« Nous sommes face au défi d’une reconstruction sociale et politique » (Daniel Bensaid LCR)

lundi 16 avril 2007.
 

Daniel Bensaïd est Professeur de philosophie à l’Université de Paris 8. Il a participé au mouvement de Mai 68 lors de ses études à l’Université de Nanterre et il est, depuis sa fondation en 1969, dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR - section française de la IVe Internationale). Penseur marxiste internationalement reconnu, il est auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont une autobiographie intitulée « Une lente impatience », qui est aussi le récit de toute une génération de militants anticapitalistes. Lors d’un entretien mené début avril 2007, soit à quelques semaines du premier tour des élections présidentielles, nous avons abordé avec lui la situation politique française, mais aussi le sens de son engagement politique, après plus de quarante années passées à agir politiquement et penser à rebrousse­poil de la logique du capital.

Franck Gaudichaud : Il y a peu le philosophe Alain Badiou [2], dans un entretien au journal italien Il Manifesto, revendiquait encore l’idée du communisme comme un « sens commun » à défendre. Pourtant aujourd’hui, suite à la chute du mur de Berlin, face à la marchandisation du monde et à l’expansion du néolibéralisme, certains ont cru voir dans la démocratie libérale un horizon indépassable. Dans ces conditions, comment continuer à revendiquer l’idée du communisme et aussi de la « révolution » ?

Daniel Bensaïd : L’idée de la Révolution finalement, avec ou sans le mot, n’est pas très difficile à défendre aujourd’hui. Ce qui fait peur, en général, c’est l’association de l’idée de Révolution à celle de la violence. En revanche si on entend par « Révolution », la nécessité de changer le monde et, plus précisément, de changer les rapports sociaux, la logique de production et de distribution, cette notion demeure pleinement actuelle. Dans toute la montée du mouvement critique du libéralisme, des privatisations, de la démesure du monde depuis le milieu des années 90, en gros depuis l’insurrection zapatiste et les manifestations de Seattle en 1999, cette idée a reconquis une légitimité. Le doute porte beaucoup plus sur les voies et les moyens. Autrement dit : est­ce qu’il existe des stratégies pour atteindre ce but qui soient valides dans le cadre de la mondialisation ? Une interrogation est donc celle des effets de la mondialisation sur la réorganisation des espaces politiques : car changer le monde, ce n’est pas une idée planante, cela s’inscrit dans des territoires et des rapports de force. Le champ stratégique dominant du XX° siècle a été celui de l’Etat nation et il n’est pas obsolète. La preuve en est avec les rapports de forces qui se constituent à ce niveau au Venezuela ou en Bolivie. Mais ce la vaut aussi en Europe, avec les "Non" français et hollandais au traité constitutionnel européen. Cependant, en même temps, ces espaces nationaux qui ont gardé une pertinence stratégique, sont maintenant étroitement imbriqués dans ce que j’appelle « une échelle mobile des espaces » : régionaux, nationaux, continentaux, voire mondiaux, suivant les thèmes et les questions abordés. L’Etat reste un des noeuds des rapports de force, mais les rapports de pouvoir économique et politique se sont redéployés sur le plan spatial. La difficulté est donc plutôt du côté d’une redéfinition des acteurs et des espaces, c’est­à­dire davantage sur le plan stratégique, que sur l’actualité d’une révolution.

Quant à l’idée du communisme, A. Badiou en a certainement une interprétation particulière, comme toute son analyse politique par ailleurs... J’ai une sympathie pour cette pensée à contre­courant de l’ordre libéral, mais son interprétation est proche d’une sorte de « métaphysique du communisme ». Une métaphysique qui évite largement le problème historique et l’examen critique de l’histoire (par exemple, l’examen critique du maoïsme, de la Chine ou encore de la bureaucratie). Il s’agit chez Badiou davantage d’une succession de séquences, coupées par des événements « surgis du vide », comme le dirait Slavoj Zizek [3], donc plus proche d’une conception miraculeuse de l’événement. C’est ce credo philosophique que Badiou appelle « communisme ». Après tout, le mot a une histoire et encore un sens, même ainsi envisagé. Beaucoup plus en tout cas que bien des platitudes actuelles. Mais cette matrice théorique rend difficile ce que, pour ma part, je considère comme une démarche politique, d’accumulation de forces et d’inscription dans la durée. En guise d’exemple, le courant d’Alain Badiou en arrive à ériger en principe la non participation électorale, dans un style qui frise la coquetterie intellectuelle...

FG : Et, sur cette base, comment définirais­tu ton communisme, en supposant qu’il soit possible de le résumer en quelques phrases ?

