Quand l’histoire nous désenchante (entretien avec Daniel Bensaïd pour la revue Mouvements)

samedi 16 janvier 2010.
 

Difficile de dissocier, depuis 1968, le parcours militant de Daniel Bensaïd de celui du courant trotskiste, aujourd’hui incarné par la Ligue communiste révolutionnaire, au sein duquel il a longtemps exercé des responsabilités. C’est à ce titre que Mouvements s’était entretenu avec lui, en 2000, pour son numéro « Penser à gauche » (n°9/10). Enseignant la philosophie à l’Université de Paris 8, son engagement militant s’est doublé d’une réflexion politique dont témoignent de nombreux ouvrages. À l’occasion de la parution de son autobiographie, Une lente impatience, il revient ici sur ce parcours, évoquant notamment le sens qu’a pu prendre l’engagement politique pour sa génération, née au lendemain de la guerre, l’association entre militantisme dans les rangs d’une organisation politique et élaboration intellectuelle, et sa conception de l’universalisme qui l’a amené à prendre position dans le débat initié par l’appel des Indigènes de la République.

Mouvements : La lecture de Une lente impatience [1] donne l’impression que la génération venue à la politique autour de 1968, obsédée par la figure tutélaire des militants des périodes précédentes dont l’engagement avait une tout autre portée, vit dans une sorte de post-héroïsme.

Daniel Bensaïd : Certains passages inspirent peut-être cette impression de « post-héroïsme », mais c’est une lecture a posteriori. Nous espérions encore que notre épopée était devant nous. Contrairement à ce que laisse entendre le scénario de Semprun pour La guerre est finie, le film sorti en 1967, la guerre n’était pas finie pour nous : la page du nazisme n’était pas entièrement tournée. Il y avait aussi les guerres de libération coloniales, et nous avions des comptes à demander quant aux crimes nazis. Nous nous situions plutôt dans la continuité de cette histoire, de la révolution russe à Auschwitz et Hiroshima. Les éléments structurants étaient encore ceux de la résistance, de la guerre civile espagnole et de l’après-guerre. Cet imaginaire-là a certainement pesé sur nos formes d’engagement. Il me semble que la page n’a vraiment été tournée qu’à la fin des années 1970, avec la normalisation de la transition en Espagne et le coup d’arrêt à la révolution portugaise. Mais dans l’immédiat après-68, cette sorte de « rendez-vous manqué avec l’histoire » – c’est le titre du livre de Régis Debray sur Pierre Goldman – a sans doute légitimé ce que j’ai appelé notre « léninisme pressé ». Ce point retient beaucoup l’attention de Jean Birnbaum dans son livre, Leur jeunesse et la nôtre [2] : « substitutisme » militaire, idée selon laquelle : « Puisque l’événement ne vient pas à nous, on va aller à l’événement, le provoquer. »

Pour Birnbaum, les vétérans en voie de disparition des années 1930 et de la Résistance ont fait l’histoire, alors que les soixante-huitards ont cru la faire, et que les suivants gèrent les restes. On ne choisit ni sa situation ni son histoire. Il faut revenir à une vision plus prosaïque de la politique. Après les illusions lyriques, tout le défi consiste à faire ce qu’on doit faire, sans se sustenter de récits illusoires. Ce n’est pas moins noble. Il y a des flux et reflux de la temporalité politique. En termes de générations, le cas d’Olivier Besancenot, est atypique. Il est entré dans le militantisme politique à contretemps : 1991, c’était le pire moment pour quelqu’un qui avait 14 ans. Depuis 1995, des choses se sont remises en marche : un renouveau partiel des mouvements sociaux, mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler, même s’il est très pluriel, le mouvement altermondialiste. On voit émerger de nouvelles forces, des volontés militantes qui s’expriment différemment. Nous avions été portés par la guerre d’Algérie ou l’exemple du Che. Aujourd’hui, on va chercher ce qui soulève l’enthousiasme nécessaire pour consacrer son énergie à une cause dans le mouvement altermondialiste, dans telle ou telle lutte partielle, ou dans des figures comme celles du sous-commandant Marcos ou d’Hugo Chávez.

M. : Cette indispensable part de romantisme, que vous appelez les illusions lyriques, peut-elle jouer quand les bilans sont aussi décevants ?

D.B. : Elle existe ou elle n’existe pas. Je ne suis pas tellement d’accord avec la façon dont Michael Löwy valorise sans balance le romantisme comme protestation contre la modernité capitaliste. Je suis plutôt, comme aurait dit Péguy, pour la mélancolie classique. Je porte beaucoup d’intérêt à la figure de Blanqui ; or, il n’y avait pas plus antiromantique que lui. Mais je ne conçois pas non plus d’engagement qui reposerait sur une pure rationalité. C’est un peu une illusion d’intellectuel qu’implique, d’ailleurs, la notion d’intellectuel engagé : on serait d’abord intellectuel, puis on s’engagerait. Cela ne se passe pas ainsi. La raison se mêle toujours à une part de rêve et de passion, de messianisme, même si ce terme n’a pas bonne presse aujourd’hui, en raison de lectures à contresens. C’est une des dimensions de l’action politique. Il peut aussi y avoir une part d’utopies en miettes : si l’horizon des grands changements politiques apparaît improbable, on aura des utopies partielles, dont Ernst Bloch avait déjà fait un inventaire dans le premier tome du Principe espérance.

