Comment expliquer que, malgré que le modèle néolibéral ait été mis en échec consécutivement à la crise, le président Lula – que vous positionnez comme social-libéral – ait été un de ceux qui en soient sorti renforcés ?

Fondamentalement, ce qui définit le sort d’un pays, ce sont les mouvements sociaux, les expériences que les masses accumulent à travers leurs mobilisations. Et nous voyons que les pays où des gouvernements, en politique, sont les plus avancés sont ceux où il y a eu les mouvements sociaux les plus radicaux. Ce niveau de mobilisation sociale exerce une pression sur les gouvernements pour les pousser à prendre les mesures politiques et sociales les plus cohérentes avec une option de gauche. Au Brésil, malheureusement, il n’y a pas eu ces cinq ou six dernières années ce niveau de mobilisation. Et le gouvernement a également débuté dans une situation économique internationale favorable. Entre 2004 et 2008, il y a eu l’augmentation du prix international des matières premières, une croissance avec la bulle spéculative au Nord qui a généré plus d’exportations pour le pays. Et, jusqu’à présent, comme nous l’avons dit auparavant, la crise internationale n’a pas affecté immédiatement le Brésil. Ainsi, le gouvernement peut présenter comme le résultat de sa politique, une situation économique qui ne dépend pas exactement de celle-ci.

Mais pour quelles raisons, au-delà des taux d’intérêt élevés, n’a-t-il pas été si touché par la crise ?

Parce que la réduction du prix des matières premières au second semestre 2008 a été suivie par une nouvelle hausse des prix en 2009. D’une part, les revenus d’exportation se sont maintenus. D’autre part, la couche sociale représentée par le programme “Bolsa Familia” fournit aux secteurs pauvres un certain niveau de consommation qui maintient le marché interne. La question est : qu’est-ce qui va arriver les prochaines années ? Que va-t-il se passer par rapport à la croissance de la Chine ? Elle peut ne pas continuer. Nous savons qu’en Chine se développent plusieurs bulles spéculatives, il y a une bulle immobilière, une bulle boursière et une explosion des dettes. La croissance de la Chine est due à une augmentation très forte des dépenses publiques de la part du gouvernement pour contrecarrer la perte de marchés extérieurs suite à la crise aux Etats-Unis, en Europe et au Japon. On maintient un niveau de croissance, mais de manière partiellement artificielle, grâce à ces bulles. Dans la situation mondiale actuelle, la Chine est la locomotive de ce qui reste de la croissance économique. Sans la Chine, nous serions à un niveau de pure récession mondiale. La situation du Brésil est liée à celle de la Chine par les exportations de minerais, etc. Mais aussi parce que la situation de la Chine maintient la situation de l’économie mondiale à un certain niveau de croissance. Si elle tombe, ce qui pour moi n’est pas une certitude mais une possibilité, cela affectera l’économie brésilienne. Le Brésil souffrira aussi des conséquences d’autres explosions financières internationales qui surviendront dans les années qui viennent. Les prix des matières premières sont plus élevés que ce que l’activité économique mondiale ne le justifie. Il y a un investissement spéculatif dans les matières premières de plusieurs produits alimentaires exportés par le Brésil comme le soja... Quand la bulle spéculative éclatera, nous aurons une réduction des prix des matières premières et cela touchera le Brésil. C’est pourquoi l’idée que le Brésil est une économie blindée est fausse. Elle dépend de l’évolution internationale sur laquelle le Brésil n’a aucun contrôle. Ce que le Brésil pourrait faire pour parer à cela, c’est augmenter beaucoup plus son marché intérieur, appliquer un protectionnisme, exercer plus de contrôle sur les mouvements de capitaux, mettre en œuvre un modèle économique redistributif, attaquer les monopoles, les lobbys, faire une réforme agraire et urbaine radicale. Ce pourrait être un modèle dans le cadre d’une intégration régionale avec une authentique orientation de gauche. Mais cela impliquerait une autre option de gouvernement.

Comment évaluez-vous les ripostes à la crise de la part des gouvernements plus progressistes comme ceux du Venezuela, de la Bolivie et de l’Equateur ?