DB : Pour répondre, on pourrait puiser dans le répertoire des définitions. Tout d’abord une conception dynamique : le communisme n’est précisément pas une utopie et un état des lieux dont on pourrait faire l’inventaire. Il est plutôt « le mouvement réel qui abolit l’ordre existant », comme le disait Marx. Cette définition est sûrement insuffisante, car trop « élastique », mais elle a le mérite d’être cohérente et elle répondait à la polémique avec les théories utopistes des années 1830/1840. A ce propos, ainsi que j’essaie de le montrer dans un livre que je prépare actuellement, notre époque possède certaines similitudes avec ce contexte de réaction du début du XIX° siècle. Une époque bien décrite dans « Les confessions d’un enfant du siècle » de Musset. Et la critique des socialismes utopiques de la dernière partie du Manifeste communiste est, en ce sens, d’une certaine actualité. Le « socialisme féodal » décrit par Marx, courant qui cherche à retourner au temps pastoral imaginaire de la société médiévale, se retrouve dans certains courants contemporains de l’écologie, notamment de « l’écologie profonde ». De même, le « socialisme vrai » ou « philanthropique » se retrouve au XXI° siècle, accompagné par un sentiment d’impuissance politique, par exemple au travers de la vogue du micro-crédit. Non qu’il faille diaboliser le micro-crédit, mais de là à le présenter comme la réponse enfin trouvée au développement pour le Tiers­monde ou à en faire l’apologie comme le fait Paul Wolfowitz [4]... On pourrait multiplier les exemples. Et il y a aussi les utopies libertaires contemporaines, comme il y avait les utopies proudhoniennes à l’époque. Malgré leur intérêt indéniable, ces idéologies ont comme caractéristique commune qu’elles font l’impasse sur la question politique et sur celle du pouvoir. Il s’agit seulement d’aménager des espaces d’une contre­société affinitaire, évacuant le problème du pouvoir. Et à l’autre pôle, on pourrait parler d’une utopie néo­keynésienne qui, elle, essaie ­et là aussi on peut y trouver un intérêt réel ­de développer des propositions sur le secteur public et le rôle de l’Etat. Mais, là encore, le maillon politique et la question essentielle des leviers pour y arriver sont absents. En France, je pense aux travaux d’auteurs comme Thomas Coutrot ou Yves Sallesse qui s’inscrivent dans ce registre là.

Pour ce qui est de donner une esquisse du communisme et sans chercher à « faire bouillir les marmites de l’avenir », on peut regarder le Commune de Paris. Engels dit : si vous voulez savoir ce qu’est la Dictature du prolétariat, regardez la Commune de Paris. Et qu’est-ce que la Commune ? Le suffrage universel, le pluralisme, la révocabilité des élus, l’appropriation sociale, la suppression de l’armée de métier, et... l’absence de président de la République ! Finalement, quel que soit le problème majeur que l’on désire prendre à bras le corps (l’écologie par exemple), on tombe inévitablement sur les questions de propriété.

FG : Dans tes travaux, notamment dans Marx l’intempestif ou La Discordance des temps, tu revendiques un courant « chaud » du marxisme, un marxisme vivant et dialectique. Pourtant, nombreux sont les intellectuels, y compris parmi les critiques du capitalisme, qui parlent désormais d’une ère « post-marxiste » ou qui réduisent l’apport de Marx à celui d’une « boite à outil » théorique, parmi tant d’autres. On peut citer le sociologue français Philippe Corcuff qui appelle à dépasser une lecture du « marxisme holiste » ou encore insiste sur la nécessité de se débarrasser des lectures « marxistes » de Marx.

DB : Je pense qu’il s’agit de choses sérieuses et qu’il y a parfois un peu de légèreté dans la façon de les traiter de la part de ces intellectuels : Marx cela reste un « gros morceau ». Certes, on peut le dépasser, il n’est pas éternel... Mais, selon moi, le noyau dur de sa théorie critique est d’une terrible actualité, qu’on le prenne sous l’angle de la mondialisation, de la théorie de la valeur, de la crise de la mesure. Et ceci pour une raison de bon sens : ce que Marx a analysé à l’état naissant, à partir du capitalisme européen au XIX° siècle, est devenu la loi de la planète. Et, je ne vois aucun théoricien qui se soit confronté à cette théorie critique pour la dépasser effectivement, que cela soit Castoriadis, certains libéraux ou d’autres. Certains ont aussi essayé de faire du « bricolage » à partir de Marx, mais cela reste du bricolage... Derrière ces tentatives, il y a un débat épistémologique sur le rejet ou la crainte des systèmes et des théories de la totalité. C’est vrai, il y a des totalités ouvertes ou seulement partielles, mais ce n’est pas une raison pour évacuer la pensée des systèmes. Le problème écologique, par exemple, prouve la validité de la théorie des systèmes (des écosystèmes !). Comme l’a dit un jour Régis Debray : « Vous refusez le tout, vous aurez le tas ». Cela résume bien la pensée postmoderne qui consacre une juxtaposition à l’infini de particularités et une incapacité à penser l’universalité. C’est vrai que, dans l’histoire, les universalités abstraites ont pu servir d’alibi à l’oppression coloniale, nationale, de genre, etc... Mais les opprimés ont su donner un contenu concret aux « universalisables » que sont la liberté, l’égalité des droits, la tolérance. Et de Toussaint Louverture à Olympe de Gouge, ils ont su s’en emparer pour leurs luttes émancipatrices. Finalement, la rhétorique postmoderne a fait beaucoup de dégâts. Si on relit ce qu’écrivait Deleuze à propos des « nouveaux philosophes », c’est formidable. Pourtant, ce que l’on fait aujourd’hui de sa pensée - un « deleuzisme » idéologique - mérite mieux que de servir de masque à des rhétoriques postmodernes isomorphes au discours libéral.