M. : Sur la question du bilan, vous dites : « On a eu raison d’avoir tort. » : en gros, les trotskistes n’ont pas trempé dans les sales affaires du siècle, pas été compromis dans le stalinisme, dans les grandes crises politiques, dans les guerres coloniales. Ils ont souvent fait figure de figurants discrets et modestes, mais ils n’ont pas incarné d’actions dont ils auraient à se repentir. Cela ne signifie-t-il pas aussi qu’ils ont été trop discrets, trop faibles pour influer réellement sur le cours des choses ?

D.B. : Il est toujours difficile de discerner a posteriori entre ce qui relevait du choix politique, d’une sous-estimation ou tout simplement d’une affaire de survie. Que pouvaient faire les trotskistes dans la Résistance ? Ils ont tenté un travail dans l’armée allemande. Une forme de résistance plus discrète qu’héroïque n’était pas un choix mais une contrainte. La formule « On a eu raison d’avoir tort. » n’est pas une revendication dogmatique, c’est une protestation contre l’idée selon laquelle en politique ou en histoire, la victoire aurait valeur de preuve. Dans certaines circonstances, être en minorité, voire en infimité, n’est pas ce qui invalide ou vérifie une politique. Cela ne veut pas dire que nous soyons sortis indemnes de ce long parcours minoritaire. Le « nous », en l’occurrence, ne concerne pas uniquement des organisations trotskistes étiquetées, mais aussi des courants comme « Socialisme ou Barbarie », ou des courants libertaires qui ont résisté à la stalinisation. Quand on est aussi minoritaires, on subit aussi les effets de subalternité à l’égard de ce à quoi l’on s’oppose. Mais la petitesse n’est pas la preuve de l’inanité d’une cause.

M. : Ne comporte-t-elle tout de même pas le risque d’une dérive qu’on pourrait qualifier d’esthétisante : du moment qu’on est du côté du bien et du beau, il serait moins important d’être du côté du vrai ?

D.B. : Tout combat minoritaire de longue haleine peut se complaire dans une esthétique de la défaite : vaincus, mais dans la dignité… Il faut un effort permanent de lucidité sur soi-même. Il y a un peu de cette tonalité dans ce que j’ai écrit à la fin des années 1980 : avec la contre-réforme libérale, on avait l’impression que le sol se dérobait sous nos pieds. Quitte à être les derniers des Mohicans, au moins tomber la tête haute. C’est une posture esthétique et morale, mais cela ne résout pas les problèmes politiques.

M. : La volonté de préserver une certaine pureté ne compromet-elle pas la capacité à passer des accords ? La posture minoritaire peut devenir une fin en soi, elle permet de préserver la cohérence politique dans laquelle on est installé.

D.B. : Il y a une autre marque minoritaire, qui consiste à suppléer à un rapport de force défavorable en misant sur la force pédagogique des idées. Dans l’histoire du mouvement trotskiste, c’était, en caricaturant un peu, l’option de quelqu’un comme Michel Pablo : on n’a pas beaucoup de forces, mais on a des idées ; il faut donc savoir être au bon endroit pour trouver les oreilles réceptives à qui les souffler. Donc on est conseiller de Makarios, de Ben Bella etc. La LCR a voulu sortir de cette fonction de conseiller du prince ou des princes à venir (Chávez ou d’autres). Car la politique, ce sont aussi des rapports de force.

Le cheminement des idées peut être efficace à un certain moment puis s’effacer tout aussi vite. Cela se traduit dans une mémoire collective qui peut mener, j’en suis conscient, à un fétichisme de l’organisation, voire à un conservatisme. Mais dans l’histoire des vingt dernières années, nous avons davantage péché dans l’autre sens. Nous nous disions trop : ce n’est pas nous qui avons les clés ; alors nous nous sommes ralliés ici à l’alternative, là à la campagne Juquin. Tout cela est parti en fumée.

Nous ne renonçons pas à une démarche d’alliances, mais pour qu’elle soit efficace, il faut une organisation forte capable de peser dans le processus. En position de dépendance, on ne peut qu’accumuler des déceptions. Le problème se pose à nouveau aujourd’hui. La situation provoque des déplacements, certains attendus, d’autres moins. Tout cela met à l’ordre du jour, nous l’espérons – mais nous l’espérons depuis au moins quinze ans –, des recompositions de plus grande ampleur. Aux reproches faits à la culture minoritaire (« Les mains propres, mais pas de mains. » ; « Vous ne voulez pas vous salir avec la politique. »), nous répondons : « Il faut prendre ses responsabilités, y compris celle de gouverner, mais dans un gouvernement qui mène une politique complètement différente de celle qui prévaut depuis 20 ans. »

Aujourd’hui, même une politique de réforme modérée n’est pas possible sans reprendre le contrôle des politiques monétaires, sans relancer une politique d’emploi et de services publics. Ce n’est pas un ultimatum révolutionnaire. Je connais bien l’exemple brésilien : la situation au moment de la victoire électorale de Lula en 2002 n’était pas révolutionnaire. Il y avait certes une victoire électorale, mais avec un mouvement social plutôt en recul, à l’exception des sans-terre. Il était néanmoins possible de prendre des mesures, notamment dans le traitement de la dette, qui auraient permis une politique nettement plus ambitieuse, notamment sur le programme « Faim zéro » ou la réforme agraire, dont le bilan s’annonce quatre fois inférieur aux objectifs signés en novembre 2003.