Il y a eu un aspect positif, non seulement dans ces trois gouvernements mais aussi d’une certaine manière, dans la gestion de Lula, Cristina Fernandez (présidente d’Argentine) et Michelle Bachelet (présidente du Chili). C’est que, malgré les recommandations du FMI de réduire les dépenses publiques, les gouvernements ont appliqué des politiques hétérodoxes, y compris le gouvernement d’Alan García, du Pérou, qui est un gouvernement de droite. Cela a permis à ces gouvernements de maintenir un certain niveau de croissance économique. La réaction de la Bolivie, de l’Equateur et du Venezuela n’a pas été à ce niveau très différente des gouvernements mentionnés plus haut : ils ont maintenu des dépenses publiques importantes pour soutenir la consommation et l’activité économique. Des trois, le gouvernement qui a radicalisé un peu sa politique économique a été celui de Hugo Chávez, avec plus de nationalisations. Mais, franchement, les polítiques de Correa, Chávez et Evo Morales (président de Bolívie) pour affronter la crise ne sont pas très différentes de celles des autres gouvernements de la région dont je viens de parler. Il n’y a pas une différence radicale dans la sphère économique. Je pense qu’il y a des différences en termes d’anti-impérialisme, de réformes constitutionnelles, de récupération du contrôle sur les ressources naturelles. Mais ce serait simplificateur de dire qu’il y a des différences astronomiques entre les expériences économiques de la région. Personnellemnt, j’aurais préféré pouvoir dire que les gouvernements d’Equateur, du Venezuela et de Bolívie sont en train de mettre en œuvre un modèle radicalement alternatif. Mais ce n’est pas encore le cas. Il y a des annonces et des perspectives qui peuvent être très intéressantes, mais il ne faut pas confondre discours et intentions avec les faits de la vie réelle.

Où en est aujourd’hui le débat sur la dette publique ?

La question de la dette a ses hauts et ses bas. Le thème était brûlant dans les années 1980, il est revenu en force avec le default de l’Argentina fin 2001 [2] . Maintenant, nous revenons à une situation de tension dans ce domaine, mais c’est seulement le début. En 2007, l’Equateur a constitué une commission d’audit dont j’ai fait partie. Et, à partir de nos conclusions, le gouvernement de Correa a décidé de suspendre le paiement de 3,2 milliards de dettes en titres commerciaux, vendus à Wall Street et qui se clôturaient entre 2012 et 2030. Correa a suspendu le paiement à partir de novembre 2008 et a affronté les créanciers, les détenteurs des titres. Et il a obtenu le 10 juin 2009 que 91% des titres soient vendus au gouvernement de l’Equateur avec une décote de 65%. Ce qui signifie que l’Equateur récupéra 3,2 milliards de dollars de bons en les payant 1 milliard. Il a économisé 2,2 milliards de dollars, plus les intérêts qui restaient à payer. Cela montre que, même un petit pays peut affronter les détenteurs de titres et leur imposer un “sacrifice”. Eux, qui gagnent toujours, ont dû abandonner la perspective de continuer à gagner beaucoup d’argent avec ces titres. La leçon est que si l’Equateur a réussi à le faire, des pays comme le Brésil, l’Argentine et d’autres pourraient le faire aussi. L’Argentine avait suspendu le paiement en 2001 mais, en 2005, elle a commis l’erreur fondamentale d’échanger des titres et non de les racheter ou de les annuler totalement. Elle les a échangés avec une décote mais elle a dû continuer à payer les intérêts à un taux élevé. La dette de l’Argentine aujourd’hui est du même volume que celui de 2001. La question du paiement de la dette reviendra sur la scène internationale en raison de deux facteurs fondamentaux. Premièrement, la crise financière et économique, qui a diminué les exportations du Sud et les revenus fiscaux qu’elles génèrent, rend plus difficile le remboursement de la dette publique interne et externe. Le second facteur est l’augmentation du coût de refinancement de la dette. Comme les banquiers du Nord sont entrés en crise, leur tendance est d’être plus exigeants vis-à-vis des pays du Sud qui désirent s’endettter au niveau international.

Eric Toussaint


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