FG : Dans l’un de tes textes, tu confirmes l’idée de Foucauld selon laquelle nous sommes passés de l’intellectuel total, engagé, sartrien à la figure de l’intellectuel spécifique, voir même au temps des intellectuels collectifs. Cependant, l’apparition de certains penseurs médiatiques, dominants et post­modernes ou encore le fait que les intellectuels « spécifiques » apparaissant comme de plus en plus enfermés sur eux­mêmes et situés en dehors de la sphère politique, tend à faire regretter la figure des grands intellectuels critiques.

DB : Cette question fait partie de la controverse avec Bourdieu. Bourdieu rejetait, de manière explicite, la formule de l’intellectuel organique, par rejet en fait de la relation perverse entre intellectuel et parti que l’on a pu connaître dans la tradition stalinienne (surtout en France), où l’intellectuel est un faire valoir pétitionnaire du parti. Mais pour Gramsci, l’intellectuel organique n’est pas forcément un intellectuel professionnel. Il est avant tout l’intellectuel que produit une classe sociale dans son développement, comme a pu le faire le mouvement ouvrier au XIX° et XX° siècles, avec d’innombrables intellectuels organiques ouvriers. Aujourd’hui, sous prétexte que s’efface - et on a pas à la regretter - la figure de l’intellectuel total, penseur et conscience du monde, on se retrouve avec une collection de spécialistes, souvent compétents, mais complètement décrochés du projet politique et militant : il n’y a pas coagulation autour d’une force, autour d’un projet commun. Nous sommes alors face au risque d’une technocratie intellectuelle, d’une expertise, voire d’une contre­expertise qui finit par avoir les même défauts que l’oligarchie quelle conteste. Par rapport à ce risque, mon choix personnel a été lié à la figure du « Prince », au sens de Gramsci, c’est­à­dire au Parti politique comme intellectuel collectif, qui partage et socialise différentes sources et formes de savoirs militants. Ce n’est pas populiste que de dire qu’une organisation politique peut permettre de tisser ensemble ces différents savoirs. Pour ma part, j’apprends beaucoup au contact des militants, parce qu’ils ont d’autres approches, qu’ils viennent d’autres horizons, d’autres générations, comme c’est le cas d’Olivier Besancenot [5]. On se nourrit les uns, les autres et surtout on pense et on agit collectivement. Je sais que l’idée de parti est très discréditée : le parti serait la bureaucratie, l’autorité, la hiérarchie, la discipline, etc... Tous ces dangers sont réels, mais la bureaucratisation n’est pas limitée à la forme du parti. Au contraire ! Depuis Max Weber, on sait que c’est une tendance lourde des sociétés contemporaines, qui s’exprime aussi bien dans les syndicats, dans l’administration, dans les ONG et dans divers collectifs. Dans ces conditions, et paradoxalement, la forme de parti est plutôt une protection et une défense démocratique contre le danger bureaucratique. Les bureaucraties informelles, la cooptation des porte­parole, l’illusion de la liberté hors du parti ne sont pas les moins dangereuses. Car une organisation politique, si l’on reste vigilant, permet de se créer un espace de débat démocratique, où les militants se dotent de moyen de discussion qui ne dépendent pas - ou qui ne devraient pas dépendre - des puissances d’argent ou de la pression médiatique. Il s’agit toujours d’une position difficile, car historiquement le rapport intellectuel/parti en a stérilisé plus d’un ! Ainsi, Henri Lefebvre [6] parait s’être libéré lorsqu’il a quitté le Parti communiste, ainsi que le montre son oeuvre foisonnante suite à ce départ. Althusser [7] dans son introduction à « Pour Marx » écrit sa souffrance de ne pas avoir été reconnu par ses pairs et d’avoir été perçu comme un idéologue au service d’une ligne (ce qui n’était pas faux d’ailleurs). Pour ma part, je n’ai pas le sentiment que mon engagement militant ait bridé mes curiosités, mes envies de réflexion et l’expression de mes idées, bien au contraire.