M. : Pour en venir à des aspects plus biographiques, quel bilan tirez-vous de votre trajectoire comme intellectuel ?

D.B. : Cela me gêne un peu de donner un sentiment d’autosatisfaction, mais je ne regrette pas mes choix. Je sortais de Normale sup : j’aurais pu choisir une carrière académique. La vie militante n’est pas contradictoire avec une activité intellectuelle, mais je lui ai donné la priorité. Je n’ai aucun regret car le militantisme, que l’on occupe, comme je l’ai longtemps fait, des positions de direction ou non, est un principe de réalité et de responsabilité important à mes yeux. Nombre d’intellectuels croient avoir apporté au monde un message indispensable. Dans l’action collective, on se rend compte que les idées sont le fruit d’échanges et qu’on ne pense jamais tout seul (comme la médiatisation pousse à le faire croire).

Tout le monde pense. Les intellectuels sont peut-être privilégiés pour ce qui est de mettre des idées en forme mais, et c’est un autre élément de satisfaction, le militantisme a été un garde-fou, un anticorps contre les tentations spéculatives du travail intellectuel. Et je n’ai rien sacrifié, sinon un peu de carrière et d’argent. Certains parmi mes anciens camarades disent : « J’ai perdu du temps en militant dans les années 1970. » Mais c’est en partie parce qu’ils ont milité qu’ils sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui. Par comparaison avec une génération qui a subi des épreuves d’une tout autre nature – les années 1930, la guerre, etc. –, le sacrifice est quand même mineur. Il y a eu de mauvais moments, des tragédies, que je ne veux pas minimiser : l’Argentine où, en 1973-75, parmi les gens que j’ai rencontrés dans un cadre militant, il y a eu un mort sur deux en moins de deux ans. Ce qui oblige à nous interroger sur nos propres responsabilités politiques : ils voulaient mener la lutte armée et on les y a encouragés, même si nous avons exprimé des doutes ou des critiques à tel ou tel moment. Dire « On est en guerre » au moment du retour de Perón en 1973, c’était déclarer la guerre tout seul, se jeter contre un mur.

Il reste que cette expérience a permis de ne pas subir le choc des années 1980 et le choc des années 1989-1991 comme si tout un univers s’écroulait. Pour moi, c’est en partie lié à cette activité dans un collectif. Je considère aussi comme une petite victoire d’avoir montré qu’on peut assumer les servitudes du militantisme et faire un véritable travail intellectuel. On n’aliène pas forcément sa liberté de penser en militant – à condition de ne pas tout télescoper : activités militantes, temps de la réflexion, temps de la recherche, il n’y a pas d’incompatibilité. Car jamais nous n’avons défini d’orthodoxie idéologique.

M. : Mais dans le cadre d’une activité intellectuelle, on est confronté à des dilemmes difficiles à surmonter, tandis qu’à la direction d’une organisation, on est obligé d’assumer des choix parfois peu nuancés. Comment concilier la part de doute de toute réflexion intellectuelle et le vote sur une motion ?

D.B. : Nous nous sommes parfois prononcés sur des questions sur lesquelles, aujourd’hui, je m’abstiendrais. Prendre position sur l’Assemblée populaire de Bolivie à 10 000 km de distance…

M. : N’est-ce pas lié à la conception de l’avant-garde autoproclamée qui doit avoir un avis sur tout ?

D.B. : Je ne connais pas « d’avant-garde » qui ne soit autoproclamée, pas même les « avant-gardes » parlementaires de masse ! Dès qu’on est une organisation, qu’on le dise ou non, on se considère peu ou prou comme une avant-garde.

M. : Donc lié à la notion même d’avant-garde.

D.B. : Il est vrai qu’on peut s’imaginer avoir un rapport privilégié à la vérité (mais cela n’est pas propre aux « avant-gardes » politiques), le privilège du point de vue de la totalité par rapport au point de vue partiel.

M. : Dans la notion d’avant-garde, il y a tout de même la certitude d’avoir raison.

D.B. : Je ne dirais pas que nous étions toujours sûrs d’avoir raison. Nous étions tout feu tout flamme, enthousiastes, parfois brutaux, arrogants quelquefois. Nous pensions, et cela explique beaucoup de choses, que la révolution était imminente, que 1968 n’avait été que la « répétition générale », qu’il y aurait une révolution en Europe dans les cinq ou dix ans. Si l’on croit vraiment ça, il faut en tirer les conséquences. Mais nous n’avons jamais développé une conception scientiste de la théorie, jamais considéré le matérialisme dialectique comme une science ou une logique formelle, nous avons toujours reconnu la part d’aléatoire et de contingence dans l’événement. Simplement, la politique demande un profond engagement : pour modifier des rapports de force, il faut y mettre une énergie « absolue » tout en étant conscient que cet engagement repose sur une évaluation relative et qu’on peut être en train de se tromper. C’est la contradiction de ce que j’appelle un militantisme profane : avoir à s’engager sans transcendance divine, scientifique ou autre, sans sombrer pour autant dans l’hésitation permanente, qui paralyserait toute action.

M. : Vous évoquez, dans Une lente impatience, le passage de nombre de personnalités du monde de la politique, des médias, dans les rangs de la Ligue ou de ses sympathisants. Comme pour rappeler, en dépit de leur distance d’aujourd’hui, l’école que ce militantisme a constituée pour eux.

D.B. : La Ligue a, dans une grande mesure, évité à l’égard de ses « ex », la thématique du renégat. Cela a permis de garder avec la majorité d’entre eux des rapports cordiaux d’échanges, voire de sympathie ou d’amitié. Certains, ne croyant plus à la révolution, ont pensé contribuer à des réformes en allant au PS. Cela ne constitue pas un péché capital en soi. Ce qui m’est pénible, c’est le cynisme d’anciens camarades qui tiennent des discours auxquels ils ne croient pas. Ou le regard condescendant que certains portent sur leur propre passé et le nôtre : « On n’a pas changé le monde, mais on s’est bien amusés. », dit Ardisson sur la couverture de son livre. Tout le monde ne s’est pas amusé. On peut, sans se prendre trop au sérieux, faire les choses sérieusement. Je ne supporte pas le détachement cynique. La mélancolie est un peu mon antidote intime contre cela, mais aussi contre la foi inébranlable. Mais j’imagine que chaque militant essaie de trouver cette distance intime, de lui ou elle, à lui-même ou elle-même, qui fait que nous ne sommes pas des monolithes inaltérables. Il n’y a pas de dédoublement de personnalité intellectuelle et militante : je suis, je l’espère, les deux tout le temps. Mais les deux ne sont pas homogènes et superposables. Il ne faut pas trop dépolitiser la sphère du privé. Même si le « tout est politique » auquel, avec d’autres, nous avons prétendu est une formule à la limite du totalitarisme.

M. : Gérard Noiriel, dans son dernier livre, fait de vous l’un des derniers intellectuels spécifiques investi dans un rôle politique aussi flagrant. Vos développements, vos écrits philosophiques ont-ils pu pâtir de cette situation ?

D.B. : Les formes d’engagement intellectuel, terme que je reprends alors que je l’ai critiqué, sont en train de changer. Il était assez naturel d’être un intellectuel de parti au début du XXe siècle : Durkheim , Mauss, Lucien Herr...Cela allait de soi, on était intellectuel certes, mais aussi ou d’abord citoyen. Dans les années 1930, certains mouvements (les surréalistes, le groupe Philosophie) ont eu un engagement partisan. À une époque qui n’y était pas propice, cela a abouti à des tragédies comme celle de Nizan. Le thème de l’engagement tel que le développe Sartre répond à cet échec : il conçoit un intellectuel qui garde sa distance, un compagnon de route.

Il y a eu une sorte de thermidor dans la vie intellectuelle des années 1980-1990. C’est en train de changer, avec la renaissance des mouvements sociaux. Autour de Copernic ou du conseil scientifique d’Attac, des « intellectuels organiques » associent leur travail intellectuel à des forces sociales en mouvement. Mais le paysage du travail intellectuel lui-même a changé pour des raisons sociologiques. La division du travail s’y est développée, il y a des compétences spécifiques qui s’investissent différemment. Pour revenir à ce que dit Noiriel, j’étais un des rares intellectuels militants reconnu comme tel. À la différence de beaucoup d’autres, qui ont choisi un mode d’intervention plus moléculaire ces dernières années, je suis resté militant d’un parti. C’était devenu une exception, ça l’est déjà un peu moins.

Marx polémiquait contre « l’illusion politique » qui réduisait l’émancipation aux droits démocratiques et civiques. On a eu l’illusion symétrique dans les années 1990 « l’illusion sociale », si vous voulez – avec l’idée que seul le mouvement social apportait le renouveau quand la politique était repoussante ou décevante. On en voit aujourd’hui les limites et il y aura un retour de la question politique qui interpellera les intellectuels dans leurs formes d’engagement. Je ne dis pas qu’on fera la queue pour adhérer aux partis, mais le rapport au politique va encore se modifier.

M. : Encore faut-il que les organisations politiques soient capables de transcrire ces mouvements dans les champs de la lutte politique et de leur donner une représentation. Sinon les intellectuels peuvent rester des participants à des structures non partidaires. Il est plus facile d’être au conseil scientifique d’Attac qu’au PCF ou à la LCR.