FG : En parlant de ton engagement militant, je propose que nous abordions la situation politique en France. Après 5 ans d’un gouvernement de droite, d’une offensive libérale brutale et avec, en réaction, plusieurs mouvements sociaux importants, certains analystes parlent - au moment de la fin du long règne du Président Chirac - d’une crise du régime de la V° République. A quelques semaines des élections présidentielles, quel panorama fais-tu sur le contexte politique de l’hexagone [8] ?

Incontestablement, il y a bien une crise de régime : l’héritage idéologique et le système institutionnels issu du gaullisme sont en pleine décomposition. Les deux piliers de ce système, c’est­à­dire le gaullisme comme force politique dominante et le Parti communiste (PC) dans ses années de prospérité, sont en crise. Il ne reste plus grand­chose du gaullisme dans le parti majoritaire de la droite, dirigé par Sarkozy [UMP - libéral/néoconservateur]. Et le PC pourrait bien faire le score le plus bas de son histoire, y compris par rapport aux présidentielles de 2002, où il était déjà au plus bas. Nous sommes donc face à un paysage politique transformé. Les raisons de cette transformation sont évidemment à chercher d’abord dans les rapports sociaux. Certains pans de la société se sont réduits, voire écroulés, notamment ceux qui alimentaient la base sociale du PC. Il faut rappeler que l’électorat communiste représentait en France jusqu’à 25% des votes exprimés (en 1969). Même dans les couches moyennes, il semble que le PS et la social­démocratie perde une partie de ses appuis électoraux, dont les enseignants. Au travers des privatisations et de la contre­réforme libérale, toutes les valeurs du service public, de la fonction d’Etat, qui ont été un des ciments de ses appuis, sont remis en cause. Cette évolution est également décelable au sein des élites socialistes, dont les liens sont désormais beaucoup plus étroits avec le monde de l’entreprise et les conseils d’administration des grands groupes capitalistes. Ce contexte régressif crée un phénomène de désaffiliation sociale, d’atomisation, alimenté par les politiques de flexibilisation du travail, d’individualisation des salaires, de destructions des solidarités et des sécurités sociales au profit des intérêts privés. Sur le plan électoral, cela entraîne un phénomène que les politologues nomment la « dissonance » : c’est­à­dire un écart grandissant entre les partis et les électorats ; tout comme un lien de plus en plus aléatoire entre les deux. Et enfin, la privatisation non seulement des services publics mais aussi de la violence, la substitution du contrat à la loi, etc., tout cela abouti à vider l’espace public de ses enjeux politiques.

Parmi les aspects pervers de l’édifice institutionnel de la V° République, bien qu’il ne soit pas le plus important, on pourrait citer le système hallucinant des parrainages des candidats à l’élection présidentielle, largement commenté dernièrement dans la presse [9]. Globalement, ces institutions représentent le type même de l’héritage bonapartiste. Marx désignait la France comme fondatrice de ce type de fonctionnement politique, que l’on retrouve de Napoléon Premier à De Gaulle, en passant par Mac Mahon ou Clemenceau [10]. D’ailleurs, si Sarkozy gagne, on risque d’avoir pour 5 ans « Napoléon le tout petit » ! Dans ces conditions le « doublebind » est très contraignant pour le parti qui va gagner les élections. Soit il ne touche pas à la structure institutionnelle et poursuit l’idée d’instaurer un régime présidentiel classique marqué par le bipartisme. Ce choix implique d’exclure davantage ceux qui ne se sentent déjà pas représentés par le système actuel, puisqu’il exclut de fait près de la moitié de l’électorat de toute représentation. L’autre choix possible serait celui d’une réforme du mode de scrutin, limité à l’introduction de la proportionnelle. Dans ce cas, on ouvre la « centrifugeuse » à l’italienne, où les partis dominants s’essaient à des compromis superstructurels qui aboutissent, par exemple, au fait que Prodi ait plus de 100 ministres dans son gouvernement. Bien sûr, nous sommes favorables à une proportionnelle intégrale, par régions et avec calcul national des restes, pour représenter au plus près la réalité électorale. Mais une réforme institutionnelle véritable devrait, pour être cohérente, supprimer la présidence de la République, le Sénat, accorder le droit de vote aux résidents étrangers, supprimer la tutelle des préfets sur les Communes, reconnaître le droit à l’autodétermination des départements et territoires d’outre­mer, bref engager un véritable processus constituant !