D.B. : Dans une situation politique qui offre peu de possibilités, faire une contre-expertise sur la sécurité sociale pour Copernic ou Attac, c’est faire œuvre utile. Le regain d’intérêt pour la question politique ne va pas se traduire mécaniquement par un réinvestissement dans les partis. Il y a des tendances durables. La structuration d’un espace politique à plusieurs acteurs, syndicaux, politiques, associatifs, lieux de réflexion, en est une, à mon avis. Ce qui fait symptôme à mes yeux, c’est le regain d’intérêt pour des questions stratégiques, après des années à stratégie degré zéro, où, même sur le plan philosophique avec Rancière, Badiou ou sous une autre forme, Negri, nous avions surtout des rhétoriques, au demeurant nécessaires, de la résistance.

M. : Une lente impatience garde, sur certains sujets, un silence assourdissant. Sur le féminisme, on comprend, en substance, que les militantes de la Ligue se sont impliquées dans le mouvement féministe mais cela ne semble concerner qu’elles : cela ne remet pas vraiment en cause le « logiciel politique » de l’organisation, non plus que son fonctionnement ou les rapports de force qui y prévalent. En réalité, pour nombre de ces militantes, le conflit de loyauté entre appartenance à la Ligue et engagement féministe a été déchirant – dans certains cas, jusqu’au suicide. Ce n’était pas facile à concilier Il semble que d’un côté, la Ligue soit capable d’adapter son mode d’organisation et sa presse à des réalités nouvelles mais que de l’autre elle conserve à peu près intacte la matrice théorique issue du marxisme dans laquelle est analysée la société sur laquelle on veut agir, avec une certaine difficulté à accorder un statut à la question du genre dans cette matrice.

D.B. : Sur le féminisme, j’assume mes blancs. Le livre se présente comme une autobiographie critique (même si j’ai tenu à scander le récit personnel de chapitres plus généraux), pas comme une histoire de la Ligue. Il a fallu un processus assez lent, en tenant compte de l’expérience américaine, pour parvenir à l’idée d’un mouvement autonome de femmes. À partir du débat autour de deux numéros de Partisans en 1970 et 1971 (auxquels des camarades femmes de la Ligue avaient contribué), il s’est rapidement créé une commission femmes mixte. Au début, le féminisme avait surtout pour enjeux la contraception et l’égalité des droits en termes sociaux, de classe. La Ligue a eu, dès 1971, un service d’ordre mixte, ce qui était inédit. Plus tard, nous avons créé les Cahiers du féminisme. Les débats ont pu être violents, et vécus douloureusement en effet – un numéro de Critique Communiste, paru en 1977, en témoigne. La Ligue a bougé sous l’effet d’un rapport de forces, de l’essor d’un mouvement féministe en tant que tel, et d’une organisation spécifique interne des femmes qui a développé un rapport de force. Je défendais à l’époque une position minoritaire hostile aux groupes femmes internes non mixtes, fondée sur la dimension universaliste de notre héritage. Mais je suis allé défendre la position majoritaire de la Ligue à un congrès mondial où les Américains s’opposaient à la non-mixité sur la base de l’expérience qu’ils en avaient faite.

M. : Le même type de questionnement peut s’appliquer aux questions écologiques ou au débat, bien plus récent, suscité par l’appel des Indigènes.

D.B. : Sur les questions écologiques, nous n’avons peut-être pas été pionniers, mais je ne crois pas que nous ayons été prisonniers d’une vision productiviste. Bien sûr, nous tenions au développement des forces productives et je pense toujours qu’un certain développement des forces productives est la condition de l’abaissement du temps de travail. Mais nous étions déjà actifs dans les premiers grands combats, Malville, Golfech, le Larzac, sans avoir pour autant une conscience écologiste (bien que la réflexion sur ces questions apparaisse assez tôt dans Critique communiste, à l’initiative notamment de Jean-Paul Deléage). Après, nous avons plutôt fait un travail de réflexion théorique sur l’écologie et je considère, quand on lit ce qui se fait, que nous n’avons pas de retard particulier. Même si cela ne suffit pas pour irriguer les pratiques au quotidien, nous avons pris conscience qu’il s’agissait d’une des trois contradictions majeures : les rapports d’exploitation, les rapports société-nature et les rapports collectif-individuel. Si l’on caractérise la crise actuelle comme crise de civilisation (crise généralisée de la mesure réduite à la forme valeur), elle se concrétise de triple façon, dans les formes d’exclusion sociale structurelles, dans le dérèglement de la mesure sociale à l’épreuve de l’écologie et donc du long terme, et dans les défis des biotechnologies et de l’intervention sur le vivant.

M. : Revenons sur l’appel des Indigènes de la République avec, pour toile de fond, le débat sur la laïcité, le voile etc., porteur de véritables clivages. Sont-il circonstanciels et liés à la nécessité de se positionner sur un terrain peu investi ? Faut-il confronter au logiciel politique en place ces fortes contradictions révélées par la loi sur la laïcité et par l’appel des Indigènes ? Vous avez contesté, dans un texte avec Samuel Joshua et Roselyne Vachetta, cette mobilisation sur l’héritage colonial au motif qu’elle isolerait les « indigènes » de ceux qui ne le sont pas.