En France, le fait que les grands partis n’aient pas réussi à imposer un bipartisme qui serait le complément logique de l’évolution vers un présidentialisme fort, est le reflet d’un rapport de force indécis et fluctuant entre les classes. Nous avons un panorama où les mouvements sociaux perdent, certes, mais où ils résistent, ce qui a des effets politiques. Toutes ses résistances d’ailleurs divisent la bourgeoisie sur les manières d’y répondre. Le fait que le leader du centre­droit, François Bayrou [UDF - chrétien­démocrate], ne se rallie pas à une grande coalition de Républicains conservateurs, à l’américaine, rappelle que les contradictions de la société travaillent également le champ politique.

FG : A propos des contradictions du champs politique, il existe également celles de la gauche radicale. Au cours des derniers mois, il y a eu en France de nombreux débats sur la possibilité, ou non, de présenter des candidature « unitaires » aux présidentielles, en rassemblant des militants issus du PC, de la LCR, mais aussi des syndicalistes, associatifs, écologistes, etc... Dans un article, tu écris que le militantisme est une « école de la modestie ». Pourtant aujourd’hui, certains militants reprochent à la LCR de ne pas l’avoir été suffisamment et d’avoir défendu avant tout son appareil au moment de la discussion sur une possible « unité antilibérale ». Que leur réponds­tu ?

DB : Sans vouloir être polémique, je ne pense pas que l’immodestie soit particulièrement de notre côté dans ces débats là. Je tendrais même à penser exactement le contraire. Que s’est­il passé ? Nous sommes sortis d’une victoire. Une des rares victoires politiques de la dernière décennie : le rejet du traité constitutionnel européen au referendum de 2005. Et cela avec comme élément essentiel, le fait que le non majoritaire était de gauche, avec un caractère social marqué, un « non » issu des milieux populaires, sans xénophobie, en solidarité avec les immigrés. Cet événement a créé un espoir et en même temps une illusion, tous deux compréhensibles et articulés autour de l’idée que l’on pouvait désormais prolonger ce « non » sur le terrain politique et électoral. Cette idée a été de plus piégée par la logique présidentialiste du gouvernement socialiste précèdent, qui a inversé le calendrier électoral afin que les élections présidentielles soient les premières dans l’ordre chronologique et qu’elle distribue les cartes pour les élections suivantes [les législatives, puis les municipales en 2008]. Dans ce cadre électoral assez défavorable, il y a eu l’espérance - et l’illusion - que la présidentielle serait le prolongement naturel du « non » au referendum. Se mettre d’accord pour rejeter un traité libéral est une chose ; proposer un projet pour le pays, et donc un projet gouvernemental, en est une autre ! Le problème lors des débats autour d’une candidature commune antilibérale ne portait pas principalement sur la plateforme politique, car s’il y avait des points importants de désaccords, ils auraient sûrement pu être surmontés, voire abordés plus tard. Mais ce que nous voulions surtout, c’est d’un débat politique clair sur la question des alliances, c’est­à­dire sur la nécessaire indépendance quant à la future majorité parlementaire et gouvernementale qui sortirait des urnes. Ce problème est central et il fait partie de la campagne électorale. Si on se refuse à régler cette question immédiatement, on créée des illusions et des déceptions à venir. Pour notre part, nous étions prêts à faire campagne autour d’un candidat unitaire qui ne serait pas issu de la