D.B. : J’ai perçu la loi sur le voile comme une loi de diversion et de discrimination qui, par extension, pèse non seulement sur les élèves mais aussi sur les familles. Je n’ai pas eu beaucoup d’étudiantes voilées, mais quand j’ai discuté avec elles, j’ai constaté le lot « indémêlable » de motivations qu’elles mettent en avant. Il ne s’agit pas de banaliser la part d’oppression religieuse de genre que comporte l’imposition du voile. N’oublions pas qu’en Iran, les manifestations de 1979 contre le voile ont été les dernières avant l’imposition de la dictature du clergé chiite. Mais la lutte contre cette oppression ne relève pas de la loi : les transformations des mœurs ont leur rythme propre. Il n’y a pas de symétrie entre la loi et le voile, mais le mouvement des femmes ne devait ni banaliser, ni a fortiori valoriser le port du voile.

Sur l’appel des Indigènes, ce n’est pas l’idée d’un mouvement autonome qui me gêne, même si j’ai un doute sur le contenu et le sens de cette autonomie et sur les critères de sa délimitation. Je ne crois guère à un même mouvement regroupant les sans-papiers chinois, les étudiants mauritaniens et d’autres. Je crois plutôt qu’on va retrouver des organisations spécifiques, et l’idée de regrouper tout cela dans un même creuset me paraît une construction intellectuelle. Je ne suis pas du tout hostile à la revendication de populations provenant de pays qui ont été colonisés, et qui sont toujours en butte à la discrimination imprégnée de l’héritage colonial. La question est de savoir comment traiter le problème. Analyser cela à travers la grille du portrait du colonisé d’autrefois, comme le font certains textes annexes à l’appel, c’est passer à côté de la situation spécifique de populations immigrées qui portent sur elles ce stigmate colonial, mais sont ici pour y vivre de façon non temporaire et sont confrontées aux contradictions de cette société. La référence au schéma colonial me parait de ce point de vue passer à côté de l’originalité des situations actuelles dans le contexte de la mondialisation libérale.

M. : C’est moins la répétition de ce qui s’est passé dans le cadre colonial que le fait que la France n’a pas décolonisé son imaginaire et qu’indépendamment des structures coloniales périmées, les discriminations affectent non seulement des immigrés mais aussi des deuxième, troisième générations, ce qui ne s’est pas produit pour les autres immigrations non postcoloniales. Il y a deux façons d’expliquer cette singularité. La première, véhiculée par le discours politique dominant, consiste à dire qu’ils subissent ces situations parce qu’ils sont encore imprégnés d’une culture distante peu assimilable. L’autre, que la société française tend à singulariser parce qu’elle est encore imprégnée des modes de pensée forgés dans le cadre colonial. Le piège que comporte pour vous la référence au portrait du colonisé, c’est la société française qui l’a construit.

D.B. : Ce n’est pas une raison pour tomber dedans.

M : Mais c’est la structure dans laquelle on évolue. On ne peut pas l’ignorer.

D.B. : Je ne suis pas convaincu. Je ne reprends pas l’islamophobie à mon compte et je pense que Ramadan est un interlocuteur ; mais c’est un allié tactique sur une série de thèmes dans le mouvement altermondialiste, et un adversaire stratégique du point de vue la sécularisation du monde. Nous n’avons pas la même vision de l’émancipation. Ce serait la même chose avec un Juif qui se considère comme appartenant au peuple élu, ou évidemment avec un chrétien créationniste. Ce n’est pas un problème de diversité culturelle. Certains principes sont devenus des acquis « universalisations ». Je ne suis pas pour envoyer des troupes au Mali pour empêcher l’excision, mais en France, l’interdit de l’excision ce n’est pas négociable au nom de la diversité des goûts et des couleurs. Faisons attention à un climat où le relativisme culturel remet en cause non seulement l’universalisme à sens unique des dominants (ce qui est légitime), mais aussi « l’universalisme égalitaire » qui a toujours été une arme pour les opprimés, d’Olympe de Gouges à Toussaint Louverture.

M. : Les Indigènes ne sont pas dans le relativisme.

D.B. : La question me paraît bien posée dans son livre par Abdellali Hajjatt : il fait une typologie des positionnements ; en distinguant une autonomie de repli et une autonomie d’ouverture. L’autonomie peut être une base de départ vers de nouvelles alliances, de nouvelles convergences, un nouvel horizon d’universalité ; elle peut être au contraire un choix d’autoprotection par enfermement et ghettoïsation volontaires, même si la société porte la première responsabilité des ségrégations multiples. Mais la réponse est-elle appropriée ? Je m’inquiète de déceler dans l’appel une trajectoire inverse de celles de Fanon et de Malcolm X. Fanon dit en substance : « Je ne veux pas être esclave, pas même de l’esclavage, je ne suis pas prisonnier de ma généalogie. » – il développe une conception de la négritude différente de celle de Senghor, inscrite dans un horizon d’universalité. Malcom X est passé d’un vrai communautarisme religieux et racial à une ouverture internationaliste qui lui a d’ailleurs coûté la vie. Tout cela s’explique par le contexte. À cette époque, les voix du tiers-monde, c’étaient Amilcar Cabral, Lumumba, le Che, Giap, et pas le Mollah Omar. Si j’ai réagi au moment de l’appel des Indigènes, c’est par souci de ne pas aborder ces enjeux sous l’angle de ce qui peut diviser. Il est salutaire d’ouvrir un chantier, d’initier un travail de Colonial Studies et d’en faire un véritable champ, à la charnière de l’Université et du militantisme. Mais il y a dans l’action nombre de sujets qui créent des convergences, que ce soient les sans-papiers, la ségrégation urbaine, les causes internationales comme l’Irak ou la Palestine. Les maladresses de l’appel ont eu au contraire pour premiers effets de diviser : les mouvements de femmes pour le 8 mars, la Ligue des droits de l’homme, qui avait pourtant joué sur ces questions un rôle très important, Attac...

M. : Vous admettez l’autonomie à condition qu’on ne sorte pas d’un cadre universaliste. Mais l’universalisme est souvent l’argument opposé aux revendications contre les discriminations.

D.B. : Je suis frappé par la difficulté de la culture française à pratiquer un minimum de pensée dialectique. On connaît les péchés de l’universalisme abstrait et dominateur, occidentalo-centré, masculin etc. Il a été, c’est vrai, le masque d’une logique d’oppression. Mais il faut se demander pourquoi les gens qui ont brandi le drapeau de la revendication raciale dans les années 1960 l’ont fait au nom de l’universalisme.

M. : Mais je n’entends pas de discours anti-universaliste parmi ceux qui critiquent ce qu’est l’universalisme concret d’aujourd’hui. L’universalisme a été plus qu’un masque, il servi de cadre d’organisation à un système oppressif. L’objectif d’universalisme servait à justifier cette oppression. Il a fallu un effort considérable pour mettre en évidence quelque chose qui n’était pas questionné. On peut faire un parallèle avec le mouvement des femmes, qui a eu besoin de bien des mobilisations et des révélations pour faire percevoir ce qui paraissait dans l’ordre du monde : l’inégalité flagrante entre hommes et femmes. Aux États-Unis, l’ordre racial est tellement évident qu’on sait qu’il faut le modifier. En France, on se croit tellement au-dessus de ça qu’on ne le voit pas.

D.B. : Je suis d’accord. L’affirmation de la nécessité d’un mouvement autonome comme celui des femmes non seulement ne me gêne pas, mais fait partie des acquis fondamentaux des dernières décennies. Mais le procès de l’universalisme à sens unique des dominants ne date pas d’aujourd’hui. On avait dans nos bagages le beau livre de C. L. R. James sur les jacobins noirs, ses discussions avec Trotsky sur la question noire aux États-Unis, depuis les années 1930 ; et ensuite Fanon, les discussions de Malcolm X avec les dirigeants du SWP américain. Mon livre sur la Révolution française [3] est l’un des rares (avec ceux d’Yves Bénot ou de Florence Gauthier) à insister sur la question de l’esclavage et à comporter un chapitre sur les échos de la Révolution en Guadeloupe et en Haïti. Le problème est que pendant toute une époque, l’universalisme des dominants a été critiqué au nom de l’universalisme des dominés. Ainsi, s’il ne saurait y avoir d’acceptation positive de l’esclavage au nom d’un relativisme culturel, c’est bien la preuve qu’il existe des valeurs et des principes devenus universels.

M. : Les réfutations de la façon dont fonctionne l’universalisme en France ne s’inscrivent pas nécessairement dans une conception relativiste. En revanche le Blanc français, aussi opposé soit-il à ce système, bénéficie du système d’oppression raciale.

D.B. : On ne peut pas dire au SDF de Saint-Denis qu’il bénéficie du système d’oppression raciale.

M. : Le SDF blanc français de Saint-Denis, dans des circonstances qui peuvent se produire, peut tirer profit des discriminations qui s’exercent contre le Black qui n’est pas forcément SDF.

D.B. : Mais faut-il répondre à cela en théorisant et en « essentialisant » les différences, ou bien en cherchant à les surmonter ?

M. : Il faut d’abord pointer la réalité sociale telle qu’elle est. Le discours du Front national, qui dit aux petits Blancs qu’ils doivent avoir accès à des ressources qui seraient aujourd’hui confisquées pour la protection sociale des immigrés, joue là-dessus.

D.B. : On peut s’organiser de façon autonome contre des discriminations spécifiques, mais il faut dans le même temps chercher à construire une solidarité sur la question sociale. Sinon on s’enfonce forcément dans une mosaïque de concurrence entre victimes d’oppressions. Aujourd’hui on risque en France un conflit inter-éthnique entre Blacks et Juifs, comme aux États-Unis. La comparaison de l’esclavage et de la Shoah crée les ingrédients d’un conflit intercommunautaire qui sera d’autant plus compliqué qu’il ne touche pas les mêmes couches sociales.

M. : Cela nous amène à un thème que nous voulions aussi aborder : le judaïsme, qui n’apparaît qu’en pointillés dans votre propre parcours, mais est tout de même l’objet d’une réflexion.