LCR, bien que je pense qu’Olivier Besancenot [porte-­parole de la LCR] avait montré dans la campagne référendaire qu’il était probablement le meilleur porte-­parole. C’est d’ailleurs ce que semble confirmer la campagne actuelle et pour plusieurs raisons : sa clarté dans le discours, son expérience de militantisme social, son non-professionnalisme politique et, enfin, par un effet de génération. Malgré tout, la LCR était prête à sacrifier ces atouts au profit d’une dynamique unitaire. Mais nous exigions en contrepartie que nous n’allions pas faire une campagne pour une ou un candidat qui négocierait, le lendemain, un strapontin dans un gouvernement sous hégémonie du Parti socialiste. Un PS unifié autour de sa majorité qui avait appelé à voter « oui » au referendum européen ! D’autant plus que la question du traité constitutionnel européen n’est pas dernière nous : elle est pour 2008, de nouveau. Nous voulions une réponse politique claire, ce qui n’était tout de même pas exorbitant et nous ne l’avons pas eu. Un accord politique sur ce thème avec les divers courants politiques qui participaient à cette discussion, et notamment avec le PC, était indispensable, ce qui n’exclu pas les individus qui sont entrés dans la bataille du « non » sans avoir d’affiliation politique. Il fallait aussi respecter l’école de la démocratie qu’aurait dû représenter ces discussions. Hors, la façon dont a été géré ce mouvement par les animateurs des Collectifs unitaires est une anti­école de Démocratie. La Démocratie, c’est savoir faire des choses ensemble, cela veut dire que ce que l’on décide nous engage de manière collective. Cela veut dire également fixer des critères de vote stricts. Pourtant de tels critères n’ont pas été mis en place, au nom d’un « double consensus » improbable, et c’est ce qui a permis au PC de créer de multiples collectifs de dernière minute et sans aucun contrôle. Certains ont crié au hold­up des communistes sur les collectifs unitaires. Pour ma part, je crois que c’est difficile de leur reprocher de telles pratiques, alors qu’aucun critère commun ne les empêchait. Le PC a encore 60.000 adhérents et on ne peut pas lui interdire de faire intervenir ses militants au sein des collectifs ! Donc, le problème à régler avec le PC était bien une question po­li­ti­que. Au contraire, les responsables nationaux des collectifs ont contribué à enterrer le débat politique et surtout la question de l’alliance avec le PS, pour centrer les débats sur des questions de personne : à savoir qui allait être le candidat. Quant à la candidature de José Bové, leader syndical paysan, elle est confuse, sans être unitaire. José Bové a d’abord retiré sa candidature au moment des discussions au sein des collectifs unitaires, pour la relancer après l’échec des collectifs, suite à un « plébiscite » électronique via Internet. Je pense que tout cela participe de la même dérive que l’évolution du PS, où Ségolène Royal a été désignée par l’opinion publique et non au terme des débats militants internes au parti. Le fait que le PS ait mis en place les fameux « adhérents à 20 euros », donnant la possibilité à n’importe qui de désigner la candidate du PS, représente une dégradation du débat démocratique au sein du PS. Donc, je réaffirme la formule selon laquelle militer dans un parti, qui a ses règles et ses statuts, c’est effectivement une école de responsabilité et de modestie. De modestie, car c’est une aventure collective et que l’on ne peut penser seul. De responsabilité, car nous avons des comptes à rendre aux militants. Ce n’est pas le cas de tout le monde...

FG : Envisageons l’après présidentielle : il y a en France une gauche radicale et anticapitaliste relativement importante (en tout cas en comparaison avec d’autres pays d’Europe) ; et aussi un niveau de conflictualité sociale réel. Marx disait que la France est le pays de la politique, l’Allemagne de la philosophie et l’Angleterre de l’économie : est­ce vraiment le cas et comment penser l’après­élection en France, de ton point de vue ?

DB : Tout d’abord, cela dépendra largement du résultat électoral. D’autant plus que pour ces élections, on sort un peu de la « routine ». Je vois comme peu probable une présence de François Bayrou au deuxième tour ; et s’il y était cela représenterait un séisme politique, avec le ralliement d’un partie du PS à une sorte de Parti démocrate de centre gauche, une sorte de « prodisme » à la française ; et de forts reclassements à droite. A gauche, si le PS perd les élections, il y aura assurément à l’intérieur de ce parti des règlements de compte très violents : les différents courants qui s’étaient divisés sur le referendum européen s’y préparent déjà ! D’autre part, si le PC est battu pour la deuxième fois par des candidats de la gauche radicale, alors que ce parti s’était plutôt redressé à l’occasion de la campagne européenne, cela confirmerait que le PC se trouve bel et bien dans une impasse historique, et qu’il n’est plus capable de remonter la pente. Il y a une vie après le deuxième tour des élections présidentielles et après les législatives qui suivent. Et tout le monde va être obligé de réfléchir. Cependant, pour aborder sereinement cette nouvelle séquence, plus nous aurons accumulé de force, plus nous serons préparés, plus nous serons capables d’affronter cette nouvelle reconstruction politique qui nous attend. Car nous ne nous sommes qu’au début de cette nouvelle étape et il faut prendre la mesure des défaites et des dégâts des 25 dernières années. Quant à « la France, pays politique », il s’agit bien entendu d’une commode simplification, mais il existe néanmoins une singularité française (plutôt qu’une « exception française »). Cette singularité reste relative. Par exemple, on retrouve aussi une gauche radicale forte dans plusieurs pays européens, tels que le Bloc de gauche au Portugal, le PS hollandais (qui n’est pas un parti social­démocrate), le PS écossais, Refondation communiste en Italie (jusqu’à il y a peu tout du moins), « Respect » en Angleterre, etc... C’est vrai qu’il s’agit de phénomènes de radicalisation extrêmement instables. Le cas de Refondation communiste (RC ­Italie) est parlant à ce sujet. Cette organisation était beaucoup plus radicale que le PC français au moment des grands Forums sociaux européens et elle a été l’un des piliers du mouvement altermondialiste. Pourtant, en seulement trois ans et dans un pays qui a connu le plus fort mouvement anti­guerre européen contre l’invasion de l’Irak, RC s’est inscrite dans une coalition gouvernementale où la solidarité institutionnelle fait que ses élus votent comme un seul homme (à une ou deux exceptions près) l’envoi de troupes en Afghanistan, le budget d’austérité, la suite des privatisations et, probablement, la nouvelle mouture du traité constitutionnel européen, dont Prodi est l’un des pères... Cet exemple révèle la fragilité de ces mouvements de déplacement politique vers la gauche. Il s’agit d’un phénomène très fluide, du fait notamment du décalage qu’il subsiste entre une remontée des luttes sociales, une réactivation des résistances et l’absence de victoires politiques. D’où la facilité avec laquelle une partie des militants qui ont lutté, zappe leur engagement social au profit d’une illusoire politique du « moindre mal ». Cela a été le cas du « tout sauf Berlusconi » en Italie, dont on peut parfaitement comprendre le réflexe. En France, c’est un scénario qui donne « tout sauf Sarkozy ». Certains électeurs, portés par cette logique, hésitent à voter au premier tour entre O. Besancenot en suivant leur conviction et... François Bayrou, selon un calcul qui leur fait envisager Bayrou comme le candidat le mieux placé pour contrer Sarkozy ! Il existe ainsi une hésitation entre un vote, dés le premier tour, pour Royal ou Bayrou, décrété « utile » ou du « moindre mal » et un vote de conviction politique. Dans ces conditions, l’espace de radicalité à gauche reste extrêmement instable et traversé lui-même de projets politiques assez divers. Ainsi, on ne sait toujours pas si le PC sera prêt à aller une nouvelle fois dans un gouvernement de la gauche plurielle sous hégémonie du PS (ou le soutenir), et il y a certaines possibilités pour qu’il réitère cette option si Mme Royal gagne. En tout cas l’hypothèse est ouverte et le PC n’y a toujours pas répondu...

FG : Cela fait plus de 40 ans que tu milites au sein de la gauche révolutionnaire. Dans un ouvrage autobiographique, tu décris ton parcours militant et tu parles de cette « lente impatience »... Est­ce que, rationnellement, tu penses qu’il a une possibilité réelle, à moyen terme, pour une grande force politique anticapitaliste dans l’Europe d’aujourd’hui ?

DB : Si nous n’essayons pas, personne ne saura si c’était possible ou pas ! Le possible ne devient pas toujours réel, mais il est une part de la réalité et, historiquement, il y a toujours des possibilités vaincues... Par rapport à cette « longue marche », où effectivement, dans les années 60­70, nous étions des jeunes gens pressés, nous avons appris que « l’avenir dure longtemps » [11] et donc à être patients. En même temps, nous sommes face à une situation d’urgence comme le montre l’état de la planète : le contexte actuel est beaucoup plus préoccupant qu’il ne l’était dans les années 70 ou durant les 30 glorieuses. Nous étions alors des « révolutionnaires heureux » pour paraphraser Roland Barthes lorsqu’il parle de Voltaire comme d’un « écrivain heureux ». Nous étions des révolutionnaires anticolonialistes et il s’agissait de luttes importantes, qui n’étaient en aucun cas « un dîner de gala » (comme le disait Mao). En revanche, nous baignions dans l’idée que le communisme était au bout de la prospérité et de la croissance. Désormais, face à l’urgence écologique et face à l’urgence sociale, les raisons de se révolter et de résister son beaucoup plus fortes et plus pressantes.

FG : Certes, mais si pour votre génération il pouvait sembler que « l’histoire vous mordait la nuque », ce grand récit apparaît aujourd’hui comme un peu édenté, non ?