D.B. : J’ai dû m’interroger sur le nombre disproportionné de militants d’origine juive dans le mouvement ouvrier en général, et trotskiste en particulier. C’est une dimension refoulée au point d’être niée, estime Jean Birnbaum dont l’avant-dernier chapitre du livre est titré ironiquement : « Sois juif, et tais-toi ! ». On est nés là-dedans, et surtout ceux qui sont nés pendant ou juste après la guerre, c’est constitutif de leur formation politique. Le problème c’est que, comme le montre Birnbaum, tous les leaders trotskistes – Barça à Lutte ouvrière, Lambert, Pierre Frank, Mandel – ont plutôt évité la spécificité du génocide pour le dissoudre dans un horizon d’émancipation universelle. C’était compréhensible et, dans une certaine mesure, légitime. On avait voulu les clouer, en tant que victimes, à une filiation, leur réponse était universelle.

Petit à petit les choses ont changé, et nous avec. Le livre d’Enzo Traverso sur mémoire et histoire rappelle comment, dans les années 1970, par le biais de l’instrumentalisation d’Hannah Arendt, le génocide est devenu une sorte d’événement théologique absolu, révélateur de la destinée juive par-delà l’histoire [4]. Cette conception a des effets sur le rapport des institutions communautaires en France. Je ne goûte guère les références à la généalogie, aux origines, aux racines : en bon « deleuzien » (sur ce point du moins), je pense que c’est le devenir qui compte. Nous avons pourtant été amenés (avec Marcel-Francis Kahn, Rony Brauman, Vidal-Naquet et bien d’autres), après beaucoup d’hésitations, à nous exprimer en tant que Juifs. C’était, dans une certaine mesure, nous contredire, mais je ne pouvais accepter que l’on prétende parler en mon nom pour appuyer la répression de l’Intifada, qu’on soutienne le mur ou la colonisation des territoires occupés au nom de mes cousins, cousines, oncles ou tantes gazés. C’est un hold-up de mémoire. La première réaction visible remonte, à ma connaissance, à 1982 : Marcel-Francis Kahn et d’autres ont alors organisé une manifestation des Juifs contre la guerre au Liban. C’était une démarche politique : refuser l’identification de la totalité du peuple juif au sionisme mettait les milieux sionistes en difficulté. Cela s’est avéré efficace : cela a désinhibé beaucoup de gens, et produit un effet de symétrie dans une partie des milieux arabes, et permis de montrer que le conflit n’est ni religieux ni ethnique, mais politique. Dans la correspondance entre Ralph Miliband et Marcel Liebmann au moment de la guerre des Six jours, qui vient d’être publiée , on retrouve exactement les mêmes contradictions et les mêmes problèmes.

M. : Mais pour obtenir ce résultat, il a fallu investir une identité, ce qui est partiellement en contradiction avec votre vision de l’universel.

D.B. : Je vois l’aspect pervers de la question. Je n’ai jamais effacé mes origines juives, mais je n’en avais pas fait un usage politique. En revanche, j’ai toujours dit que je l’assumais comme un judaïsme de négation. Face à un antisémite, je suis Juif. Trotski pensait que la question juive s’éteindrait dans le socialisme. Mais après les tribulations du Birobidjan et devant la montée du nazisme, il a été beaucoup plus lucide en 1937, évoquant alors explicitement la possibilité du génocide, ce que peu de gens – notamment pas les institutions communautaires – ont alors fait, et s’interrogeant sur la place spécifique d’une culture juive, identifiée à la culture yiddish (la culture séfarade lui était inconnue). Marx avait déjà montré que les Juifs se sont perpétués « dans et par l’histoire » et non malgré elle. Le fondamentalisme juif d’aujourd’hui incarné par Milner, Benny Lévy ou Finkielkraut, revient au contraire à dire « Nous avons été déçus par l’histoire et la politique, nous retournons donc au Juif originel et éternel et aux textes fondateurs. » Au lieu de transformer les questions théologiques en questions profanes, ils rebroussent chemin, transformant les questions profanes en questions théologiques, entrant ainsi dans la logique de « confessionnalisation » du conflit israélo-palestinien.

BENSAÏD Daniel, JAMI Irène, SIMON Patrick, WASSERMAN Gilbert

Notes

[1] D. BENSAID, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004.

[2] J. BIRNBAUM, Leur jeunesse est la nôtre : l’espérance révolutionnaire au fil des générations, Paris, Stock, 2005.

[3] D. BENSAID, Moi la Révolution : remembrances d’une bicentenaire indigne, Paris, Gallimard, 1989.

[4] E. TRAVERSO, Le passé, modes d’emploi : histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005.

* Propos recueillis par IRÈNE JAMI, PATRICK SIMON et GILBERT WASSERMAN.

* Republié par Mouvements, le 12 janvier 2010. http://www.mouvements.info/Quand-l-...

* Gilbert Wasserman (†) est le fondateur de la revue Mouvements.

Irène Jami est membre du comité de rédaction de Mouvements

Socio-démographe à l’INED, et membre du Comité de Rédaction de Mouvements.


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