DB : Effectivement, l’histoire a dû laisser quelques chicots en route ! Nous sommes des vaincus, mais il y a des défaites dont on apprend beaucoup. On a perdu de nombreuses batailles politiques, de différentes natures, notamment en 68 et après. Mais il y a eu surtout une défaite majeure à l’échelle planétaire, c’est la chute du mur de Berlin, même si on ne peut ­en aucun cas­ regretter la fin du régime bureaucratique soviétique. Cette défaite, c’est la réintroduction brutale sur le marché mondial, d’un tiers de la force de travail planétaire et donc de dizaines de millions de travailleurs. C’est bien évidemment une défaite, puisque cela signifie (pour plusieurs décennies) une pression considérable à la baisse sur les conditions de résistances du travail. Nous sommes face au défi d’une reconstruction sociale faite de petites résistances et de victoires partielles. C’est aussi un défi politique, où il nous faut redéfinir un horizon stratégique qui s’est effondré. Il nous faut même repenser les catégories, car toutes les révolutions du XIX° et XX° siècle se sont inscrites dans un paradigme, dans même dispositif de catégories politiques, qui est né au XVII° siècle : citoyenneté, oui, mais sociale ; guerre, mais populaire ; Paris Commune contre Versailles ; etc... Les termes du débat réforme ou révolution entre Lénine, Rosa Luxembourg, Kautsky et d’autres, ne sont pas inintéressants aujourd’hui, mais il ne suffisent pas. Cette reconstruction théorique nécessaire doit affronter le bouillon idéologique de la pensée postmoderne, qui nous raconte la « société en miettes » ou « liquide », et qui entretient la confusion entre épanouissement des individualités et repli individualiste. Car les pensées critiques de l’ordre établi ont subi, elles aussi, 25 ans de défaites face aux contre-réformes libérales. Cependant, depuis le début des années 90, il y a un début de ressaisissement : 1994 avec l’insurrection zapatiste au Mexique, 1995 avec les grandes grèves en France puis 1999 Seattle et les Forums sociaux. En 12 ans, le paysage s’est recoloré assez vite, mais on est encore loin du compte. Personnellement, je ne pensais pas qu’il y aurait des repousses aussi rapides, après l’ampleur du choc de l’offensive néolibérale. On « recommence par le milieu », comme le répétait Deleuze. Et ce n’est encore qu’un début...

1. Docteur en Science Politique, membre du collectif d’information alternative Rebelión (www.rebelion.org) et du comité de rédaction de la revue Dissidences (www.dissidences.net).

2. Alain Badiou est un philosophe, écrivain et dramaturge français contemporain. Professeur de Philosophie à l’Université Paris VIII et au Collège international de philosophie. Très influencé par Louis Althusser, il a également été militant maoïste. Il dirige toujours une petite organisation politique post-maoïste, « L’Organisation politique », active dans le soutien aux luttes des immigrés sans papiers.

3. Philosophe et essayiste slovène contemporain, proche du mouvement altermondialiste. Ecrivain iconoclaste, il applique la psychanalyse aux problèmes de la société contemporaine et critique les dérives du capitalisme. Il est notamment l’auteur de Plaidoyer en faveur de l’intolérance(2004).

4. Homme politique étatsunien, Secrétaire d’État adjoint à la Défense entre 2001 et 2005 dans le gouvernement de George W. Bush et président de la Banque Mondiale depuis le 1er juin 2005.

5. Olivier Besancenot est porte­parole de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) et candidat aux élections Présidentielles de cette organisation. Il s’agit de la seconde candidature de ce jeune postier de 33 ans, qui avait déjà porté les couleurs de la LCR en 2002 et recueilli 4,3% des suffrages (soit environ 1,3 million de voix). Voir http://besancenot2007.org.

6. Henri Lefebvre (né en 1901 et mort en 1991) est un intellectuel marxiste français des plus prolifique. Résistant durant la seconde guerre mondiale, en 1962, il devient professeur de sociologie à l’Université. Sa pensée a influencé non seulement le développement de la philosophie, mais aussi celui de la sociologie, de la géographie, des sciences politiques et de la critique littéraire.

7. Louis Althusser (né en Algérie, en 1918 et mort en 1990) est un philosophe marxiste français. Il est considéré comme un acteur majeur du courant structuraliste des années 60 avec Claude Lévi­Strauss, Jacques Lacan, Michel Foucault. Selon lui, il faut revenir à une lecture scientifique et déterministe de la théorie marxiste, ce qu’il explique dans son livre PourMarx(1965).

8. Nom donné à la France du fait de la forme hexagonale de son territoire national.

9. En France, pour pouvoir être candidat à la présidentielle, il faut être « parrainé » par 500 élus locaux, qui donnent une autorisation administrative au candidat pour qu’il se présente. Cette loi permet aux grands partis institutionnels de faire pression sur les maires, et autres élus locaux, pour qu’ils ne parrainent pas des candidats issus de partis contestataires de l’ordre établi, et plus particulièrement issus de la gauche anticapitaliste.

10. Patrice de Mac­Mahon : maréchal du Second Empire et président de la Troisième République française de 1873 à 1879 ; Clemenceau : homme politique français et journaliste (1841­1929), il fut surnommé le « premier flic de France » pour ses méthodes répressives comme Président du Conseil.

11. L’Avenir dure longtemps est le titre d’un ouvrage autobiographique du philosophe marxiste Louis Althusser (Paris, Stock, 1992).

(11 avril 2007)


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